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La gouvernance de l'ingérable: Quelle politique de santé publique en milieu carcéral ?


par Eric Farges
Université Lumière Lyon 2 -   2003
  

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1.1.b Une position de subordination préjudiciable

La médecine pénitentiaire fonctionnait au début des années quatre-vingt-dix en France et en Italie sur un modèle similaire, selon lequel la prise en charge sanitaire des détenus relevait de la seule compétence de l'administration pénitentiaire73(*). L'organisation des soins consistait en un ou plusieurs médecins vacataires désignés par le directeur régional des services pénitentiaires auprès de chaque établissement pour une période renouvelable. Les services médicaux en prison se trouvaient par conséquent sous une forme de tutelle du ministère de la Justice. Ce mode d'organisation n'était pas sans poser un certain nombre de difficultés qui ont été à l'origine du transfert de la compétence sanitaire au ministère de la Santé.

Le premier dysfonctionnement de l'ancien modèle était l'absence de séparation nette entre les personnels soignant et pénitentiaire. Par manque d'employés, les surveillants étaient fréquemment amenés à assurer des postes d'infirmier, de manipulateur radio, d'aide-soignant ou de préparateur en pharmacie, rôles occupés parfois par les détenus eux-mêmes. Dans un rapport réalisé par le Conseil national du Sida (CNS) en 1993 portant sur « les situations médicales sans absolue confidentialité dans l'univers pénitentiaire », il est établi que les attributions de poste contrevenaient, dans de nombreux établissements français, au Code de déontologie ainsi qu'au Code de procédure pénale74(*). Un cadre de l'administration pénitentiaire raconte ainsi son expérience à la maison d'arrêt de Douai au début des années quatre-vingt-dix où la distribution des médicaments était effectuée par un surveillant « qui portait la blouse blanche»75(*). Tandis que la loi de 1994 a permis de mettre fin en France à ces situations ambiguës, les mêmes problèmes persistent aujourd'hui en Italie qui offre une comparaison entre l'ancien et le nouveau dispositif. Une psychologue travaillant dans un centre de détention pour mineurs regrette que la distribution des médicaments soit encore réalisée par un surveillant. Partisane de la réforme de 1999, qui transfert l'organisation des soins au Sistema sanitario nazionale, elle s'oppose à ce mode de fonctionnement. Outre les ambiguïtés liées au statut du personnel, elle justifie sa position par un motif de compétence : le surveillant ne dispose pas d'une culture médicale qui lui permette de faire face à différentes éventualités, telle qu'une réaction à la prise d'un médicament :

« Les médicaments doivent être distribués par du personnel médical. Seulement parce que le jour où un personnel de surveillance donne un médicament a un mineur et que la personne fait une réaction au médicament... Que se passe-t-il alors? Qui a la responsabilité? Le problème, c'est que le surveillant n'a pas les compétences nécessaires pour pouvoir distribuer les médicaments.»76(*)

Le médecin, en second lieu, était placé sous l'autorité directe du chef d'établissement. Il se situait dans une relation de subordination stricte vis-à-vis de l'autorité carcérale. En France, les personnes interrogées durant cette enquête ont parfois fait état, mais rarement à la première personne, des pressions que les personnels soignants subissaient de la part de l'administration pénitentiaire avant la réforme de 1994. Comme le rappelle toutefois un psychiatre, il ne s'agissait le plus souvent pas de menaces ou d'intimidations directes mais d'une tension entre les personnels : « [Ça] n'était pas une pression perverse : "Vous allez me faire un faux certificat ou sinon vous partez" ou "Vous allez taire qu'on a cassé la gueule à ce détenu où vous ne remettrez plus les pieds ici". Ce n'était pas aussi violent que ça »77(*). Le renouvellement du contrat de chaque soignant étant lié au bon vouloir du directeur de l'établissement, la précarité des postes de travail était à l'origine d'un rapport de dépendance entre l'employé et son « patron », de sorte que, tel que le rappelle un ancien médecin pénitentiaire, « quand il déplaisait à un directeur, celui-ci lui disait "Docteur, je me passerai de vos services à la fin du mois" »78(*).

Tandis que la loi de 1994 a fait cesser cette relation de dépendance en France, de telles situations sont encore observables en Italie. Un médecin de garde à la prison de Rebbibia constate que le statut de médecin pénitentiaire italien est précaire puisque celui-ci signe une convention avec l'établissement dans lequel il intervient qui peut ne pas être renouvelée selon l'avis du directeur79(*). Du fait de cette position de subordination statutaire, le personnel médical ne dispose d'aucuns pouvoirs propres vis-à-vis de l'administration pénitentiaire, à qui il revient de sanctionner, en dernière instance, la validité du jugement médical : « De toute façon, en prison le médecin n'est qu'un consultant du directeur de l'institut pénitentiaire. Le médecin ne peut rien exiger mais il peut seulement formuler des demandes qui seront jugées ensuite par la direction selon les critères de sécurité»80(*). Cette subordination du médical au pénitentiaire contraint le personnel soignant pénitentiaire à de nombreuses tractations81(*). Une psychologue qui soutient résolument la réforme de 1999 critique, dans un mode plus virulent, les concessions faites par le service médical afin de concilier l'impératif sanitaire avec les exigences de sécurité. Elle donne l'exemple d'une intervention auprès d'un mineur qui n'a pas eu lieu en raison du refus de son directeur. Celui-ci, un éducateur de profession, n'a pas jugé opportun d'appeler les urgences, pensant que la personne simulait, et aucune aide médicale ne lui a été fournit. La dépendance à un supérieur relevant d'une autre profession que le domaine sanitaire est clairement rejetée par cette psychologue au nom de l'autonomie de la décision médicale vis-à-vis des exigences de sécurité :

« Notre directeur par exemple est un éducateur et nous ne pouvons même pas lui reconnaître une compétence et pourtant il commande [...] Je souhaite avoir un dirigeant qui soit de mon domaine. Je suis une psychologue et je suis dirigée par un éducateur [...] Les problèmes de sécurité ne nous concernent pas, ce sont leurs problèmes. Je souhaite qu'il soit possible de prendre une décision sans être conditionné selon d'autres critères qui parfois conditionnent beaucoup plus le jugement médical que les seuls critères sanitaires.»82(*).

La conciliation difficile entre les principes sanitaires et les exigences de sécurité a été pendant longtemps symbolisée en France par le mode d'administration des médicaments. L'administration pénitentiaire, craignant les suicides médicamenteux ainsi que le trafic de médicaments, a longtemps obtenu des professionnels de santé que les médicaments soient distribués sous une forme diluée dans de petits flacons, nommés « fioles pénitentiaires », les médicaments étant écrasés et mélangés puis dissous dans de l'eau et conditionnés dans de petits réceptacles individuels qui étaient distribués en cellule. Ces fioles sont devenues, de la part des médias et des médecins intervenants en milieu libre, le symbole de l'archaïsme du dispositif de soin en milieu pénitentiaire et de la soumission des médecins et des infirmiers à l'administration. Ce problème a fait l'objet de plusieurs notifications lors des inspections de l'Inspection générale des affaires sociales en 1986 (Rapport IGAS n°86-017 d'août 1986) et en 1991 (Rapport IGAS n° 91-084). Dans un article publié dans Libération en 1994, Charles Benqué, psychiatre des hôpitaux exerçant au centre pénitentiaire de Fleury-Mérogis, critique les dysfonctionnements liés à l'utilisation des « fioles » au point de vue pharmacologique, médico-psychologique et déontologique83(*). Cette pratique apparaissait d'autant plus inadmissible au début des années quatre-vingt-dix que les responsables médicaux des établissements à gestion privée avaient mis fin aux distributions de médicaments dans la fiole84(*). La réforme de 1994 a rendu possible, comme le remarque un rapport conjoint entre l'Inspection générale des services judiciaires (IGSJ) et l'Inspection générale des affaires sociales établi en 2001, la résolution de ce problème85(*).

L'organisation des soins en prison a pendant longtemps été considérée comme une préoccupation de second rang. Bien qu'indispensable, l'intervention du personnel soignant était perçue comme une menace pour l'institution carcérale. C'est pourquoi la médecine pénitentiaire se caractérisait avant tout par son rapport de subordination vis-à-vis de l'administration. Cette relation de dépendance a fortement contribué a dévalorisé l'exercice de la « médecine pénitentiaire » au sein du champ des professions de santé.

* 73 En Italie, les actions sanitaires en milieu carcéral reposent sur la loi 354 de 1975 sur la réorganisation pénitentiaire (et sa circulaire d'application de 1976) où l'article 11, intitulé «Service sanitaire», prévoit les conditions d'organisation d'un service médical. Les directeurs des établissements pénitentiaires disposent, selon l'article 3, de la responsabilité de l'organisation de l'ensemble des services présent dans l'institution. En matière de santé, le bureau de la direction est chargé de l'organisation de la structure de soin, de promouvoir des liens avec les structures de soins extérieures et avec les pharmacies, de recruter le personnel médical mais les textes législatifs ne précisent pas les missions de santé que doit remplir la direction, laissant ainsi la porte ouverte aux initiatives personnelles. Andreano Renato , Tutela della salute e organizzazione sanitaria nelle carceri: profili normativi e sociologici, document disponible sur le site internet du centre de réflexion sur l'institution carcérale Altro diritto: http://altrodiritto.it.

* 74 « Dans tel établissement, il n'y a pas de préparateur en pharmacie, les détenus préparent les fioles de psychotropes et les médicaments secs, il n'y a pas de manipulateur radio, un surveillant fait les radios, un autre surveillant est aide-soignant. [...] Ailleurs encore, le manque de personnel médical fait que l'aide-soignant ou le préparateur en pharmacie est un surveillant ». Conseil national du Sida, Rapport sur les situations médicales sans absolue confidentialité dans l'univers pénitentiaire, 12 janvier 1993, pp.10-11.

* 75 Entretien n°3, Mme Marié, directrice adjointe des prisons de Lyon depuis 1999.

* 76 Entretien n°23, Alessandra Costa, psychologue au Centre de détention pour mineurs de Rome.

* 77 Entretien n°17, Pierre Lamothe, médecin psychiatre responsable du SMPR de Lyon.

* 78 Entretien n°8, Docteur Barlet, responsable de l'unité d'hospitalisation pour détenus de l'hôpital Lyon Sud.

* 79 Entretien n°19, Ludovico Parisi, médecin vacataire auprès de l'institut de Rome-Rebbibia.

* 80 Entretien n°19, Ludovico Parisi, médecin vacataire auprès de l'institut de Rome-Rebbibia.

* 81 Les altercations avec le personnel de surveillance se seraient déjà conclues par le renvoi d'un médecin ou d'un infirmier. Entretien n°19, Ludovico Parisi, médecin vacataire auprès de l'institut de Rome-Rebbibia.

* 82 Entretien n°23, Alessandra Costa, psychologue au Centre de détention pour mineurs de Rome.

* 83 Benqué Charles, Libération, 10 mai 1994.

* 84 Thibault Philippe-Michel, Le défi des prisons « privées », Paris, Albin Michel, 1995, p.185.

* 85 Les médicaments sont désormais distribués aux détenus sous leur forme normale (le plus souvent sèche) soit à l'UCSA par le préparateur en pharmacie ou l'infirmière, soit en cellule par l'infirmière. IGAS-IGSJ, L'organisation des soins aux détenus. Rapport d'évaluation, Rapport Inspection générale des services judiciaires - Inspection générale des affaires sociales, juin 2001, p.33.

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"L'imagination est plus importante que le savoir"   Albert Einstein