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Les enchanteresses dans les compilations du XVe siècle

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par Julie Grenon-Morin
Université Sorbonne-nouvelle - Master 2 2011
  

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a) La divination à des fins chrétiennes

Boccace ne parle que de trois sibylles : Almathée, Érithrée et Albunée. La première aurait obtenu son savoir magique de Phoebus, amoureux d'elle : «Et jassoit ce que les lettres et dis des poetes tesmoignent elle avoir esté amee de Phebem c'est-à-dire de Appolo, ou du soleil, et par le don de lui avoir obtenu tant d'ans et divinité126(*)». Il s'agit donc d'un pouvoir acquis de manière surnaturelle et non le fruit d'un long apprentissage.

Les sibylles sont très présentes dans les mythes antiques. L'annexe X « Les dix sibylles de Varron et Isidore de Séville » les montre chez ces deux Anciens. Almathée est un personnage clé dans les mythes de cette époque. C'est elle notamment qui aida Énée à accomplir une partie des actions qui rend le héros célèbre : «elle mena aux enfers Enee127(*)» (« Sunt preterea qui dicant hanc Enee profugo ducatum af inferos prestitisse128(*) »). Boccace accorde donc une place importante à cette sibylle, bien qu'elle soit une femme, une femme possédant certains pouvoirs en plus. Ses dons offerts par Phoebus ne lui viennent pas des livres et c'est donc un savoir merveilleux qui n'est pas rationalisé comme il était souvent coutume de le faire au Moyen âge. Ainsi, il peut paraître plus dangereux parce qu'inexplicable. Cadeau d'un être divin, il peut être incontrôlable. Cependant, toutes les sibylles de la littérature médiévale n'ont pas reçu leurs dons, puisque certaines les ont acquis par l'étude, c'est le cas de celle de L'Énéide : « Sebilla connaît en effet `[la] fusique, [la] restorique et [la] musique, [la] dialectique et [gramaire]', c'est-à-dire les arts autorisés, les sept arts du trivium et du quadrivium, mais elle connaît aussi, comme Ericthô, la `nigremance', c'est-à-dire la magie noire ou l'art d'évoquer les morts129(*) ».

La seconde sibylle à apparaître dans De cleres et nobles femmes et dans De claris mulieribus est Érythrée. Comme ses autres congénères, elle est dotée de la capacité de prévenir l'avenir, elle annonce la naissance du Christ : « Erithree, ou Eriphille, femme fut une des sibiles et mon noble. Lesquelles sibilles, selon l'opinion d'aucuns, furent en nombre .x., et les nomment et designent en leur propre nom; car elle ont esté moult douees du don de divinacion, ou miex de prophecie130(*)». Dans la traduction en ancien français, il est intéressant de noter les termes « moult douees », car c'est la preuve de l'admiration du compilateur pour ce don. Pouvoir d'ordinaire effrayant, il est acclamé s'il est associé au divin, ici concernant la venue au monde de Jésus-Christ. La sibylle Érythrée sait également voir d'autres choses dans l'avenir, des prophéties.

Boccace, en bon chrétien, semble vouer un culte aux sibylles. Selon lui, Érythrée est « vénérable », « divine » et « très excellente » :« [A]insi sibilles vault autant comme "divine en la pensee" ou "portans Dieu en la pensee". Doncques en/tre toutes ces venerables femmes sibilles ceste, selon les dessu dit, fut moult venerable et tresexcellent131(*)». Le personnage est inextricablement lié à Dieu. Cependant, la littérature arthurienne en a fait autrement. Appelée « enchanteresse », la sibylle y incarne un être presque diamétralement opposé : « C'est `l'enchanteresse Sebile', compagne et parfois substitut de Morgane dans les romans arthuriens. C'est aussi parfois (tradition dérivée des Pères de l'Église, qui voyaient dans les Sibylles des prophétesses du Christ) l'éducatrice ou la rivale de la Vierge132(*) ». Ainsi, l'archétype sibyllin a dérivé et s'est littéralement métamorphosé selon les récits, car la sibylle arthurienne a organisé l'enlèvement de Lancelot avec deux de ses comparses. Elle est donc encline à faire le mal.

Chez Boccace, encore une fois, la symbolique religieuse est omniprésente. Tout comme de la Vierge Marie, il est dit d'elle qu'elle est demeurée chaste :

En oultre, aucuns sont qui afferment elle avoir esté perpetuelle vierge, et laquelle chose de legier je croy, car en cuer ou pensee tachie et plaine de pourreture n'eust peu avoir resplendy tant grande lumiere et congnoissance des choses a venir133(*).

Sunt qui asserant insuper eam virginitate perpetua floruisse, quod ego facile credam : non enim in contagioso pectore tanta futurorum lux effulsisse potuisset134(*).

On remarque ici la répétition du don de la sibylle, c'est-à-dire son habileté à deviner le futur. Dans les deux versions, il est question de la « grande lumière » qu'elle apporte au monde grâce à son savoir. Ce lien entre la lumière et la connaissance se fait également chez Circé, la petite-fille du Soleil. Cependant, les deux enchanteresses se ressemblent assez peu. La sibylle Érythrée, au contraire de l'héroïne antique, est un être de pureté, dont ni le coeur ni le corps n'ont été souillés, ce qui, selon Boccace, explique en partie son pouvoir.

La louange du savoir de la sibylle est aussi présente chez Christine de Pizan. Avant de consacrer des chapitres à deux de ces femmes magiques en particulier, l'auteure en écrit un sur les sibylles en général. En début de texte, elles sont décrites comme détentrices d'un savoir fécond : « Entre les dames de souveraine digneté sont de haultece les tres remplies de sapience sages Sebiles, lesquelles, si que mettent les plus authentiques aucteurs en leurs institucions, furent .x. par nombre, quoyque aucuns n'en mettent que .ix.135(*) ». Donc, en plus d'être dignes, elles sont sages, selon Christine. Le problème de leur nombre changeant d'un compilateur à l'autre, par ailleurs, est représenté dans le tableau « Ordre et décompte des sibylles ».

Les personnages sibyllins possèdent des caractéristiques qui adhèrent bien aux valeurs christiniennes. En effet, ces femmes possèdent une voix écoutée de tous. Christine cherche aussi à se faire entendre : « Cette voix désincarnée, voix de vérité et source de plaisir, transcendant le temps, représente, par-delà la simple renommée, une voix féminine d'autorité émancipée du corps physique. Or Christine est obsédée par la difficulté pour une femme de se faire entendre et reconnaître dans le champ du savoir136(*) ». Avec La Cité des Dames et ses autres oeuvres, Christine de Pizan réussira à être écoutée par autrui. Cependant, elle ne manifeste pas de savoir magique, mais un savoir réel. À travers le savoir extraordinaire des sibylles, l'auteure se projette elle-même. En tant que femme active pour la cause féminine, elle souhaite passer un savoir à propos des femmes de savoir. Christine a appris son savoir dans les livres. À certains égards, les enchanteresses (mais pas les sibylles) ont aussi acquis leurs connaissances. La Cité des dames a été rédigée dans le contexte de la Querelle des femmes. En tant que telle, cette oeuvre se veut « féministe ». Elle-même une femme de savoir, Christine défend sa cause et, tout à la fois, celle des femmes de sa galerie de portrait. Elle brandit le fer et semble dire qu'elles sont capables de tout. L'auteure s'inclus dans cette cité qu'elle bâtit. Elle veut s'y sentir protéger. Pour cela, elle doit manier le verbe. Ainsi, les femmes de savoir ne sont pas à craindre ni à critiquer, mais à louer. Leurs capacités sont méconnues et méritent d'être racontées. Connaissant les récits de ses personnages, elle souhaite capter l'attention des lecteurs et faire en sorte qu'ils adhèrent à son point de vue. Christine est consciente que sa situation de femme écrivaine serait ainsi grandement améliorée. Tout comme les sibylles, son savoir mérite d'être entendu. Ses connaissances, elle le sait, servent à faire avancer les choses.

Dans la première partie se trouve le chapitre « Le premier chapitre parle des x. Sebiles », qui concerne ces personnages. Christine de Pizan explique la signification de leur appellation :

Ycestes dames userent toute leur vie en virginité et despriserent polucion. Si furent toutes nommees Sebiles et n'est mie a entendre que ce fust leur propre nom, ains est a dire "Sebile" ainsi que savant la pensee de Dieu. Et furent ainsi appellees pour ce que elles prophetisierent si merveilleuses choses que il convenoit que ce qu'elles disoient, leur venist de la pure pensee de Dieu, si est nom d'office et non pas propre137(*).

Le don, général pour toutes les sibylles, de pouvoir prédire l'avenir est souligné ici par la compilatrice. Ces prophéties sont qualifiées de « miraculeuses », car directement en lien avec Dieu. On sent donc dans ce chapitre une forte dimension religieuse. Ainsi, la virginité est associée à la Vierge Marie, femme par excellence des récits bibliques auxquels Christine adhère. De plus, les sibylles sont en contact avec la pensée de Dieu (terme utilisé à deux reprises dans le dernier extrait). Elles sont donc intimement reliées au divin. La répétition met l'emphase sur ce phénomène.

Le chapitre suivant se nomme « Ce dit de Sebile Erithee ». On y apprend que celle-ci est dotée d'une grande sagesse, d'un don rare : « Il est a savoir qu'entre les Sebiles, Erithee ot la plus grant prerogative de sapience, car de ceste fu tant grande la vertu par don singulier et especial de Dieu qu'elle descript et prophetisa plusieurs choses a avenir tant clerement que ce semble mieulx estre Evvangile que prophecie138(*) ». Dans l'ensemble, les mêmes caractéristiques des sibylles sont répétées. Peu d'éléments nouveaux apparaissent d'une sibylle à l'autre. C'est précisément cette répétition qui rend l'information plus importante. Ainsi, nous savons que Christine de Pizan donne du mérite à ce savoir, savoir qu'elle admire et qu'elle tente d'assimiler elle-même.

L'admiration de l'auteure pour le savoir sibyllin se note également dans d'autres oeuvres, dont Le Chemin de longue estude sur lequel nous reviendrons. Quand il s'agit des sibylles, Christine loue les dons de prophéties : « Christine, loin de faire dériver la Sibylle vers la figure de la fée comme d'autres au Moyen âge, va s'employer à diverses reprises dans ses oeuvres à la glorifier comme prophétesse139(*) ». En effet, les sibylles, chez Christine de Pizan, sont des figures, certes, païennes, mais surtout chrétiennes. Contrairement aux récits arthuriens, l'écrivaine ne la rapproche pas de Morgane ou d'autres fées. Cependant, les fées comme les sibylles sont détentrices de savoirs hors du commun, qu'ils soient acquis ou non. Dans La Cité des Dames, il n'y a cependant aucune fée, ce qui laisse penser que Christine, qui connaissait forcément ce type de personnage, préférait parler de « femmes possédant un savoir ». Ainsi, il semble que Christine ne croit pas aux fées. Elle croit, certes, dans le pouvoir des connaissances et dans les capacités des femmes. Elle avait probablement lu des romans arthuriens où les fées y jouaient un rôle, mais elle a préféré retenir qu'il s'agissait de femmes savantes. À l'instar de ce qui est mentionné dans Partonopeu de Blois où Mélior a suivi les enseignements de maîtres, elle croit que la magie des enchanteresses est le fruit de travail. Cependant, le savoir des sibylles échappe à cette règle, car il est un don de Dieu.

La sibylle Érythrée a fait trois prédictions140(*). D'abord, elle connut à l'avance plusieurs faits historiques des Grecs, dont la destruction de Troyes. Elle annonça ensuite la venue de Jésus-Christ qui naîtrait de la Vierge Marie. Finalement, elle prédit le Jour du Jugement dernier. Selon le texte, elle donna en dictée ces évènements de manière « escript tant clerement ». Ainsi, toutes les visions de la sibylle concernent des faits historiques ou religieux importants, qui touchent aux intérêts de Christine. En effet, dans ses écrits, le lecteur peut constater la foi de l'écrivaine, de même que son amour du savoir dont fait partie l'Histoire.

La compilatrice, toujours en parlant d'Érythrée, explique que ces prophéties ont été prononcées en peu de vers : « Et ycestes choses sont contenues en .xxvii. vers que ceste Sebile fist pour lesquieulx merites, ce dit Bocace, et tous autres sages aucteurs qui d'elle ont escript, le tiennent, est a croire qu'elle fu tres amee de Dieu et qu'elle soit a honnourer plus que autre femme apres les saintes crestiennes de Paradis141(*) ». Il n'y a aucun doute ici que Christine s'est basée sur Boccace, car elle le mentionne explicitement. Les deux compilateurs partagent donc le même avis sur les talents de la sibylle. Elle aurait donc hérité de dons spéciaux de Dieu, qui l'aimait plus que d'autres. Il s'agit d'une explication chrétienne à des mythes dont il n'y aurait pas d'explication sinon.

Amalthée dans la Cité des Dames est décrite de manière similaire à Érythrée. Son esprit exceptionnel est admiré de Christine : « Ceste ot semblablement tres especiale grace d'esperit de prophecie142(*) ». Elle présente aussi les mêmes caractéristiques que les autres, c'est-à-dire un âge avancé qui ne paraît pas et sa virginité. Le mot « sapience » revient à de très nombreuses reprises dans le texte pour parler de cette prophétesse :

Et pour la grande sapience de ceste cy, aucuns poetes faignirent qu'elle fu amee de Phebus, que ilz appelloient dieu de sapience, et que par le don d'icellui Phebus elle acquist si grant savoir et vesqui si longuement, qui est a entendre que pour sa virginité et purté elle fu amee de dieu souleil de sapience, qui l'enlumina de clarté de prophecie par laquelle elle a predit et escript plusieurs choses a avenir143(*).

Ainsi, pureté et sagesse la décrivent, elle qui a la particularité d'avoir été aimée de Phébus. Le chapitre donne ainsi l'explication de la provenance de son savoir qui est le résultat d'une transmission. Ce processus s'apparente au savoir des fées qui se transmet de mères en filles. Une fois de plus, on remarque l'intérêt de la compilatrice pour les connaissances livresques avec la mention du Savoir de même que celle de Phébus. Ainsi, Érythrée est liée au soleil tout comme Circé, qui est sa petite-fille. Les deux figures sont héritière d'un pouvoir surnaturel venant de cet astre puissant, source de vie.

Plus loin, ce goût pour les livres est encore présent. En effet, Amalthée est associée aux livres, car à l'intérieur des ouvrages étaient conservées de précieuses informations qu'elle avait prédites. Il existait dix livres : « Si furent les livres bien gardez et fu trouvé que ilz declaroient entierement les fais qui aux Romains estoient a avenir. Et les grans cas qui puis leur avindrent trouverent tous predis es diz livres144(*) ». Tout comme pour Christine elle-même, les livres ont fait la renommée de cette sibylle. Le chapitre se conclut avec une oeuvre de Virgile qui n'est pas nommée. Christine elle-même mentionne qu'elle y a puisé.

De nombreux auteurs, donc, ont mentionné les sibylles dans leurs écrits. Guillaume de Machaut parle d'elles, en plus de Médée et Circé. Machaut parle cependant d'une seule d'entre elle, la « Sibille ». La sagesse est, pour une fois encore, associée au personnage : « La sage prophète Sibille, / Qui avoit cuer franc et nobile, / De ce grant peril l'avisa145(*) ». Son coeur noble et généreux génère aussi l'admiration du poète. Il explique que la sibylle sut prédire un grand danger, mais ne va pas plus loin en ce qui concerne son savoir. On ne sait donc pas si ses prédictions étaient regroupées dans des livres ou d'où elle détenait son pouvoir. Machaut laisse plusieurs aspects incomplets, peut-être parce que la figure sibylline était si connue à l'époque qu'elle n'avait nul besoin de plus de commentaires.

La Sibylle du Chemin de longue estude est également une femme de grand savoir. Tout comme celles dépeintes par les autres auteurs, elle est vieille. Christine de Pizan la décrit en mentionnant, entre autres, qu'elle est sage :

Une dame de grant corsage,

Qui moult avoit honneste et sage

Semblant, et pesante manière.

Ne jeune ne jolie n'yere,

Mais ancianne et moult rassise;

N'ot pas couronne ou chef assise,

Car roÿne n'yert couronnee,

Si fu simplement atournee

Et voilee d'un cueuvrechief

Entortillé entour le chief,

Et selon l'ancian usage

Vestue ot une cotte large.

Par semblant si fort et durable,

Si sembla bien femme honorable :

Quoye, attrempee et de grant sens,

Et maistrece de tous ses sens146(*)

À la différence de toutes les autres oeuvres, on connaît l'apparence physique du personnage, dont ses vêtements. Tous les auteurs parlent des sibylles comme des êtres dignes. La Sibylle du Chemin a été créée trois ans avant celles de la compilation La Cité des dames. En tant qu'oeuvre de fiction, les personnages y sont plus développés que dans la galerie de portraits : le « Chemin de longue étude [est le] seul texte où la Sibylle est un véritable personnage, partie prenante de la narration comme guide de Christine dans un voyage allégorique147(*) ».

Selon la Sibylle, ses congénères, au nombre de neuf, existent bel et bien. La narratrice est en fait la septième. Selon les auteurs antiques, la septième sibylle se nomme Almathée ou Cumane. Encore une fois, elle est une prophétesse dotée de sagesse : « .vi. femmes sages si parfaites / Que par grace de Dieu prophetes / Furent et du secret haultiesme / Parlerent. Et moy la .vii. / Fus; .iii. autres puis moy nasquirent148(*) ». Le choix de cette sibylle en particulier n'est pas anodin. Comme le montre l'annexe VII « Les enchanteresses selon les compilateurs », il s'agit de celle préférée par les auteurs. De toutes les enchanteresses dont il a été question plus tôt, elle est celle qui revient à de plus nombreuses reprises. Originaire d'Italie, elle est celle qu'a choisit Antoine de la Sale, notamment. Il l'a ensuite transformé en être diabolique. Christine choisit plutôt de la présenter comme une amie, une guide dans son long poème de rêverie.

Il est indubitable que Christine s'est basée sur les auteurs de l'Antiquité, notamment Isidore de Séville. Au moment où l'écrivaine entame la rédaction des oeuvres mettant en scène des sibylles, une longue tradition de ces personnages perdurait depuis des siècles. C'est Varron qui le premier a mis de l'ordre dans cette accumulation de mythes sibyllin : « Le nombre de sibylles aurait pu s'accroître indéfiniment... sans l'intervention de Varron149(*)». Ensuite, Isidore de Séville a repris la liste en y modifiant quelques détails. Le tableau de l'annexe X « Les dix sibylles de Varron et Isidore de Séville » en fait la démonstration.

La Sibylle Amalthée du Chemin de longue estude, tout comme dans la compilation, est liée au personnage de Phébus. Ses dons proviennent de lui : « Au monde vesqui longuement, / Et je te compteray comment / J'oz le don de longuement vivre. / Ainsi est il escript ou livre : / Pucelle estoie jeune et tendre, / Phebus moult se penoit d'entendre / Comment en grace le receusse, / Et que la grant amour sceüsse / Dont il m'amoit parfaitement150(*) ». Le récit à la première personne est propre à cette oeuvre. Le Chemin va beaucoup plus loin qu'une simple esquisse comme l'est la galerie de portraits. Le monologue dessert ici le personnage, qui se présente en détail. Elle a ainsi l'avantage d'en raconter long sur elle. Sans l'intermédiaire d'un discours rapporté, le contact avec le personnage est plus direct. De plus, la Sibylle parle d'un livre où est consignée son histoire. Donc, le personnage d'un livre parle d'un livre où elle joue un rôle, ce qui crée un effet de mise en abyme et de double : « C'est dans ce projet que la Sibylle va trouver son rôle, en incarnant une parole d'autorité au féminin. La figure de la Sibylle se construit dans un habile jeu de miroirs avec des doubles internes et externes151(*) ».

La fiction de Christine de Pizan permet plus de latitude à la Sibylle. Les compilations, qui ne sont pas des romans, sont de nature plus « sèches ». Les ellipses et de courtes descriptions les caractérisent particulièrement. C'est le cas d'Antoine Dufour dans La Vie des femmes célèbres. Un de ses chapitres est consacré à Érythrée. En tant que figure religieuse, elle est admirée par l'auteur et il mentionne plusieurs de ses qualités : « Elle fut tant ingénieuse et plaine de si grande devocion, que quasi on la peult mieulx nommer prophète que sibille. Car de l'Incarnation et de la Passion si haultement chanta que l'Église en fait mémoire152(*) ». Ainsi, cette prophétesse est pleine de dévotion, de génie et son rôle a été fort important au sein de l'Église. Alors que Médée, toujours chez Dufour, était « ingénieuse à faire le mal », Érythrée est « ingénieuse » à de bonnes fins. Le génie de ces deux personnages est ainsi mis en relief. Pour Dufour, Médée ne l'utilise pas à de bonnes fins. Son savoir dessert le Mal. Cependant, Médée n'est pas une figure de la religion au même titre que la sibylle. Médée est une enchanteresse païenne et il est donc plus « normal » que Dufour s'en prenne à elle dans ces termes.

Chez la Amalthée de Dufour, le savoir de l'enchanteresse est mis en relief, surtout son savoir livresque, comme l'avait fait, entre autres, Christine de Pizan : « [Elle] fist neuf livres de haulte et souveraine intelligence, plaine de la vérité de nostre foy et Rédempteur153(*) ». Les ouvrages que la sibylle a conçus sont qualifiés de brillants. Les propos de l'auteur sont très religieux et il salue la foi présente dans les livres sibyllins. On retrouve bien les la personnalité du prêtre qu'était Antoine Dufour. Son admiration pour les femmes croyantes semble sans borne. Il paraît d'autant plus admiratif si les talents d'une femme sont des dons de Dieu servant la cause religieuse. Ainsi, tout comme lui-même qui sert la Foi chrétienne, il admire une femme qui se met au service du Seigneur. Dufour ne cherche pas à expliquer le pouvoir magique de la sibylle : c'est la volonté de Dieu qui n'est pas questionnable. Si Christine se projette elle-même dans toutes les femmes de savoir. Dufour lui, les donne comme modèles aux femmes pour qui il écrit avec plus de précautions, préférant de loin celles qui sont reliées au divin.

À la fin du chapitre sur Amalthée, le compilateur revient sur les livres rédigés par l'enchanteresse. Sa prophétie concerne sans doute l'évènement-clé de la chrétienté, c'est-à-dire la résurrection de Jésus-Christ : « Les Romains long temps après sa mort, alloyent veoir ces livres et trouvoyent tout ce qui estoit advenu. Elle dist de Ihésuscrist ce qu'il s'ensuit : "Ihésus, le grant prophète, troys jours après sa mort ressuscitera et après, en grant triumphe, es cieulx montera"154(*) ». L'annonce de cette nouvelle fait de cette sibylle, mais des autres aussi, un être primordial pour les gens du Moyen âge, car la religion influait sur beaucoup de choses. Dans le cas de La Vie des femmes célèbres tout comme avec Le Chemin de longue estude, on constate une mise en abyme avec le livre. Dans les deux oeuvres, les livres occupent une place importante à l'intérieur d'un livre, la compilation et le l'ouvrage fiction. Par ailleurs, il faut mentionner que le livre est un symbole du savoir par excellence. Les sibylles, donc, ont beaucoup moins de mal à faire accepter leurs connaissances que les païennes Circé et Médée.

La sibylle suivante dont parle Antoine Dufour est Albunée. Encore une fois, ses qualités morales et intellectuelles font le ravissement du compilateur : « [Elle] mérita, par ses tresgrans vertuz et hault sçavoir, estre appellée femme célicque ou ange incarné155(*) ». Selon le texte, le savoir de la sibylle fait d'elle un ange. Jamais encore Dufour n'avait été aussi élogieux pour une sibylle. Il reste que les anges font également partie du panthéon chrétien. Plus en amont dans le chapitre, on apprend ce qu'elle a dit exactement : « Elle fist XXVII vers du jugement et de la fin du monde, dont le commencement des lettres capitalles portent ceste sentence : "Ihesus Cristus filius veniet Salvator mundi"156(*) ».

Les sibylles chez Martin Le Franc ont également annoncé la venue du « Sauveur Jésus-Christ ». Dans Le Champion des Dames, oeuvre à la composition plus éclatée que les autres compilations, elles apparaissent dans le livre IV au nombre de neuf. L'auteur a apparemment omis la dixième, bien qu'il stipule qu'il en existe dix : « Dix furent celles que je nomme / Dont de Perse fut la premiere, / Delphique l'aultre l'en surnomme, / L'aultres l'en appelle Chimere. / Lerithee de grand lumiere / Ensuit la tres sage Cumee. / Je mes Elesponce derriere / Frigie, Samye, Albumee157(*) ». La partie qui concerne les sibylles porte le titre suivant : En cestui chappitre Franc Vouloir le champion des dames, aprez ce qu'il a loé les clergesses, fait mencion des dix sebilles lesquelles tres clerement prophetiserent de nostre Sauveur Jhesucrist, comme il appert par leurs dis. Avec ce titre, le plus important sur les sibylles est mentionné, autrement dit la prophétie de la venue du Fils de Dieu.

Le Champion des dames n'est pas une compilation au même titre que les autres. Les vers sur les sibylles les présentent encore comme des êtres vertueux grâce à leur capacité à lire l'avenir : « Ainsy prouve que les sebilles / A parler du temps avenir / Furent apertes et habiles / Car ainsy le vit on venir158(*) ». Le récit des sibylles en général est suivi par celui d'Érythrée dès le vers MMCCCXCIII. Comme avec les autres compilations, elle est porteuse d'un message chrétien : « Or oy aprez de Lerithee / La chanson du grant jugement, / Comme elle est saincte et bien dictee159(*) ». Selon Franc vouloir, la voix qui prend parti pour les dames, les sibylles s'occupent bien de leur tâche et Franc vouloir cherche à les valoriser. Cependant, « l'adversaire », lui réplique qu'elles sont de nature mauvaise : « Sont célébrées ensuite les Sibylles, qui prophétisèrent la venue du Sauveur. Magiciennes possédées du démon, réplique l'adversaire, car Dieu seul connaît l'avenir. C'est l'Esprit Saint, il est vrai, observe Franc Vouloir, qui inspirent prophètes et prophétesses, et non Satan, dont l'habileté en ce domaine est illusoire160(*) ».

La Champion des dames est la seule compilation qui met en doute le savoir des sibylles, par l'entremise de « l'adversaire ». Cependant, dans la partie où il est question des sibylles, le texte prend l'allure d'un débat. Comme son contemporain Antoine de la Sale, Le Franc, à travers la bouche de son personnage, émet un jugement négatif à l'égard des magiciennes, qu'il s'empresse tout de même de rectifier : « Mais les sebiles disoeint / Du temps avenir mal ou bien, / Je croy certes que ce faisoient / Par quelque engin magicien161(*) ». L'adversaire affirme la nature diabolique des sibylles, car leurs dons lui paraissent suspects. Comme nous l'avons vu précédemment, à plusieurs reprises dans l'Histoire, le savoir des femmes apeure les gens, même s'il s'agit uniquement de littérature.

Le personnage subversif continue dans son argumentaire. En l'espace de huit vers, quatre désignations sont utilisées pour décrire les sibylles, soit « prophétesse », « devineresse », « enchanteresse » et « menteuses ». Selon le locuteur, elles pratiquent des rituels étranges : « Se disoyes que prophetisses / Fussent telles devineresses, / Il fauldroit que t'en repentisses / Car elles sont enchanteresses, / Sur crapaux et raines caurresses / Remplies de l'art dyabolique. / Et qui en croit les menteresses, / Il est pire que Phitonique162(*) ». Le plus surprenant, dans ce passage, est l'apparition des batraciens. Il faudra attendre quelques siècles encore pour que cette image de la femme et de ses envoûtements diaboliques se cristallise dans l'imaginaire collectif.

Aucun écrivain médiéval, à part sous le couvert de la moquerie comme Rabelais par exemple, n'oserait critiquer ouvertement une figure chrétienne. Martin Le Franc a surtout choisi de les présenter comme des êtres magiques, mystérieux et saints. Leurs prophéties sont porteuses d'un message éminemment important selon la Bible. Ce message est transmis « textuellement » dans le livre IV : « Mais les sibylles sont les seules dont le Champion fasse entendre la parole au discours direct, et dont il donne ainsi à méditer les liens entre poésie et savoir163(*)». Les prédictions de la sebille Lerithee sont en effet présentes sous forme de cinq strophes de huit vers chacune. Elle y décrit les évènements terribles qui se passeront le Jour du Jugement dernier. Ainsi, Le Franc réussit à rendre poétique des faits terrifiants.

Martin Le Franc et Antoine de la Sale ont en commun de montrer un côté sombre des sibylles, alors qu'ailleurs, elles sont entièrement considérées comme des êtres divins. Chez les trois derniers, l'idée de « trou » est associée à ce personnage diabolique qui symbolise la fin du monde :

Cette image vacillante du "trou de la sibylle" est d'autant plus intéressante que le point de vue final de Martin Le Franc, formulé par son porte-parole le Champion, culmine dans ce livre IV avec l'évocation des dix sibylles antiques et la citation, sur treize huitains, de leurs prophéties concernant la vie du Christ et l'annonce du Jugement164(*)

En montrant ainsi les deux faces des personnages sibyllins, Martin Le Franc invite à la prudence et au bon jugement des lecteurs. L'échange entre Franc Vouloir et L'Adversaire se veut être une mise en garde : certes les sibylles sont des prophétesses du Seigneur, mais chacun doit tout de même se poser des questions à savoir ce qui est issu du Bien ou du Mal. Il en ressort qu'elles sont du côté du Bien.

Dans La Nef des femmes vertueuses, le Bien est également mis en avant, quoique peu de choses soient dites, en réalité, sur les sibylles. D'emblée, Symphorien Champier instaure, comme Christine de Pizan, un lien avec les livres : « Les historiographes en partie s'accordent que les sibilles furent dix165(*) ». La sibylle Érythrée a la particularité d'avoir annoncé la destruction de Troyes :

La quinte fut la sibille erithrée ou eriphile ainsi nommée, car ses livres furent trouvés à erithres ou pource que aultresfoys y avoit habité comme appolodore erithrée l'afferne avoir esté sa citoienne. Et ceste regna par le temps que les grecz alarent à troyes la subvertir ausquels elle predict la destruction d'icelle et les mensonges que homere devoit escripre166(*)

On retrouve ici trois informations intéressantes quant au savoir de la sibylle. D'abord, Champier est le seul à donner l'explication de la provenance du nom Érythrée. Qui plus est, cette appellation est reliée aux livres, qui ont été écrits par elle. Ensuite, nous connaissons la nature de la prophétie touchant au monde païen. Finalement, elle prédit également les écrits à venir du poète Homère, dont seul Champier, encore une fois, parle. Indirectement, donc, le compilateur dément les propos tenus sur Médée et Circé. Les deux enchanteresses sont détentrices de savoir et, tout comme les sibylles, sont païennes. Chez elles, Champier ne critique pas leur savoir ni ne donne une mauvaise image d'elles parce qu'elles ne sont pas chrétiennes.

Le livre est aussi relié à une autre sibylle de La Nef, Tiburtine ou Albunée. Il est dit d'elle que « son ymage avoir esté trouvée tenant ung livre en sa main167(*) ». Tout comme Christine de Pizan, Champier met l'accent sur le savoir livresque, tant celui qui contient ses prophéties que le livre où elle apprend sa science. Ainsi, toutes les sibylles ont en commun de posséder des connaissances qui les placent dans une catégorie à part : « Par sa compétence dans le domaine du savoir et sa fonction de glose, la Sibylle s'apparente à une figure de lecteur. En tant que prophétesse, sa compétence est d'abord de savoir déchiffrer des signes168(*) ». Le livre est le miroir du savoir des sibylles, mais le caractérise en même temps. Grâce au livre, on sait que les sibylles sont détentrices d'un savoir particulier. Les livres qui mettent ces prophétesses en scène, cependant, sont loin de tous les dépeindre de la même manière. Quelques oeuvres de fiction, par exemple, les montre plutôt sous un jour obscur.

* 126 Boccace, ibid., p. 80.

* 127 Ibid., p. 81.

* 128 Famous Women, ibid., p. 102.

* 129 Francine Mora, «La Sibylle séductrice dans les romans en prose du XIIIe siècle : une Sibylle parodique?» dans La Sibylle, parole et représentation, sous la direction de Monique Bouquet et Françoise Morzadec, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. Interférences, 2004, p. 199.

* 130 Boccace, ibid., p. 67.

* 131 Idem.

* 132 Antoine de la Sale. Le Paradis de la reine Sibylle, traduction et postface de Francine Mora et préface de Daniel Poirion, Paris, Stock, coll. Moyen âge, 1983.Postface Paradis, p. 140.

* 133 Boccace, ibid., p. 68.

* 134 Famous Women, ibid., p. 86.

* 135 Christine de Pizan, ibid., p. 220.

* 136 Fabienne Pomel. «La Sibylle, guide et double de Christine dans l'autre monde des lettres. Le chemin de longue étude de Christine de Pizan», La Sibylle, parole et représentation, sous la direction de Monique Bouquet et Françoise Morzadec, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. Interférences, 2004, p. 233.

* 137 Christine de Pizan, ibid., p. 220.

* 138 Ibid., p. 222.

* 139 Pomel, ibid., p. 227.

* 140 Christine de Pizan, ibid., p. 222-224.

* 141 Ibid., p. 224.

* 142 Idem.

* 143 Ibid., p. 226.

* 144 Idem.

* 145 Machaut, ibid., p. 627-8.

* 146 Christine de Pizan. Le Chemin de longue étude, édition critique, traduction,

présentation et notes par Andrea Tarnowski, Paris, Le Livre de Poche, Lettres gothiques, 2000, p.114.

* 147 Pomel, ibid., p. 227.

* 148 Chemin de longue étude, ibid., p. 118.

* 149 Josiane Haffen et Philippe de Thaon. Contribution à l'étude de la Sibylle médiévale : étude et édition du ms. B.N., f. fr. 25407, fol. 160v-172v : "Le Livre de Sibile", Paris, Les Belles Lettres, 1984.Haffen, p.16.

* 150 Chemin de longue estude, ibid., p. 120.

* 151 Pomel, ibid., p. 228.

* 152 Dufour, ibid., p. 37-38.

* 153 Ibid., p. 62-63.

* 154 Ibid., p. 63.

* 155 Ibid., p. 92.

* 156 Ibid., p. 93.

* 157 Le Franc, ibid., p. 183.

* 158 Ibid., p. 182.

* 159 Ibid., p. 186.

* 160 Ibid., p. XL.

* 161 Ibid., p. 192.

* 162 Ibid., p. 194.

* 163 Julien Abed. La parole de la sibylle dans les oeuvres médiévales françaises, thèse de doctorat de littérature médiévale, sous la direction de Mme Jacqueline Cerquiligni-Toulet (Univ. Paris-Sorbonne), 2009, p. 135.

* 164 Ibid., p. 149.

* 165 Champier, ibid., p. 69.

* 166 Idem.

* 167 Ibid., p. 70.

* 168 Pomel, ibid., p. 231.

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"Il y a des temps ou l'on doit dispenser son mépris qu'avec économie à cause du grand nombre de nécessiteux"   Chateaubriand