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La gouvernance de l'ingérable: Quelle politique de santé publique en milieu carcéral ?


par Eric Farges
Université Lumière Lyon 2 -   2003
  

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2.2.b Les métaphores du Sida en milieu carcéral

Chaque individu dispose de notions relatives à la santé et à la maladie indépendamment des conceptions véhiculées par le savoir médical. Celles-ci sont liées en partie aux croyances avec lesquelles chaque société interprète le rapport entre le normal et le pathologique et qui constitue une réalité sociale collectivement partagée781(*). Ces conceptions sont également liées à des notions et à des symboles intériorisés par les individus du fait de leurs appartenances sociales et culturelles. La « maladie comme métaphore »782(*) est ainsi remplie de représentations qui s'imposent aux personnes saines et malades et qui conditionnent leurs comportements783(*). Le Sida a ravivé certaines peurs, aussi bien au niveau individuel que collectif, pour plusieurs raisons. L'incertitude scientifique sur l'origine de la maladie, résolue en 1983 avec la définition du VIH, mais surtout l'incertitude thérapeutique ont contribué à faire du Sida un problème « mal structuré ». Cette maladie est d'autant plus difficile à analyser suivant les schèmes de compréhension classiques qui existaient alors, qu'elle brouillait la frontière entre le sain et le malsain784(*). Le Sida, enfin, était perçu comme un mal d'autant plus avilissant en raison de sa forte corrélation à des conduites difficilement acceptables au niveau social tels que des pratiques sexuelles dévalorisées (rapports homosexuels ou non liés à la sphère conjugale) ou des comportements illégaux comme la consommation de drogue par voie intraveineuse785(*). Le Sida est une maladie aux multiples représentations qui ont fortement contribué à constituer une identité du malade en tant que personne stigmatisée786(*). Celle-ci est d'autant plus problématique en prison où l'image du détenu coupable et celle du malade détenu se mêlent pour en faire un malade coupable787(*), figure ambiguë, dangereux à double titre et dotée d'une « identité indicible »788(*). Les peurs ont ainsi pris une très forte ampleur en milieu carcéral dès le début de l'épidémie provoquant des réactions d'angoisse ou de panique chez les personnels comme chez les détenus : certains détenus ne voulaient plus cohabiter avec les séropositifs, les membres du personnel de surveillance refusaient d'assurer leur service789(*). Le climat de la détention était dominé par un sentiment de panique comme le souligne une psychologue qui travaillait alors à l'Antenne toxicomanie :

« Ils étaient paniqués à l'époque [...] Il n'y a pas un jour où un surveillant ne me coinçait pas et moi je leur disais "Je ne suis pas médecin". Il fallait les rassurer. Et c'est là qu'on s'est aperçu, qu'il fallait faire de l'information. »790(*)

L'épidémie de Sida s'est accompagnée dans les prisons françaises, comme c'est le cas pour les maisons d'arrêt de Lyon, de phénomènes de discrimination sporadiques, de peurs du personnel de surveillance et de tentatives de mettre fin au secret médical conçu comme une protection du détenu menaçant791(*). L'ampleur des peurs rattachées au Sida contraste fortement avec les risques réels encourus par les personnels. C'est ce que constate un médecin qui animait une formation de prévention en milieu carcéral au début des années quatre-vingt-dix : « Bien sûr, il s'agit d'un milieu à risque car il y a de la drogue. Mais les risques ne sont pas beaucoup plus élevés qu'a l'extérieur. Ce qui est important surtout ce sont les peurs, comme à l'extérieur d'ailleurs »792(*). Les risques réels présents en milieu carcéral, difficiles à évaluer, demeurent faibles selon plusieurs soignants qui rappellent qu'aucune contamination de surveillant n'a jamais été relevée : « J'ai vraiment l'impression que toutes les peurs sont focalisées là-dessus [...] A mon sens, ça ne se justifie pas [...] Il y a une focalisation sur un problème qui canalise un peu toutes les peurs et toutes les angoisses »793(*). Les craintes liées au Sida traduisent peut-être davantage une cristallisation des angoisses rattachées au milieu carcéral que l'existence d'une menace réelle. Aldona Simonpietri remarque d'ailleurs qu'aujourd'hui, alors qu'on assiste à une dédramatisation voire une relative banalisation du Sida en prison, de nouvelles peurs surgissent notamment pour la tuberculose794(*). Ces peurs sont, de façon plus générale, rélévatrices du sentiment de contagion (des maladies, de la violence, de la déviance) qui sépare les personnels pénitentiaires des détenus795(*). Le Sida constituerait alors un révélateur du fonctionnement institutionnel et professionnel propre au milieu carcéral.

L'épidémie de Sida a considérablement affecté les politiques de santé en milieu carcéral. Elle a tout d'abord soulevé la nécessité d'établir en prison un programme de dépistage et de prise en charge similaire à celui qui existait dans le reste de la société. Les contraintes de l'institution pénitentiaire ont cependant révélé les difficultés, voire l'impossibilité, à garantir des prestations identiques. La politique de santé publique qui a permis de mettre fin à l'épidémie de Sida s'avère difficilement conciliable en prison. L'épidémie a également souligné la place du malade en prison par le biais de l'incompatibilité entre état de santé et détention, permettant à de nouvelles associations d'investir le champ de la santé en milieu carcéral qui semblait auparavant peu mobilisateur. Ainsi, bien que l'épidémie de Sida ait permis de reconnaître au détenu un statut de malade à part entière, elle a souligné les contradictions entre le soin et la détention..

La mise en oeuvre de loi du 18 janvier 1994 a été à l'origine de nombreuses contradictions. L'affirmation du statut de personnel soignant autonome a renforcé, tout d'abord, les oppositions entre le soin et la détention, en accentuant le cloisonnement entre les services sanitaires et pénitentiaires, d'une part, et en renforçant le rapport conflictuel qui oppose les surveillants aux soignants, d'autre part. Ces effets pervers de la réforme peuvent bien sûr avoir des répercussions néfastes sur la prise en charge des détenus. Des contradictions similaires sont apparues en ce qui concerne la nouvelle éthique soignante, rendue possible par la réforme de la médecine pénitentiaire. En effet, bien que celle-ci se soit sensiblement rapprochée des règles déontologiques classiques, mettant ainsi fin à l'exception carcérale, le recours à des pratiques professionnelles identiques à celles qui ont lieu en milieu libre est apparu inadéquat en certaines circonstances. L'institution pénitentiaire est, en effet, une institution totale dotée d'un fonctionnement propre au sein de laquelle la démarche thérapeutique ordinaire semble perdre une partie de son sens, comme c'est le cas du secret médical en certaines occasions. Une prise en charge sanitaire des détenus identique à celle de n'importe quel autre patient semble, de même, parfois inconciliable avec les exigences du milieu carcéral, tel qu'en témoignent la continuité des soins ou les hospitalisations. Les contradictions entre les logiques soignantes et pénitentiaires sont d'autant plus manifeste à travers la mise en oeuvre de la politique de prise en charge du Sida en prison, développée selon les mêmes principes qui ont été appliqués dans le reste de la société. Ceux-ci s'avèrent toutefois incompatibles, dans certains cas, avec les règles de fonctionnement du milieu carcéral. La mise en oeuvre d'une politique de santé publique, tel que l'avait prévu la loi du 18 janvier 1994, est traversée par de nombreuses contradictions. Celles-ci viennent, en partie, d'un constat simple qui a peut-être été insuffisamment pris en compte durant la réforme : bien que le transfert accorde aux soignants une autonomie statutaire au sein de l'institution carcérale, ceux-ci ne disposent pas pour autant d'une autonomie fonctionnelle. La prise en charge des détenus demeure un acte global, co-produit par l'ensemble des professionnels, sanitaires et pénitentiaires. L'interdépendance fonctionnelle est une caractéristique intrinsèque de l'organisation pénitentiaire que ne peut pas esquiver le personnel sanitaire. Le repli de chaque personnel sur ses prérogatives propres est à l'origine d'un cloisonnement, fortement préjudiciable à la prise en charge des détenus.

L'ouverture de la prison à de nouveaux intervenants a cependant eu une incidence globale très positive. Elle a, en premier lieu, marqué un changement d'échelle dans l'organisation sanitaire qui est passée du statut de médecine humanitaire à celui d'une prise en charge hospitalière. Mais outre l'amélioration des prestations soignantes, c'est la conception du soin qui est peut-être en train d'évoluer. Longtemps réduit à un acte d'urgence, le soin s'apparenterait désormais à une prise en charge globale, ouvrant ainsi de nouvelles perspectives thérapeutiques, notamment en termes de prévention.

Partie 3. L'émergence d'une politique de prévention en milieu carcéral

* 781 Herzlich C., Santé et maladie, analyse d'une représentation sociale, Paris, Editions de l'EHESS, 1992.

* 782 Susan Sontag utilise cette expression pour décrire ce phénomène au sujet du cancer. Sontag S., La maladie comme métaphore, Paris, Seuil, 1979.

* 783 « Les représentations sont des images, des sentiments ou des modèles explicatifs qui orientent les attitudes les comportements [...] Elles vont influer sur les relations interpersonnelles, les pratiques professionnelles et les fonctionnements organisationnels et institutionnels ». Simonpietri Aldona, « Identité professionnelle, identité de sexe et Sida. Le cas des surveillants de prison », art.cit., pp.52-54.

* 784 La distinction entre l'infection par le VIH et la maladie-Sida a été, comme le souligne Michel Setbon, la source de nombreuses ambiguïtés : « Le fossé qui sépare la définition classique de la maladie Sida du statut de séropositif (personnes infectées par le virus mais sans signes cliniques) rend en effet inadaptées les normes permettant de distinguer le pathologique du normal. [...] Comment concilier un statut objectivement "normal" [...] avec le fait d'être, dans certaines conditions, la source potentielle de contamination ? ». Setbon, Michel., Pouvoirs contre Sida, op.cit., p.19.

* 785 D'Andrea, Pini, Il caso AIDS, 1996, p.177, in Faccioli Franca, «La comunicazione difficile : l'AIDS tra informazione, allarme e solidarietà», in Faccioli Franca, Giordano Valeria, Claudio Sarzotti, L'Aids nel Carcere e nella società, op.cit., p.101.

* 786 Goffman est l'un des premiers à avoir décrit le phénomène de la stigmatisation qui traduit le fait qu'un individu porteur de traits discrédités ou discréditables accepte les valeurs sociales dominantes et ressente en conséquence de la honte. Goffman E., Stigmate. Les usages sociaux des handicaps, Ed. de Minuit, 175 (1er édition 1963).

* 787 Aldona Simonpietri, « Identité professionnelle, identité de sexe et Sida. Le cas des surveillants de prison », art.cit., pp.52-54.

* 788 Michel Pollak se réfère à cette expression au sujet des personnes homosexuelles contaminées. Cf. Pollak M., Schiltz M.A., «Identité sociale et gestion d'un risqué de santé: les homosexuels face au Sida », Actes de la recherche en sciences sociales, 1987, n°68, pp.77-102.

* 789 « Sida-psychose à la prison de Gradignan » ; Libération, 22 Août 1985 ; « Mutinerie anti-Sida dans une prison belge », Le Monde, 3 mai 1987 ; « Le Sida sème la panique dans les prisons espagnoles », Le Matin de Paris, 23 avril 1987.

* 790 Entretien n°6, Mme Vacquier, psychologue dans l'unité d'hospitalisation pour détenus de l'hôpital Lyon Sud.

* 791 Une psychologue rappelle ainsi certaines réactions du personnel de surveillance qui assimilent le secret médical à un facteur de danger : « J'ai entendu des revendications à être au courant, ils veulent absolument être informés de qui a le Sida, qui a l'hépatite et même pour la tuberculose. Qui peut leur communiquer les maladies [...] J'entends dire "On ne sait même pas de qui il faut se protéger?" [...] Ça génère parfois du rejet, le plus souvent de l'angoisse, plus souvent de l'agressivité contre le milieu médical ou l'administration qui ne veut pas dire». Entretien n°14, Chantal Escoffié, psychologue auprès du personnel pénitentiaire des prisons de Lyon. Aldona Simon Pietri remarque que la discrétion sur le statut sérologique des détenus est perçue par les surveillants comme un refus de communiquer une information vitale et comme la manifestation d'une malveillance du corps médical : « Le Sida vient brouiller l'image du médecin qui jusqu'alors garant de la vie, fait figure de dispensateur de mort ; il est taxé du refus de partager son savoir sur la maladie, savoir secret supposé salvateur ». Aldona Simonpietri, « Identité professionnelle, identité de sexe et Sida. Le cas des surveillants de prison », art.cit., pp.52-54.

* 792 Entretien n°7, Docteur Gilg, médecin à la Consultation de dépistage (CDAG) de l'Hôpital Edouard Herriot.

* 793 Entretien n°2, Pascal Sourty, médecin à l'UCSA de la maison d'arrêt de St Paul - St Joseph depuis 1995.

* 794 Aldona Simonpietri, « Identité professionnelle, identité de sexe et Sida. Le cas des surveillants de prison », art.cit., pp.52-54. Plusieurs incidents sont survenus ces dernières années aux prisons de Lyon suite à la découverte de détenus tuberculeux qui ont provoqué des mouvements de panique du personnel de surveillance. Entretien n°3, Mme Marié, directrice adjointe des prisons de Lyon depuis 1999.

* 795 Lhuilier D., Aymard N., L'Univers pénitentiaire. Du côté des surveillants de prison., op.cit., p.94.

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"Le doute est le commencement de la sagesse"   Aristote