WOW !! MUCH LOVE ! SO WORLD PEACE !
Fond bitcoin pour l'amélioration du site: 1memzGeKS7CB3ECNkzSn2qHwxU6NZoJ8o
  Dogecoin (tips/pourboires): DCLoo9Dd4qECqpMLurdgGnaoqbftj16Nvp


Home | Publier un mémoire | Une page au hasard

 > 

L'accès de la société civile à  la justice internationale économique

( Télécharger le fichier original )
par Farouk El-Hosseny
Université de Montréal - LLM 2010
  

précédent sommaire suivant

Bitcoin is a swarm of cyber hornets serving the goddess of wisdom, feeding on the fire of truth, exponentially growing ever smarter, faster, and stronger behind a wall of encrypted energy

2) Décloisonnement du droit international économique

Dans le contexte de la globalisation des marchés décrit dans les paragraphes précédents, la société civile contribue également au décloisonnement du droit international économique. Le cloisonnement du droit signifie que les différentes sphères de droit sont isolées l'une de l'autre, de sorte que chacune garde sa cohérence sans vraiment communiquer avec les autres63. Pourtant, les situations d'interdépendances se multiplient, rendant l'isolement des ensembles juridiques

61 Id., note 34, p. 194.

62 Id., note 34, p. 9.

63 Mireille DELMAS-MARTY, << Les forces imaginantes du droit : Le pluralisme ordonné >>, Paris, les Éditions du Seuil, 2006, p. 27.

inconcevable64. Cela est vrai tant pour l'interaction du niveau national par rapport au niveau international, que pour un domaine de droit par rapport à un autre.

Ce phénomène selon lequel le cloisonnement des différentes sphères de droit serait inconcevable est qualifié par Mireille Delmas-Marty de « perméabilité >> ou de « porosité du droit >>65. Il s'agirait d'un phénomène inhérent à la conception postmoderne du droit et qui incarnerait un éloignement de la conception moderne identifiable à l'État. La contribution de la société civile dans le décloisonnement du droit international économique est justement qualifiée de la sorte: « NGOs have had a role in the advancement of «post sovereign state» international law>>66.

Ce décloisonnement est suscité en partie par les interventions de la société civile à titre d'amicus curiae. Leur avènement au règlement des différends internationaux marquerait la fin d'une ère strictement interétatique67. En utilisant cette procédure, la société civile tente d'apporter à la lumière d'un tribunal des faits et des arguments différents, reposant sur d'autres ensembles ou domaines de droit que ceux tranchés conventionnellement par le tribunal68. Nous aborderons la question de l'amicus curiae plus en détail par la suite69.

À cet égard, Pascal Lamy - directeur général de l'OMC - avait déclaré dans un discours devant la Société européenne du droit international que l'organe de règlement de différends de l'OMC (ORD) interprète le droit de l'OMC à la lumière

64 Id., note 63, p. 4.

65 Id., note 63, p. 27.

66 Theodor MERON, «The Humanization of International Law», Leiden, The Hague Academy of International Law, 2006, p.391.

67 Hervé ASCENSIO, « L'amicus curiae devant les juridictions internationales >>, Paris, Revue générale de droit international, 2001, p.898.

68 H. ASCENSIO, op. cit., note 67, p.924.

69 Voir Partie V -Asymétrie au niveau d'accès à la justice internationale économique - Section 3 - Fondement de l'accès à la procédure par la société civile.

des autres normes du droit international70. Tel que nous le verrons plus tard dans l'étude, de récentes décisions dans le domaine d'arbitrage des différends d'investissements internationaux suivraient également la position de l'ORD. Les arbitres auraient adopté une << approche intégrée » conforme donc aux préceptes du développement durable, prenant en compte des facteurs non strictement économiques lors de l'analyse des différends. La société civile a longuement soulevé une telle approche éclectique et progressiste dans le but de remédier aux conflits suscités par ledit cloisonnement ou, en d'autres termes, par l'application de droits strictement marchands sans la considération des droits non marchands en cause. L'idée pour la société civile est alors de soulever les normes non marchandes applicables au différend en vue de pondérer entre les droits des multinationales ou des investisseurs (par exemple quant à la protection contre l'expropriation étatique) et leurs obligations (par exemple quant au respect de l'environnement)71. L'objectif serait de remédier à ces conflits par l'association des droits fondamentaux aux droits économiques72. Les << droits fondamentaux » sous-entendent également l'indivisibilité entre droits civils et politiques (dits de << première génération ») et droits socio-économiques (dits de << seconde génération »)73.

Ces conflits, suscités par le cloisonnement du droit, seraient le produit d'une dichotomie entre droit marchand et droit non marchand. Vu d'un angle philosophique, la valeur marchande renvoie à tout ce qui a un prix, donc ce qui est remplaçable par quelque chose d'autre à titre d'équivalent, tandis que la valeur non

70 Pascal LAMY, << La place et le rôle du droit de l'OMC dans l'ordre juridique international », Discours devant la Société européenne du droit international, 19 mai 2006, en ligne : http://www.wto.org/french/news_f/sppl_f/sppl73_f.htm, p. 18

71 M. DELMAS-MARTY, op. cit., note 5, p. 42.

72 M. DELMAS-MARTY, op. cit., note 63, p. 5.

73 Id., note 63, p. 14.

marchande renvoie à ce qui est supérieur à tout prix, ce qui n'a pas d'équivalent74. En réalité, les chevauchements entre ces deux ensembles de normes et de préoccupations diluent les barrières parfois établies75. Ces chevauchements sont illustrés par le principe même du développement durable qui est un exemple notoire de la complémentarité entre le << marchand » et le << non marchand ». Ce principe a été fortement soulevé par la société civile. Il souligne l'indissociabilité entre le développement économique (et son importance pour le bien-être des sociétés) et la prise en compte des préoccupations environnementales et sociales (et leur importance pour la viabilité des générations futures). Nous reviendrons à la question des chevauchements plus loin lorsque nous traiterons de l'intérêt que portent la société civile et les multinationales aux préoccupations non marchandes.

En effet, la notion juridique du développement durable est apparue lors de la Conférence de Stockholm de 1972 (à laquelle 300 ONG avaient participé)76. Elle a été reprise et renforcée par la Conférence de Rio de 1992 (à laquelle 1400 ONG avaient participé)77. Les accords de l'OMC et de l'ALENA, adoptés peu après la conférence de Rio, l'ont explicitement reconnu dans leurs préambules78. La notion a été enfin enchâssée lors du Sommet mondial pour le développement durable à Johannesburg en 2002. La conférence de l'ILA de New Delhi en 2002 a d'ailleurs

74 Pour de plus amples éclaircissements sur l'analyse philosophique de la dichotomie entre valeur marchande et non marchande, Voir Mireille DELMAS-MARTY, << Globalisation économique et universalisme des droits de l'homme », Montréal, Les Éditions Thémis, 2003, p. 8.

75 D. FRENCH, op. cit., note 46, p. 54.

76 Richard STEENVORDE, «Regulatory Transformations in International Economic Relations», Njmegen, WLP, 2008, p.8.

77 Id, note 76, p.8.

78 Le premier paragraphe du préambule de l'accord instituant l'OMC : << Reconnaissant que leurs rapports dans le domaine commercial et économique devraient être orientés vers le relèvement des niveaux de vie, la réalisation du plein emploi et d'un niveau élevé et toujours croissant du revenu réel et de la demande effective, et l'accroissement de la production et du commerce de marchandises et de services, tout en permettant l'utilisation optimale des ressources mondiales conformément à l'objectif de développement durable, en vue à la fois de protéger et préserver l'environnement et de renforcer les moyens d'y parvenir d'une manière qui soit compatible avec leurs besoins et soucis respectifs à différents niveaux de développement économique (...)». Voir également E. KENTIN, op. cit., note 42, p. 314.

noté la reconnaissance accrue du statut du développement durable en tant que principe de droit international79. Le principe est analysé pour la première fois dans la jurisprudence internationale dans l'affaire Gabcikovo-Nagyramos80 devant la CIJ. Dans sa décision, la CIJ a réitéré l'importance de concilier le développement économique et la protection de l'environnement81. Le développement durable et le principe du pollueur-payeur qui en découle, ont été également repris par la jurisprudence canadienne82. La Cour suprême a réitéré que les activités d'une entreprise causant la contamination du sol entraînent l'obligation d'assumer les dommages qui en découlent et ce, même rétroactivement et malgré une fusion de l'entreprise responsable de la contamination83. L'organe d'appel dans «Shrimps» s'en prévaut dans son interprétation de l'article XX du GATT pour signaler l'importance de prendre en compte l'objectif de protection environnementale incarné dans cet article84. L'ORD a en effet confirmé à maintes reprises l'appartenance des règles de l'OMC au plus grand ensemble du droit international et que ces normes s'appliqueraient directement dans ses différends85. Ainsi, un cloisonnement entre les différentes sphères de droit signifierait à titre d'exemple la non-considération du droit international environnemental dans l'application du droit international de

79 P. DE WARRT, op. cit., note 56, p.285.

80 Affaire du Projet Gabèíkovo-Nagymaros, Hongrie c. Slovaquie, CIJ 25 septembre 1997.

81 E. KENTIN, op. cit., note 42, p. 309.

82 Le principe du pollueur-payeur est consacré par le chapitre 20 d'Agenda 21 de l'ONU, << Gestion écologiquement rationnelle des déchets dangereux, y compris la prévention du trafic international illicite de déchets dangereux >>, «Agenda 21», en ligne: http://www.un.org/esa/sustdev/documents/agenda21/french/action20.htm .

83 Dans cette décision, la Cour suprême a renversé le jugement de la Cour d'appel de la Colombie-Britannique, et a retenu l'analyse de la juge dissidente Rowles J.A. La juge avait décidé que British Columbia Hydro - entité créée suite à la fusion de B.C. Electric et British Columbia Power Commission en 1965 - serait toujours responsable pour des infractions environnementales commises avant la fusion, et qu'elle serait considérée en tant que << responsible person >> en vertu du Waste Management Act. La loi ordonne entre autres auxdites personnes de restaurer les propriétés contaminées et ce, même rétroactivement. Voir British Columbia Hydro and Power Authority c. Colombie-Britannique (Environmental Appeal Board), 2003 BCCA 436, p.109. et British Columbia Hydro and Power Authority c. Colombie-Britannique (Environmental Appeal Board), 2005 CSC 1, [2005] 1 R.C.S. 3.

84 Rapport de l'organe d'appel, États-Unis -- Prohibition à l'importation de certaines crevettes et de certains produits à base de crevettes, WT/DS58/AB/R, adopté le 6 novembre 1998, DSR 1998:VII, 2755; Paragraphe 12.

85 E. PETERSMANN, op. cit., note 24, p. 633 et 652.

l'investissement. Dans ce cas, des conflits entre la globalisation économique et l'« universalisme éthique » deviennent dès lors évidents86.

La polémique au sujet des conflits entre les préoccupations marchandes et non marchandes évoquent un autre débat juridique. Des auteurs ont effectivement soulevé que la globalisation des marchés aurait renversé l'équilibre entre valeurs marchandes et valeurs non marchandes. Cette dernière est enchâssée et protégée par des instruments juridiques propres aux droits de l'homme, aux lois de police et d'ordre public, sous-entendant un caractère constitutionnel au sein de l'ordre juridique national87. Les valeurs marchandes renvoient par opposition à l'acte de commerce et aux lois régissant le droit privé. Or, le droit international économique a permis l'extension de la valeur marchande où s'étend le marché, soit à la sphère internationale. Les droits (incarnat les valeurs marchandes) deviennent désormais supra-nationaux et supra-constitutionnels car ils sont encadrés au sein d'un régime qui engage et lie l'État sous peine de sa responsabilité internationale; tandis que les droits non marchands (incarnant les valeurs non marchandes) sont attachés uniquement à l'ordre juridique national. Le fondement de leur exercice ou de leur revendication serait soupçonné de protectionnisme puisque cela constituerait une exception à l'application des règles économiques internationales et multilatérales88. La hiérarchie entre valeur non marchande et valeur marchande serait ainsi renversée89.

86 M. DELMAS-MARTY, op. cit., note 74, p. 3.

87 Id., note 63, p. 9.

88 Id., note 63, p. 11.

89 Id., note 63, p. 10.

Ce renversement suscite des conflits qui ne pourraient pas être résolus par la mise en place d'une nouvelle hiérarchie juridique internationale qui accorderait - à titre d'exemple - une prépondérance aux droits fondamentaux par rapport aux droits économiques par la voie de traités ou d'accords multilatéraux90. Cela semblerait peu probable en partie à cause d'une réticence étatique, résultant notamment des pressions des lobbies corporatifs et industriels91. Il s'agit d'une situation fortement sensible qui risquerait d'engendrer des tensions et des controverses. Les pays en développement craignent en effet un « débat sur valeurs » qui viserait l'imposition de standards « occidentaux » portant sur les droits de l'homme et l'environnement par l'entremise du droit international92. Nous revisiterons cette question plus en avant93.

Le décloisonnement du droit international économique entraînerait en revanche l'avènement des droits fondamentaux au sein du cadre multilatéral des droits économiques, libérant ainsi ce premier ensemble de normes et les mesures qui en découlent des soupçons protectionnistes. Le décloisonnement du droit international économique écarterait les préjugés reliés à l'action unilatérale étatique, méprisée et jugée inapte à répondre aux problématiques contemporaines de plus en plus globalisées94. Nous pensons à ce titre à la controverse causée par la fameuse affaire de «Shrimps», qui a été suscitée par l'adoption unilatérale des États-Unis d'un

90 Id., note 63, p.8; E. PETERSMANN, op. cit., note 24, p. 642; Arjun SENGUPTA, «Implementing the Right to Development», dans Nico SHRIJVER et Friedl WEISS (dir.), International Law and Sustainable Development, Leiden, Martinus Nijhoff, 2004, p. 344.

91 J. ZERK, op. cit., note 34, p.279; P. ROSIAK, op. cit., note 34, p.171.

92 Id., note 24, p. 662.

93 Partie IV - Quelles symétries entre multinationales et société civile? - Section 5 - L'opposition à leur participation

94 Francis MAGRIS, « Logique de marchés et pouvoirs publics dans la sphère mondiale : La Banque mondiale, le FMI, et l'OMC », dans Nicolas THIRION (dir.), Le marché et l'État à l'heure de la mondialisation, Bruxelles, Larcier, 2007, p.208.

règlement à portée extraterritoriale visant la protection des tortues. Nous examinerons ce différend dans la suite de notre raisonnement95.

Grâce à ce décloisonnement, la société civile appellerait à un certain équilibre fondé sur l'interprétation juxtaposée des différentes normes découlant du même ordre juridique international. Un ordre hétérogène et ramifié certes, mais qui serait désormais harmonieux. La contradiction, condamnée et dénoncée auparavant deviendrait dès lors complémentarité grâce à la prise en compte des droits fondamentaux. Cette complémentarité serait le fruit d'une mobilisation de la part de la société civile pour un équilibre entre «universalisme éthique» et valeurs et droits marchands96.

Cette mobilisation est apparente au niveau de l'OMC où les plaidoyers de la société civile ont porté entre autres sur la réforme d'ADPIC et sur l'accession de la Chine à l'OMC97. En dépit du fait que l'accès au cycle d'Uruguay lui a été interdit, l'OMC reconnaît son rôle98. L'article V(2) de l'accord de Marrakech édicte que l'organisation devra consulter et coopérer avec la société civile99. L'ouverture de l'OMC - par l'accès public à pratiquement tous les documents de l'organisation à travers l'internet - faciliterait d'autant plus cette relation. En effet, depuis l'entrée en vigueur de l'accord de Marrakech instituant l'OMC en 1995, les plaidoyers de la société civile ont notamment souligné la nécessité d'un niveau plus élaboré de transparence et de démocratisation de l'organisation. Ses plaidoyers sont exercés à

95 Voir Partie V - Asymétrie au niveau d'accès à la justice internationale économique - Section 3 - Fondement de l'accès à la procédure.

96 M. DELMAS-MARTY, op. cit., note 63, p. 13.

97 Id., note 63, p. 18.

98 S. CHARNOVITZ, op. cit., note 30, p. 497.

99 Id., note 30, p. 499; P. ROSIAK, op. cit., note 34, p. 262.

l'occasion des nombreux forums et conférences organisés par l'OMC et qui regroupent des États membres, des organisations internationales ainsi que des multinationales. Le Forum public de l'OMC en est un exemple concret. Il a permis l'ouverture des portes de l'organisation à 1750 participants venus du monde entier en 2007 (comparé aux 450 participants venus lors du premier forum lancé en 2001)100.

Les plaidoyers de la société civile ont été ainsi à l'origine d'un nombre important de réformes légales et institutionnelles que les membres de l'OMC ont dûment acceptées et ce, en dépit d'une stagnation politique empêchant les membres de l'OMC de réagir aux appels de l'ONU et de la société civile d'associer le droit de l'OMC aux droits fondamentaux101. Certains auteurs affirment cependant que ce n'est qu'une question de temps avant que l'ORD interprète les règles de l'OMC à la lumière des obligations de droits de l'homme d'États membres impliqués dans des différends éventuels102. La conciliation entre ces deux ensembles de normes représenterait un défi tant juridique que politique, mais qui permettrait ultimement une mise en valeur de la légitimité démocratique de l'OMC103.

Grâce effectivement à la collaboration et la coopération de la société civile, l'OMC s'est lancée dans plusieurs initiatives progressistes visant à réagir à des questions d'intérêt public fortement liées au commerce mondial104. La déclaration de l'OMC pour l'accès aux médicaments de 2001, l'amendement de l'article 31(f) d'ADPIC ainsi que l'accord de 2003 sur une dérogation pour les mesures

100 P. LAMY, op. cit., note 2, p.2.

101 E. PETERSMANN, op. cit., note 24, p. 667.

102 Selon Petersmann, la jurisprudence de l'ORD considère le droit de l'OMC et son interprétation en tant que sous jacents au système juridique international qui inclut, entre autres, les droits de l'homme. Voir Id., note 24, p. 648.

103 Id., note 24, p. 634.

104 M. DELMAS-MARTY, op. cit., note 7, p. 166.

commerciales prises dans le cadre du processus de Kimberley sur le commerce des diamants bruts sont à la fois de parfaits exemples de ces initiatives progressistes et de la percée par la société civile au sein de la stagnation politique étatique à l'OMC105.

Nous allons à présent tourner notre attention sur la réforme d'ADPIC. L'article X d'ADPIC consacre la reconnaissance internationale des brevets pharmaceutiques. Tous les États signataires sont liés et se sont soumis à ce droit. Leur souveraineté de légiférer dans ce domaine est assujettie à la compatibilité de leurs lois et de leurs mesures avec cet accord et d'ailleurs, avec les autres accords de l'OMC106. Selon une interprétation stricte ou strictement « marchande », l'accord interdirait la production de médicaments génériques brevetés même lors de la survenance d'épidémies ou d'urgences nationales. À cet égard, l'ADPIC est désigné par certains altermondialistes comme un régime de droit « génocidaire », étant donné que la production de médicaments génériques serait ainsi prohibée en dépit de la nécessité et de l'impératif de sauver la vie humaine107. Or, une interprétation des dispositions d'ADPIC à la lumière de l'article XX (b) du GATT de 1994 octroierait une légitimité aux mesures visant la protection de la santé des personnes. L'article XX (b) accorde une exception aux règles commerciales si les mesures d'exception sont nécessaires à la protection de la santé et de la vie des personnes. Une telle interprétation constitue à notre avis un exemple d'interprétation « décloisonnée ». Les normes marchandes du droit international portant sur la propriété intellectuelle seraient interprétées à la lumière des normes et des principes des droits de l'homme.

105 Id., note 2, p.3.

106 F. MAGRIS, op. cit., note 94, p.214.

107 Voir Susan GEORGES, « ATTAC : Remettre l'OMC à sa place », Paris, Mille et une nuits, 2001.

Concrètement parlant, le panel de l'ORD utiliserait des instruments de droits de l'homme ou de droit humanitaire afin de le guider dans sa décision sur la violation d'un droit couvert par l'ADPIC. À titre d'exemple, il pourrait s'y référer pour connaître quelle serait la portée et les caractéristiques d'une « épidémie » ou les obligations exactes des États quant au respect du droit à la vie. Ainsi, le cadre normatif de la propriété intellectuelle permettrait prima facie la prise en compte d'un intérêt non marchand tel que la lutte contre la propagation d'épidémies meurtrières comme le SIDA108.

Les développements qui ont suivi les mesures sud-africaines et brésiliennes de production de médicaments génériques brevetés ont cependant indiqué le contraire109. De grands groupes pharmaceutiques ont indiqué leur profond mécontentement et ont manifesté leur intention d'entamer des recours judiciaires nationaux et internationaux. Ces menaces ont dû être abandonnées face aux mobilisations et aux campagnes édifiantes de la société civile et des États visés. La mise en place d'une réforme devenait incontournable et nécessaire afin de clarifier les droits et les obligations en cause. Le Conseil général de l'OMC a adopté à la conférence de Hong Kong de 2005 une décision sur le Protocole d'amendement d'ADPIC. Cette dernière complète la décision du Conseil général en 2003 de déroger aux dispositions de l'article 31 f) d'ADPIC sous réserve de certaines conditions.

La décision de Hong Kong permet aux États capables de fabriquer des médicaments d'en exporter dans le cadre d'une licence obligatoire vers des pays qui ne sont pas en mesure d'en fabriquer. L'État membre aura le droit également de

108 P. DE WARRT, op. cit., note 56, p.290.

109 M. DELMAS-MARTY, op. cit., note 7, p. 167.

déterminer s'il existe ou non urgence nationale justifiant les licences de médicaments génériques110. Les << importations parallèles » seraient également possibles, elles visent les cas où un État membre importe un médicament vendu moins cher dans un autre État par le titulaire du brevet et ce, sans l'autorisation de ce dernier. Elles sont prévues dans les cas d'absence de capacités adéquates de production pharmaceutique, ou de contraintes de temps face à une épidémie ou de survenance de cas d'urgences nationales exigeant des solutions rapides. Cette dérogation est valable jusqu'à ce qu'ADPIC soit amendé, ce qui n'est pas encore le cas. Les États membres avaient jusqu'au 31 décembre 2009 pour ratifier le Protocole d'amendement de l'ADPIC, le Canada l'ayant pour sa part ratifié le 16 juin 2009.

Notons encore que l'adoption de ces initiatives n'aurait pas été possible faute de discussions, délibérations, coordinations et collaborations avec les multinationales concernées, notamment les puissantes entreprises pharmaceutiques. Ce type de consultations se déroule en partie sous l'égide du Pacte mondial de l'ONU, où diverses parties prenantes interagissent pour former des consensus internationaux111. Cité dans «Shrimps», le principe 12 de la Déclaration de Rio est à ce même effet112. Il énonce que les mesures environnementales à portée extraterritoriale sont valables pourvu qu'il existe un consensus international soutenant la mesure visée.

Somme toute, nous notons que l'objectif du décloisonnement serait atteint par la projection des droits non marchands à un ordre juridique international pluraliste et

110 P. DE WARRT, op. cit., note 56, p.290.

111 P. ROSIAK, op. cit., note 34, p.271; P. DE WARRT, op. cit., note 56, p.290.

112 << (...) Toute action unilatérale visant à résoudre les grands problèmes écologiques au-delà de la juridiction du pays
importateur devrait être évitée. Les mesures de lutte contre les problèmes écologiques transfrontières ou mondiaux devraient,
autant que possible, être fondées sur un consensus international ». Voir Nations unies, Déclaration de Rio sur l'environnement et

le développement, juin 1992, en ligne: http://www.un.org/french/events/rio92/rio-fp.htm.

multilatéral dans le but de remédier aux enjeux de la globalisation des marchés. Les initiatives mentionnées démontrent également la flexibilité du système de l'OMC de s'adapter face à des problématiques de droits de l'homme113. Le rôle joué par la société civile, dans ses efforts pour « décloisonner » le droit international économique, est effectivement édifiant. Cela démontre par ailleurs le degré de son engagement pour la défense des droits non marchands, raisonnement que nous allons traiter dans les paragraphes qui suivent.

précédent sommaire suivant






Bitcoin is a swarm of cyber hornets serving the goddess of wisdom, feeding on the fire of truth, exponentially growing ever smarter, faster, and stronger behind a wall of encrypted energy








"Là où il n'y a pas d'espoir, nous devons l'inventer"   Albert Camus