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L'assistance médicale au décès en Suisse

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par Garin Gbedegbegnon
Université de Fribourg - MA Politique sociale, analyse du social 2006
  

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La mort légitime

Expliquant le processus sociétal de légitimation, Peter Berger et Thomas Luckmann montrent que le but essentiel des univers symboliques fondant les institutions sociales est de médiatiser l'expérience subjective de la mort207(*). Les processus de légitimation et l'orientation des conduites qu'ils soutiennent servent en effet à établir les conditions auxquelles la continuité sociale est assurée, au-delà de la limite existentielle que constitue la mort. L'interprétation symbolique de la mort et sa gestion constituent donc l'un des piliers essentiels des ordres sociaux. C'est pourquoi mourir est un processus social, soumis à des normes et à des régulations. Il existe par conséquent un « bien » mourir, c'est-à-dire une mort légitime, qui satisfait aux conditions socialement admises comme acceptables et concevables. La mort légitime est donc tributaire des interactions des acteurs, de leurs transactions, comme l'illustre l'extrait sousmentionné.

A la question de savoir si chaque individu de la société meurt dans les mêmes conditions, un médecin répond que « Non, parce que si vous avez la chance d'avoir un médecin qui est votre ami et qui est dans votre famille, et bien si vous êtes le petit qui n'a pas beaucoup de connaissance et qui est la personne humble qui doit solliciter et qui ne sait pas forcément, et bien vous n'allez forcément pas mourir de la même façon. Non, la société est inégale. Je dis toujours à mon fils, tout le monde est égal, mais il y en a qui sont plus égaux que d'autres208(*) ». Ce témoignage a priori surprenant permet de comprendre que la mort est plus ou moins légitime selon qui elle touche et en fonction de la façon dont elle survient. Le projet thanatologique participe donc de la production d'une « mort légitime » et les ressources dont dispose le mourant pour accéder selon son bon vouloir au statut de défunt ne sont visiblement pas les mêmes.

Avant de considérer les différentes formes légitimes de décès, identifiées par l'analyse des transactions menées par les médecins, il convient de considérer les conditions minimales auxquelles une mort doit satisfaire pour être considérée comme acceptable de nos jours, dans le contexte de l'actuelle réflexion. Il s'agit de définir une modélisation de la mort légitime qui puisse soutenir la suite de notre analyse, au vu des constats tirés des parties précédentes du travail.

A la différence de Louis-Thomas Vincent qui se risque à présenter un modèle unique de « la philosophie du bien mourir209(*) », le propos ici n'est pas de jeter les bases d'une mort « idéale ». Dans un contexte social multiculturel, plurinormé où cohabitent plusieurs acceptations de l'appartenance sociale, de la dignité humaine, il semble en effet difficile d'admettre qu'une seule « mort idéale » soit possible. Toutefois l'intérêt de la schématisation de Louis-Vincent Thomas est d'opérer une distinction entre trois niveaux de la réalité sociale de la mort : le palier des acteurs impliqués, celui des normes et procédures relatives à la prise en charge sociale des morts et finalement la dimension symbolique (exprimée au travers d'un rapport à Dieu, au droit naturel et à l'universalité). Sa contribution est la bienvenue car elle laisse entrevoir qu'une modélisation de la mort légitime ne se résume pas au simple constat de l'évolution historique des pratiques liées à la mort.

Par exemple, Hubert Doucet, dans un article consacré aux différents modèles du « bien mourir », présente une modélisation selon une approche historique de la gestion sociale de la mort au Québec210(*). Une lecture critique de son article laisse cependant entrevoir que l'argumentation a une faiblesse majeure. D'une part, son approche historique vise non pas à différencier les tendances, mais plutôt à établir une continuité historique entre eux pour prétendre par la suite à l'universalité de l'approche religieuse ; d'autre part, le contexte religieux n'est de loin pas suffisant pour différencier les pratiques considérées. L'approche historique servant à identifier les différentes caractéristiques du « bien mourir » apparaît donc comme délicate et ne sera pas adoptée ici211(*).

Le présent travail a plutôt pour but de mettre en lumière les critères sociaux d'une mort admise comme légitime et de comprendre la construction interactive de ces derniers. L'activité transactionnelle décrite au sein du projet thanatologique n'a pas pour seul enjeu l'identité du médecin, mais vise également la définition des conditions objectives et intersubjectives d'un décès socialement considéré comme acceptable. Autrement dit, l'objet de la transaction médicale, in extenso, du projet thanatologique, reste la construction sociale du statut de défunt à partir de l'expérience subjective du mourant. Dès lors, il peut être admis que les diverses formes de transactions médicales véhiculent non seulement plusieurs acceptions de l'identité professionnelle et de la relation thanatologique, mais aussi de la façon légitime de construire le statut de défunt.

Tenant compte du fait que pour être admise, l'expérience subjective du mourant doit être rendue acceptable pour toutes les parties prenantes à sa prise en charge, en considération des différents mondes desquels participent son identité (le monde civique, domestique, industriel, marchand et de l'inspiration en particulier), il apparaît évident que la légitimité de sa mort est dépendante du succès des transactions que mène le médecin. Dès lors, vouloir connaître le processus de légitimation de la mort revient à interroger les conditions dans lesquelles le projet thanatologique peut être considéré comme ayant abouti. La finalisation du projet peut être mesurée en fonction de la réalisation de ses objectifs initiaux.

Au vu des acquis précédents de ce travail, quelques-uns de ces objectifs initiaux peuvent être cités : rétablir l'intentionnalité et la capacité d'agir du mourant par la reconfiguration de son identité biographique et par la reconnaissance de son appartenance. Ainsi, le patient accède au statut de défunt pour autant qu' il soit admis qu'il ait accompli sa vie. Pour ce faire, son passé est revisité, son identité biographique est rétablie, pour que le mourant soit réinséré dans une temporalité particulière, dans un espace structuré et structurant. Cet espace n'est pas seulement symbolique (fondé sur les principes normatifs), mais se structure grâce à la définition d'un temps et d'un espace physique communs à tous les acteurs. Ce, afin qu'en son sein, le discours et la conduite des uns et des autres se coordonnent. Mais une fois l'identité du mourant circonscrite, son temps est suspendu. En résumé, le projet thanatologique ne vise pas uniquement à circonscrire la mort pour mieux la médiatiser, mais aussi à restructurer l'espace délaissé par le défunt.

Ainsi la relation thanatologique ne doit pas seulement être comprise comme le rapport qui s'établit entre le médecin et son patient. C'est un espace transactionnel où se conjuguent les identités et les interventions des différents acteurs. Si la position du médecin est centrale durant le projet d'assistance médicale au décès, c'est que sa fonction vise à en articuler les dimensions subjectives et objectives. Son expertise ne consiste pas seulement à alléger les souffrances du mourant, mais visiblement à favoriser la définition d'un monde commun autour du mourant.

Encore une fois, il est important de souligner que la typologie présentée n'est pas descriptive, mais se veut explicative. Il s'agit de visualiser la dynamique sociale identifiée par le biais de l'étude de la pratique médicale de l'assistance au décès. Pour une meilleure compréhension des chapitres suivants, le lecteur peut se référer au schéma récapitulatif (au point 5. de cette troisième partie) présentant la genèse de la mort légitime.

1. De la mort clinique à l'humanisation de la mort légitime

Le point de départ de la réflexion sur la justification par le praticien de sa pratique de l'assistance au décès, en première partie de ce travail, était que la mort clinique en tant que définition physiologique et technicisée de la mort, n'était pas suffisante pour signifier et socialiser l'expérience subjective du mourant.

Dans cette appréhension techniciste de l'expérience du mourant, la mort est perçue comme un risque qu'il faut à tout prix conjurer. L'acharnement thérapeutique est donc perçu comme juste et justifié par les médecins. Étant donné cette logique de la vie prolongée à tout prix, visant à conjurer la mort « prématurée212(*) », la temporalité dans laquelle s'inscrit alors le médecin est celle de l'urgence : « Donc on a peut-être une chance de gagner, bon ok on va la mettre en respiration artificielle puis on se donne 24 h ou ça va bien ou ça va pas bien et puis on prendra une décision. On peut être amené à pratiquer ce genre de médecine. Mais, il n'est jamais agréable de pratiquer dans l'urgence. Moi, je pense que quand on sait pas, il faut faire les choses,... quand on ne sait pas prendre la bonne décision, quand on se dit est-ce qu'on fait ou pas, je pense, mais c'est un point de vue personnel, forcément qu'on tombe dans du subjectif, à mon avis, c'est qu'il faut faire les choses213(*) » L'urgence justifie la primauté de l'expertise médicale sur toute autre perspective. La mort définie cliniquement n'est plus perçue comme un point de non retour, comme le passage définitif du monde des vivants au monde des mourants. Il s'agit d'une continuité d'états physiologiques intermédiaires qui se termine par la rigidité cadavérique, un état irréversible entérinant le constat d'inutilité sociale de l'individu. Ainsi la temporalité de l'urgence produit aussi l'incertitude, car n'étant fixée à un instant précis du temps, la mort sécularisée échappe paradoxalement à tout contrôle collectif, symbolique.

La mort clinique appartient exclusivement au médecin. Selon des besoins techniques de la science médicale, elle est d'ailleurs constamment rediscutée, revisitée, « reconceptualisée214(*) ». Effectivement, au fur et à mesure que se développent les techniques de transplantations et de greffes d'organes, il est nécessaire de définir l'instant où le mourant n'est plus considéré comme un individu viable et ne doit plus être réanimé dans le but d'une survie. Il est pourtant maintenu « en survie » afin de permettre l'ablation des organes encore sains. Il est important alors de s'assurer qu'il ne puisse plus souffrir et ressentir la douleur, d'où l'importance, entre autres, du constat de mort cérébrale (un critère de la mort clinique).

Dans ce cas, le mourant, ses proches, se voyaient désappropriés de leur vécu, du travail de deuil, au profit de l'activité médicale. Cette situation a généré non seulement une méfiance de l'opinion publique vis-à-vis du monde médical, considéré dès lors comme dominateur et déshumanisé, mais aussi la hantise de la mort « prolongée215(*) », autrement dit de l'acharnement thérapeutique. Les médecins sont parfaitement conscients, de cet état de fait, ayant eux-mêmes ressenti la désillusion thérapeutique et les limites de leur expertise, comme l'illustre le témoignage suivant : « S'il y a tout un mouvement de soins palliatifs, c'est aussi parce que l'on a poussé dans l'autre extrême les mesures de conservation de la vie, qu'on arrive à mettre des gens au respirateur de telle façon que même quand la respiration s'arrête ou que le coeur s'arrête, quand le cerveau ne fonctionne plus, on peut encore maintenir la carcasse en vie et on peut garder des parties du corps en vie. Je crois que l'on a aussi peur que le corps médical s'approprie des bouts de nous216(*). »

La critique de l'acharnement thérapeutique induit la recherche de solutions alternatives (comme celle des soins palliatifs ou le suicide assisté) qui auront pour souci de replacer le mourant et son humanité au centre d'un projet thanatologique et de résoudre avant tout sa souffrance physique et morale, essentiellement par un traitement antalgique différencié, plus personnalisé des douleurs et des affections liées à la polymorbidité.

Comme le souligne Paul Hintermeyer, le postulat sera alors que la mort légitime est une « mort sans souffrance217(*) », digne, du fait qu'elle est dissociée de la douleur et des symptômes de l'agonie. Toutefois, sa mise en oeuvre sera différente, selon la gestion transactionnelle de l'identité adoptée par les médecins pour résoudre la désillusion thérapeutique.

Une mort n'est donc légitime que si certaines exigences sont remplies. La première est que les conditions auxquelles le mourant retrouve sa dignité et son appartenance à la collectivité sont admises socialement. La seconde est que le décès apporte une solution à la souffrance du mourant (autrement dit à la perte d'intentionnalité comprise comme l'anéantissement de la maîtrise de son propre corps, donc de soi), en rétablissant sa capacité d'agir selon des conditions préalablement définies. La troisième est que le processus de justification qui fonde le projet thanatologique repose sur un compromis ou un principe normatif identifiable et reconnu. La quatrième est que l'expérience subjective de la mort soit signifiée et signifiante pour chacun des acteurs impliqués, en d'autres termes qu'elle s'inscrive dans un univers symbolique. Finalement pour satisfaire à toutes les conditions précitées, le projet thanatologique doit s'inscrire dans une temporalité qui témoigne de l'articulation dans un espace donné du symbolique et du vécu, laissant ainsi présager d'une continuité sociale. Chacune des formes de la mort légitime a ses limites qui seront aussi mises en évidence.

* 207 BERGER P. & LUCKMANN T., op. cit., p. 139-140.

* 208 P3 192573 (626 : 633)

* 209 THOMAS L. V., La mort, Paris, PUF, 1988, p. 84-87.

* 210 DOUCET H., « Le bien mourir et les traditions religieuses », in Gérontologie et société, no 108, mars 2004, p. 36-38.

* 211 L'historien Georges Vigarello, dont plusieurs ouvrages sont cités en bibliographie, a une approche pointue de la mort, de sa médicalisation et de la façon dont la corporéité a été vécue au fil des siècles.

* 212 Dans un article consacré aux critères du bien mourir, Paul Hintermeyer met en évidence une double opposition de laquelle naît l'orientation actuelle de la gestion sociale de la mort. Il identifie premèrement le couple de la mort prématurée et de la mort prolongé, expliquant ainsi comment le refus d'une mort précoce a conduit à l'avènement de l'acharnement thérapeutique. Le second couple qu'il pose est celui de la mort impromptue et de la mort annoncée, montrant ainsi que la volonté de maîtrise du processus de mort et de sa violence conduit finalement au souci de pacifier la mort et de l'humaniser. Cf. HINTERMEYER P., « Les critères du bien mourir », in Gérontologie et Société, no 108, mars 2004, p. 73-87.

* 213 P11 169632 (1047 : 1055)

* 214 SAINT-ARNAUD J., op. cit., pp. 93-108.

* 215 HINTERMEYER P., op. cit., p. 77.

* 216 P2 780088 (620 : 628)

* 217 HINTERMEYER P., op. cit., p. 86-87.

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"Il faudrait pour le bonheur des états que les philosophes fussent roi ou que les rois fussent philosophes"   Platon