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Handicap et parentalité. Les croyances parentales en une normalité sociale possible pour leur enfant handicapé mental

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par Jean-Yves RICHIER
UNiversité Nancy 2 - UPMF Grenoble - DEA de Sociologie 2003
  

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I. PROBLEMATIQUE

Le choix de l'objet de recherche sociologique n'est pas neutre. Il nous pose questions, il nous irrite parfois car nous ne savons pas toujours comment parvenir à le saisir. Il peut être vaste, il nous faut alors le limiter de peur de se perdre. Faire des choix est difficile, il faut supporter l'amputation d'une partie de notre recherche, en faire le deuil tout en sachant qu'elle vit par le travail des autres. Notre tâche est de participer à la construction du savoir et d'apporter, même d'une façon pouvant paraître insignifiante, notre collaboration à la réflexion sociologique.

Toute connaissance réflexive de la réalité infinie par un esprit humain fini a par conséquent pour base la présupposition implicite suivante : seul un fragment limité de la réalité peut constituer chaque fois l'objet de l'appréhension scientifique et seul il est essentiel, au sens où il mérite d'être connu. (Weber, 1995, p 148-149).

Nous sommes investis d'une mission dont nous aurions le choix des modalités d'exécution. Ne pas se perdre, pour cela il faut baliser au mieux notre parcours de chercheur et ne pas laisser échapper ce fil d'Ariane de nos doigts. Les fausses pistes et les désillusions nous guettent, le savoir et s'en apercevoir nous garde de renoncer à chaque déconvenue.

Le monde du handicap est riche d'interprétations à son sujet, nous allons nous atteler au travail de découverte entrepris par d'autres chercheurs de notre discipline en nous efforçant d'apporter notre originalité. Nous n'avons pas ici la prétention de révolutionner un domaine spécifique de notre société mais nous souhaitons tout simplement que notre point de vue interpelle le lecteur. Il n'y a pas un mode unique d'appréhension du réel cependant le regard que nous portons sur celui-ci n'en est pas moins particulier.

Il nous faut expliquer désormais ce qui attire notre attention sur une zone sociale précise, celle du handicap et notamment celle du handicap mental. Il nous apparaît que les acteurs sociaux de la sphère parentale de l'enfant handicapé mental ont quelque chose à dire sur la manière dont ils appréhendent la réalité sociale. Comment parviennent-ils à vivre une vie que le commun des mortels définit comme inacceptable ? Le choix d'un tel sujet n'est pas indépendant d'un parcours biographique, d'un roman des origines du chercheur. Le chercheur est également éducateur spécialisé, il vit au quotidien au sein de son objet d'étude et depuis toujours il a été confronté au handicap mental, sa tante était une adulte dite trisomique.

Une portion seulement de la réalité singulière prend de l'intérêt à nos yeux, parce que seule cette portion est en rapport avec les idées de valeur culturelles avec lesquelles nous abordons la réalité concrète. Ce ne sont que certains aspects de la diversité toujours infinie des phénomènes singuliers, à savoir ceux auxquels nous attribuons une signification générale pour la culture qui valent la peine d'être connus (ibid., p 157).

On peut nous objecter que le chercheur est trop imprégné par son objet d'étude pour apporter un regard suffisamment objectif sur celui-ci. Effectivement, il n'est pas toujours aisé, dans notre situation, de se détacher d'un discours revendicatif en faveur de la population déterminée. Sans prôner une rupture épistémologique radicale avec le sens commun, nous souhaitons plutôt nous départir d'une certaine compassion au profit d'une empathie plus à même d'accéder à la compréhension des acteurs sociaux. Nous reprenons l'idée de SCHÜTZ que les acteurs sociaux ne sont pas des « idiots culturels » et qu'ils ont une connaissance de la réalité qu'ils décrivent dans leurs discours.

Les objets de pensée construits par les chercheurs en sciences sociales se fondent sur des objets de pensée construits par la pensée courante de l'homme menant sa vie quotidienne parmi ses semblables et s'y référant. Ainsi, les constructions utilisées par le chercheur en sciences sociales sont, pour ainsi dire, des constructions de constructions édifiées par les acteurs sur la scène sociale dont l'homme de science observe le comportement et essaie de l'expliquer tout en respectant les règles de procédure de sa science (Schütz, 1987, p 11).

Notre travail de recherche actuel n'est pas vierge de tout antécédent heuristique. Cela fait maintenant trois années que le sujet du handicap mental nous interpelle dans le cadre de nos études de sociologie. La monographie de licence nous a permis d'appréhender le milieu familial en nous détachant du regard spontané de l'éducateur spécialisé forgé d'a priori. La verve éducative parasitait l'écriture sociologique ; ce travail fut un premier passage bénéfique pour faire abstraction de la pensée éducative. La construction imparfaite de cette première étude jeta les bases à notre recherche de maîtrise également centrée sur le milieu familial de l'enfant handicapé mental.

Nous nous sommes essayés à cerner ce que les parents pensent du handicap de leur enfant et comment ils déterminent leur rapport à la société. Il s'agissait de saisir les motivations qui poussent les parents à croire qu'un jour, peut-être, leur enfant handicapé mental sera capable de se sortir de son état. Il nous fallait décrypter les mécanismes par lesquels l'individu est capable d'influencer sa propre existence. Il nous fallait interroger ses capacités à analyser subjectivement sa situation sociale dont il dépend par certains côtés et déceler ses stratégies d'action pour « retourner la situation en sa faveur ». De notre position nous ne pouvons essayer de comprendre qu'une part infime du vaste champ du handicap. Notre tâche est cependant de faire oeuvre de scientificité et d'éclairer du mieux que nous le pourrons cette part infime, morceau d'une construction plus générale.

Dans notre travail préalable, nous supposions qu'il existe bien une famille typique de l'enfant handicapé mental. L'enfant, dans ce cadre, semble influencer les relations au sein du groupe familial, les parents se projettent en fonction des évolutions de celui-ci. Nous devons nous interroger pour déterminer si ce type de famille se construit en fonction de certains critères semblables et repérables. Les acteurs parentaux vivent leurs rapports à la société en fonction de leur propre expérience du handicap. Il y aurait une construction sociale de la famille de l'enfant handicapé mental, ensemble social caractérisé par des similitudes. Elle n'est pas dépendante de déterminismes sociaux antérieurs puisque les parents n'ont pas appris à être de tels parents. La construction de père ou de mère d'un enfant différent s'engage, même si ceci semble un truisme, dès l'apparition du handicap dans la famille. Nous démontrerons qu'il n'y a pas qu' « un apprentissage par corps » au sens définit ainsi par Pierre BOURDIEU :

Le corps croit en ce qu'il joue : il pleure s'il mime la tristesse. Il ne représente pas ce qu'il joue, il ne mémorise pas le passé, il agit le passé, ainsi annulé en tant que tel, il le revit. Ce qui est appris par corps n'est pas quelque chose que l'on a, comme un savoir que l'on peut tenir devant soi, mais quelque chose que l'on est (Bourdieu, 1980, p 123).

Comment les parents parviennent-ils à jouer avec les représentations sociales antérieures qu'ils avaient sur l'innommable monstruosité ? Les représentations sociales des individus laissent-elles des résidus dans les pensées des acteurs ou est-ce que ceux-ci parviennent à les évacuer ou les cacher sous un vernis ? Il semblerait, mais ceci n'est qu'une interprétation première, que les acteurs parentaux vivent leur existence, non pas uniquement en fonction d'un statut imposé par la société, mais aussi selon les représentations qu'ils ont de leur situation présente. Leurs actions sont limitées par les évolutions supposées de l'enfant mais ils se dotent de moyens stratégiques pour dépasser les cadres de la situation et vivre de manière toute somme « normale », en faisant « comme si ».

Il existe bien une construction sociale du parent de l'enfant handicapé mental. Il faut nous doter des outils les plus adéquats à notre propos afin de décomposer et lire les mécanismes d'une telle construction. Nous émettons le postulat que les uns se construisent en fonction des autres par le biais des relations quotidiennes. Nous nous édifions en tant qu'acteur social au travers du regard des autres acteurs sociaux approuvant ou désapprouvant ce que l'on fait ou ce que l'on projette. A notre insu, nous sommes tributaires des individus environnants qui n'ont de cesse de nous cataloguer pour ce qu'ils croient de ce que nous sommes en fonction de ce que nous leur dévoilons.

Les concepts de l'interactionnisme symbolique seront exploités pour enrichir notre théorisation. DE QUEIROZ et ZIOLKOVSKI dans leur ouvrage " L'interactionnisme symbolique " décrivent ainsi la notion d'interaction :

La notion d'interaction joue un double rôle théorique. Les interactions sont, d'un côté, constitutives de la vie sociale. Le fonctionnement de la société, de sa culture, de sa structure, de toutes ses institutions n'est finalement qu'un processus continu d'interactions. L'ordre social est un ordre interactionnel (...) Par ailleurs l'interaction peut être décrite comme un phénomène particulier, une sorte d'événement doté de ses règles propres et qui peut, au moins à ce titre et analytiquement, être étudié de façon relativement autonome, indépendant à la fois de l'ordre macro-social et des identités antérieures des acteurs. (De Queiroz et Ziolkovski, 1994, p 57).

Les parents d'enfants handicapés entrent en formation dès l'apparition de leur enfant pour épouser une « carrière » au sens que BECKER lui donne. Les acteurs parentaux doivent se munir, s'inventer et innover des techniques d'apprentissage : ils deviendront petit à petit des experts en matière de handicap mental. Ils n'ont pas choisi cette « profession » inscrite dans le domaine domestique, faite de pratiques quotidiennes spécifiques pour pallier l'immédiateté de la situation. Ils s'initient à leur nouvelle tâche en devant en construire la planification. L'individu s'expulse d'un monde qu'il avait construit où tout lui semblait aller de soi pour investir un univers qui bouscule ses évidences. Il doit ré-apprivoiser ce qu'il avait réussi à dompter. Il doit se « convertir » à une nouvelle acceptation de soi et du monde et construire une nouvelle identité sociale selon la perception de HUGHES.

La construction de l'identité sociale des parents de l'enfant handicapé mental repose sur des interprétations d'acteurs sociaux évoluant dans deux mondes différents. Le monde de la normalité et le monde de l'anormalité qui semblent plus s'opposer, au premier abord, que se compléter. Il y aurait, pour reprendre l'idée de GOFFMAN, conflit entre les normaux et les stigmatisés. Il est intéressant de s'interroger sur la force de « contamination sociale » du handicap qui imprègne les acteurs parentaux et parasite les relations habituelles. Ils revêtent une identité « sociale virtuelle » cachant, sous le manteau des faux-semblants, les véritables attributs de leur identité. Le handicap de l'enfant met la famille au ban de la société, l'élément déviant contamine la structure familiale ; elle est « étiquetée » comme telle. « Le déviant est celui auquel cette étiquette a été appliquée avec succès et le comportement déviant est celui auquel la collectivité attache cette étiquette » (Becker, 1985, p 3).

Notre recherche se tournera vers la psychologie sociale qui a à nous apprendre sur la constitution des représentations sociales. Les acteurs sociaux se construisent mentalement des images de la réalité environnante selon la position sociale qu'ils occupent. La position sociale n'est pas uniquement dépendante d'un statut social déterminé mais a plutôt à voir avec la place qu'occupe un individu au sein de la société. Les parents de l'enfant handicapé mental vivent au sein de la société comme tout un chacun selon les rôles sociaux qui leur sont attribués, ils sont pourtant dans une situation unique en comparaison à d'autres acteurs sociaux.

Il est intéressant de se demander comment les parents interprètent le handicap de leur enfant, quelles représentations ils en ont. Nous interrogerons l'élément fondamental de la représentation, le « noyau central » qui détermine à la fois la signification et l'organisation de la représentation (Abric, 1999, p 215).

Les acteurs parentaux perçoivent-ils leur confrontation à la société de manière différente ou bien existe-t-il une représentation sociale homogène des individus pris dans le cercle du handicap ? Ces questions sous-tendent que ces acteurs sont suffisamment imprégnés pour se bâtir « une forme de pensée sociale » unique. Il y aurait deux interprétations possibles des représentations sociales du handicap inscrites dans deux perspectives :

- La perspective intra familiale considérant l'altérité dans sa dimension de souffrance, une anomalie sociale qui ronge les liens familiaux et détruit toute possibilité de reconstruction. Le handicap est un intrus, un objet rapporté, dissocié de l'être, comme collé à l'enfant.

- La perspective extra familiale des parents construite selon les représentations sociales communément acceptées. Dans ce cas, l'individu est handicapé par essence.

La théorie de la dissonance cognitive fondée par le psychosociologue américain Léon FESTINGER (1993) nous invite à postuler « que l'individu tend à résoudre ou à réduire la dissonance parce qu'elle est source de malaise. Dans chaque situation dissonante, l'individu dispose généralement de plusieurs modes possibles de réduction de la dissonance ». Les parents de l'enfant handicapé mental doivent pouvoir vivre malgré tout, mais leurs perspectives d'avenir n'apparaissent plus aussi évidentes et linéaires. Ils sont contrariés et incertains face au lendemain, ils se construisent une trame cohérente donnant sens à leur vie. Le chaos doit être canalisé et maîtrisé, le calme ré-instauré au sein du foyer familial. Il faut trouver une échappatoire acceptable afin de faire face aux aléas de la vie.

Il y aurait comme un  « malentendu », au sens où le conçoit l'anthropologue Franco LA CECLA (2002), entre les membres de la société et les acteurs parentaux depuis que l'enfant handicapé est apparu. Le malentendu est inévitable pour exister : il est ce « presque rien » qui constitue la singularité de l'individu. Le malentendu est sans doute interne aux parents car ils ne sont pas préparés à être confrontés à l'apparition du handicapé dans leur vie. Ils n'avaient pas prévu une vie imprévisible. L'acteur parental doit comprendre ce qui lui arrive et surtout accepter le fait que lui, et non l'autre, a hérité de ce que personne ne souhaiterait avoir.

Le handicap, même apprivoisé, peut demeurer une souffrance, un malaise honteux pour soi et dans son rapport aux autres. L'individu n'aime pas en parler ou s'en vanter. Il est parfois préférable de cacher, autant que cela se peut, ce qui est sujet au discrédit et à la honte. L'acteur social peut être gêné dans ses relations, tendre le dos. Il essaie de faire comme si de rien n'était et vit dans la crainte que l'autre découvre ce qu'il cache. Parfois, il est impossible de dissimuler ou de se dissimuler le handicap de l'enfant car la réalité est trop criante, comme jetée à la face de chacun, perturbant la sérénité de la relation.

Il y a l'humiliation qui amène à taire les violences subies, à se replier sur soi-même, à cultiver un sentiment d'illégitimité, à se vivre comme un « moins que rien ». Il y a la gêne éprouvée face à la honte d'autrui, qui conduit, le plus souvent, à une mise à distance, à un refus d'entendre ce qui dérange. L'écoute de celle ou celui qui a honte est difficile. (De Gaulejac, 1996).

Dans un état honteux, l'acteur social cherche à renier les sources de sa honte, à cacher aux autres autant qu'à lui-même ce qui fait souffrance à sa vie. Il rejette la réalité quotidienne pour se fabriquer une réalité acceptable mais il n'évolue pas dans un monde empreint de virtualité. Il se construit un univers où il peut être maître de sa destinée, se délestant des entraves barrant l'avenir. L'objet indésirable est mis de côté dans l'espoir d'être occulté.

Le modèle primaire envisagé par FREUD est de type oral : cela je veux le manger ou bien je veux le cracher (...) Donc : cela doit être en moi ou bien en dehors de moi (...) Le mauvais, l'étranger au moi, ce qui se trouve en dehors, c'est pour lui tout d'abord identique (Penot, 1989, p 29).

Les parents doivent parvenir à gérer l'état de contradiction entre ce qu'ils pensaient être et ce qu'ils sont effectivement. Nous supposons qu'ils savent au fond d'eux-mêmes que plus rien ne sera comme avant ou comme ils l'avaient imaginé. Pourtant il semblerait qu'ils espèrent toujours rejeter l'intrus à leur existence en usant de subterfuges déniant la réalité.

Les parents doivent détruire l'image de l'enfant idéal ceci afin de parvenir à se reformuler un parcours possible avec un enfant n'intégrant pas les critères sociaux normatifs. Anselm STRAUSS (1992) définit la mort comme un processus temporel, fait de successions de « statuts transitionnels » par lesquels passe l'individu. Les parents passent par des états divers sur le chemin de l'acceptation. Nous parlerons de parents d'enfants « morts-nés » socialement devant parvenir, par étapes successives, à s'accommoder de l'altérité de leur progéniture. Le deuil social n'est pas uniquement un travail sur soi pour surmonter la disparition d'un être cher. Sa mission est plutôt de remplir la place sociale attribuée à l'enfant « normal » laissée vacante par l'entremise du handicap. Nous empruntons à STRAUSS, qui s'est intéressé à la profession médicale dans sa gestion de la mort, les notions de « projection de trajectoire » et de « contexte de consciences » dans lequel les gens interagissent en même temps qu'ils le découvrent. Ce contexte est complexe, il ne demeure pas constant, il change tout au long de la trajectoire » (Strauss, 1992). Au fil du temps, le point de vue des parents sur le handicap fluctue et s'enrichit de l'expérience quotidienne.

L'expérience du handicap est source de connaissance à la fois brute et réfléchie, elle se construit dans l'urgence de l'instant et par la réflexivité sur les situations vécues. Le handicap complexifie le rapport au monde, aux autres familiaux ainsi qu'à soi. Les références normatives restent les normes sociales établies mais il faut faire avec un sujet qui ne s'en accommode nullement. La construction de soi est interdépendante des autres. Nous nous demandons quel est le rôle constitutif que peut jouer l'autrui dans la construction du soi de parent d'un enfant différent sachant que pour MEAD :

Le jeu réglementé possède une logique qui permet l'organisation du soi : il y a un but défini à atteindre ; les actions des différents individus sont liées les unes aux autres par rapport à cette fin, de sorte qu'elles n'entrent pas en conflit. On n'est pas en opposition avec soi-même en prenant l'attitude d'un autre équipier : si quelqu'un à l'attitude de lancer la balle, il peut aussi avoir la réaction de l'attraper (Mead, 1963, p 135).

Les règles du jeu sont communes à chacun et intégrées par les acteurs parentaux. Cependant il semble bien qu'ils soient dans l'obligation de jouer en solistes c'est-à-dire d'inventer leurs propres règles sociales écrites par la logique du handicap. Il y a un jeu joué sur la scène sociale avec les autres membres de la société où les rôles sont clairement définis et un jeu plus obscur, interne à la cellule familiale, dont les règles sont élaborées en coulisses.

Les parents d'enfants handicapés mentaux déploient des stratégies afin d'atténuer leur rapport de souffrance au monde. Ils s'inscrivent dans un contexte les obligeant à agir en fonction d'une rationalité limitée par les possibilités de l'enfant. Ils se convaincraient, se donneraient de bonnes raisons afin d'espérer que tout est finalement possible. Il faut pourtant, pour ces acteurs parentaux, se voiler certaines réalités de leur existence pour préserver une relation avec leur environnement. Nous admettons qu'ils influencent leur propre destinée plutôt qu'ils ne la subissent. Ces acteurs sociaux agissent par  « mauvaise foi », ils sont des « imposteurs » (Sartre, 1984), comédiens ne cherchant qu'à tricher avec leurs pairs. Leurs croyances en une normalité possible apparaissent comme irrationnelles du dehors mais elles ont certainement des raisons d'être cachées. La duperie peut être interprétée comme un des moyens cognitifs mis à la disposition des parents pour leurrer les autres autant qu'ils se leurrent.

Notre objet de recherche s'inscrit dans la sociologie des croyances. Le handicap mental, lorsqu'il pénètre le cercle familial, engendre un bouleversement de l'identité sociale individuelle. Une autre façon de voir la vie prend naissance dans l'esprit des acteurs parentaux ; ils ne sont plus si sûrs d'eux-mêmes, ni de leur avenir. Ils s'inscrivent dans une situation où l'incertitude du lendemain est le lot quotidien. L'individualisme méthodologique de Raymond BOUDON s'impose lorsque nous évoquons les capacités des acteurs sociaux à agir malgré les aléas de la vie. Ils ne sont pas uniquement catalogués et déterminés par « des entrepreneurs de morale » qui leur dicteraient les conduites à adopter face au handicap (Becker, 1985). Nous les considérons comme des individus rationnels, certes limités dans leurs actions par le handicap de l'enfant. Ils sont néanmoins capables de faire des choix motivés en fonction de leur position sociale. Le sociologue nous dit que

Considérer un acteur comme rationnel (et)... expliquer le comportement (les attitudes, les croyances, etc.) de l'acteur, c'est mettre en évidence les « bonnes raisons » qui l'ont poussé à adopter ce comportement (ces attitudes, ces croyances), tout en reconnaissant que ces raisons peuvent, selon les cas, être de type utilitaire ou téléologique, mais aussi bien appartenir à d'autres types (Boudon, 1986).

Nous dégagerons des points de bifurcation, de réorientation des choix. Dans notre travail de maîtrise de l'année passée nous avons senti poindre des variations dans l'interprétation parentale du quotidien. Avec le temps qui passe les parents adoptent des points de vue différents sur le handicap, la linéarité temporelle - passé, présent, futur - ne va pas de soi. Le handicap semble perturber toutes les logiques de l'existence : cet illogisme de situation est combattu par les parents grâce à l'élaboration de stratégies de persuasion. Ils doivent parvenir à se persuader de l'utilité d'exister au sein d'un monde qui n'a pas réservé de place sociale valorisante pour leur enfant, un monde les mettant souvent à l'index.

II. LA METHODOLOGIE

1. Présentation.

Nous recherchons à appréhender la manière dont les parents parviennent à accepter de vivre avec un enfant handicapé mental et comment ils envisagent la possibilité d'un avenir au sein de la société au même titre que tout un chacun. Nous supposons que les parents sont amenés à croire que leur enfant trouvera une place sociale assignée autre que celle de la mise au ban de la communauté. Notre supposé rejoint le point de vue de Karl POPPER qui fait allusion à la possibilité d'adopter dans les sciences sociales « ce qu'on appelle la méthode de construction logique ou rationnelle, ou la méthode de l'hypothèse nulle ».

Cette méthode consiste à construire un modèle à partir du postulat d'une rationalité totale (et peut-être du postulat de la possession d'une information complète) de la part de tous les individus en jeu, et estimer la déviation du comportement effectif des gens par rapport au modèle de comportement, en utilisant ce dernier comme une sorte de coordonnée zéro (Popper, 1956).

Nous admettons que les acteurs sociaux ont une idée de ce qu'ils veulent faire et des moyens de mise en oeuvre adaptés pour parvenir à leur fin. Ils connaissent suffisamment leur situation sociale pour être à même de décider ce qui est bon ou mauvais pour l'avenir de l'enfant. Ils possèdent, comme chacun de nous, un savoir spontané qui dicte leur conduite. Cependant, pour l'observateur attentif et aguerri sachant se mettre à distance de ces impressions brutes, bien des divergences émergent entre la vision qu'ont les acteurs de leur existence et la réalité dans laquelle ils se meuvent. Ces déviations importent à notre recherche car elles nous permettent de voir que les acteurs peuvent vivre dans un monde imaginaire les protégeant d'une vérité inassimilable.

Nous sommes conscients que la situation sociale des acteurs les prédispose à penser qu'il en sera ainsi. Leurs états d'âme sont fondés et logiques. « C'est en fait le problème particulier des sciences sociales de développer des dispositifs méthodologiques afin d'atteindre une connaissance objective et vérifiable d'une structure de signification subjective » (Schütz, 1987, p 45).

Nos hypothèses s'énoncent ainsi :

1. Les attentes des acteurs parentaux dans la relativisation du handicap sont soumises aux contingences liées à un contexte social.

2. L'annonce du handicap influence la perception qu'ont les parents de l'avenir de leur enfant.

3. La croyance des parents en une normalité possible de leur enfant décroît au fil du temps.

4. La période de l'adolescence est décisive dans l'acceptation ou le refus d'acceptation de la condition de handicapé par les parents.

Notre intérêt s'oriente vers la dimension temporelle c'est-à-dire vers une perception du handicap par les parents qui évoluerait selon le temps. La temporalité est une trame à laquelle les acteurs sociaux se réfèrent, un calendrier subjectif où s'entremêlent le passé, le présent et le futur. Elle forge les points de vue et les actions à élaborer face à une existence aléatoire. Les acteurs parentaux partagent avec leur enfant une « communauté de temps » définie ainsi par SCHÜTZ :

Partager une communauté de temps implique que chaque partenaire participe au déroulement de la vie de l'autre, qu'il puisse saisir dans un présent vivant les pensées de l'autre au fur et à mesure qu'elles s'édifient (...) En bref, les consociés sont mutuellement impliqués dans la biographie de l'un et de l'autre ; ils vieillissent ensembles ; ils vivent, comme nous pourrions l'appeler, dans une pure relation « Nous » (Shütz, 1987, p 23).

Le cercle familial renforcé ou détérioré par la présence du handicap à bien à voir avec la constitution d'un « Nous » unique et particulier, vivant un temps particulier dépendant des évolutions de l'enfant. Les « consociés » dans cette forme de socialisation sont les jouets d'un déterminant, le handicap, qui régularise ou dé-régularise les liens familiaux. Nous parlons d'une famille hors norme ne pouvant être assimilée à une sociologie de la famille générale dont il nous faut trouver une entrée originale pour sa compréhension.

Nous rejetons le postulat qui est de considérer les sujets sociaux comme des marionnettes dont les fils seraient manipulés par un élément qui leur serait extérieur. Dans le cas du handicap mental, nous posons l'hypothèse que les individus déploient des stratégies et usent de techniques originales dans l'éducation de leur enfant. Ils ne sont pas installés dans un déterminisme les réduisant à subir un sort qu'ils n'auraient pas choisi. Si fatalité il y a, à la découverte du handicap de l'enfant, il existe également un potentiel d'actions déployé par les acteurs pour se sortir d'une réalité inacceptable. L'acteur parental se doit de donner un sens à sa vie, une raison de vivre en surmontant cette fatalité, anticiper un futur même chaotique pour ne pas seulement désespérer de l'existence. L'acteur social doit s'imaginer un avenir, une vie rêvée :

Tout projet consiste en une anticipation du futur mené sur le mode de l'imagination. Or ce n'est pas le processus de l'action au moment où il se déroule mais l'acte imaginaire comme s'il s'était réalisé qui est le point de départ de tous les projets que l'on peut faire (Schütz, 1987, p 26).

SCHÜTZ (1987) définit le terme « d'action » comme une conduite humaine basée sur un projet préconçu, prévue à l'avance et « l'acte » comme le résultat du processus qui s'est déroulé, c'est-à-dire l'action accomplie. Nous nous attacherons à lire ces conduites humaines ainsi que leurs conséquences dans les faits, à essayer de capter les processus qui guident l'action des individus et rendent pertinents les actes accomplis même les plus irrationnels en apparence.

2. Les procédures d'enquête.

Nous souhaitons comprendre comment se construit l'individu, parent d'un enfant handicapé mental. Nous pensons qu'il existe une construction « typique » d'une identité de ce genre de parent se caractérisant par un écart à la norme sociale parentale. Ces parents semblent se construire en opposition aux institutions, aux autres acteurs sociaux ; ils se déterminent comme l'inverse de ce qui est admissible, acceptable et assimilable par le corps social. Les parents de l'enfant handicapé mental vivent dans un monde à part difficilement interprétable pour les profanes, ceux qui ne savent pas, ceux qui ne peuvent pas comprendre.

Les méthodes choisies doivent nous ouvrir les portes d'un domaine difficile d'accès, caractérisé par des non-dits, des faux-semblants. L'identité sociale se forge au contact des autres, les statuts sociaux lisibles permettent des interactions franches non entachées de suspicion : qu'en est-il de ces personnes dont le statut parental est précarisé par le handicap ? Le rôle de père ou de mère « ordinaire » n'étant plus envisageable, quels modèles épousent-ils ? Comment se re-fabriquent-ils un univers domestique cohérent pour faire « comme si » à la face des autres ? Ce « comme si » devient l'enjeu majeur pour ré-instaurer, ravaler une image brouillée et mise à mal.

Nous retiendrons deux méthodes, l'entretien et l'observation, afin d'accéder à la compréhension des acteurs. Nous ne ferons pas l'apologie de celles-ci mais nous les avons choisies car nous les considérons comme adaptées à la situation vécue des parents.

2.1. L'entretien.

Pour atteindre, dans une visée de compréhension, le sens que les parents donnent à leur vie avec un enfant handicapé et les représentations de leur vie à venir, nous optons pour l'entretien semi-directif. Cette posture méthodique consiste

A faire produire par l'enquêté un discours plus ou moins linéaire avec le minimum d'interventions de la part de l'enquêteur. Il s'agit de provoquer ce discours, après accord avec l'intéressé, puis de le faciliter pour explorer les informations dont dispose l'enquêté à ce sujet, c'est-à-dire ce qu'il peut en dire (Durand - Weil, 1997, p 390).

Les acteurs sociaux ne sont pas à considérer comme des « idiots culturels », mais ils démontrent une certaine intelligence dans l'interprétation de leur vie quotidienne. « Les objets du monde sont, en principe, accessibles à leur connaissance, c'est-à-dire ou bien qu'ils sont connus d'eux ou bien qu'ils peuvent l'être » (Shütz, 1987, p 17). Les parents ont une expérience vécue du handicap, ils sont les premiers concernés, en tant que tels ils sont à même de nous entretenir sur ce qui se passe au sein de la sphère familiale. Nous nous détachons d'une méthode plus déterministe qui donne la primauté aux structures objectives. A ce propos, citons Pierre BOURDIEU qui détermine deux moments dans l'investigation :

D'un côté, les structures objectives que construit le sociologue dans le moment objectiviste, en écartant les représentations subjectives des agents, sont le fondement des représentations subjectives et elles constituent les contraintes structurales qui pèsent sur les interactions ; mais d'un autre côté, ces représentations doivent aussi être retenues si l'on veut rendre compte notamment des luttes quotidiennes, individuelles et collectives, qui visent à transformer ou à conserver ces structures » (Bourdieu, cité par Corcuff, 1995, p 31).

Nous ne faisons pas une rupture radicale d'avec le sens commun, « une rupture épistémologique » dont les fondements sont de se démarquer du langage ordinaire et de la subjectivité des individus. Cette rupture serait une procédure scientifique indépassable afin de tendre à l'objectivité, elle permettrait de rejeter les prénotions, ces « idola » durkheimiens,

Sortes de fantômes qui nous défigurent le véritable aspect des choses et que nous prenons pourtant pour les choses mêmes. Et c'est parce que ce milieu imaginaire n'offre à l'esprit aucune résistance que celui-ci, ne se sentant contenu par rien, s'abandonne à des ambitions sans bornes et croit possible de construire le monde par ses seules forces et au gré de ses désirs caractérisé comme le vernaculaire pré-scientifique (Durkheim, 1988, p 111).

Pour notre part, nous pensons que les acteurs ne sont pas systématiquement dupes de leurs croyances ; ils ne sont pas effectivement si facilement trompés et aveuglés par le « voile des préjugés » sur leur existence. Nos procédures d'accès au vécu quotidien des individus divergent méthodologiquement et s'inscrivent dans une sociologie wéberienne de la compréhension. Nous exposerons ultérieurement la théorie sociologique de Max WEBER, nous évoquons de préférence la « neutralité axiologique » comme mode d'objectivation et d'appréhension de la réalité. « La validité universelle de la science exige que le savant ne projette pas dans sa recherche ses jugements de valeur, c'est-à-dire ses préférences esthétiques ou politiques » (Aron, 1967, p 504). Nous devons conserver un maximum de neutralité au cours de l'entretien et ne pas être tentés d'influencer le sujet interviewé. Notre propre conception de la réalité n'est pas celle de l'autre, elle s'énonce différemment, elle peut choquer et surprendre, elle n'en est pas moins teintée de ses valeurs. Le sociologue doit user de réflexivité pour appréhender les interprétations spontanées des acteurs sociaux. Elles sont à considérer comme un savoir, un moyen pour le chercheur d'accéder à la compréhension du monde qu'il veut décrypter. Pour comprendre les attitudes, les décisions, les pratiques mises à contribution par les individus dans une situation donnée à un moment donné de leur existence, nous devons faire preuve d'empathie :

L'empathie signifie ici que l'observateur (le sociologue) grâce aux informations dont il dispose sur les éléments composant la situation de l'observé, puisse se mettre à la place de celui-ci et considérer cet acteur-en-situation comme objet extérieur à sa (l'observateur) propre situation. La phase ultime de l'explication du phénomène social est atteinte lorsque l'observateur, pleinement conscient de la situation dans laquelle se trouve l'acteur social, est en mesure de dire que dans les mêmes circonstances ou contextes il aurait peut-être agi de la même manière (Assogba, 1999, p 61).

Le choix de l'entretien s'impose donc lorsque nous recherchons à saisir le « vernaculaire pré-scientifique, (...) trésor de types et de caractères prêts à l'emploi et pré-constitués » (Schütz, 1987), permettant au chercheur de lire le monde qu'il a souhaité explorer.

2.1.1. Le choix de l'échantillon.

La définition de la population.

« Définir une population, c'est sélectionner les catégories de personnes que l'on veut interroger, et à quel titre ; déterminer les acteurs dont on estime qu'ils sont en position de produire des réponses aux questions que l'on se pose » (Blanchet et Gotman, 1992, p 50-51).

Les familles sélectionnées pour notre enquête future épouseront certains critères objectifs déterminés ainsi, selon les hypothèses de recherche émises plus haut :

1. Pour vérifier l'hypothèse 1, les contextes socioculturels dans lesquels se déroule la vie sociale domestique devront être variés et non homogènes,

2. Pour vérifier l'hypothèse 2, le handicap mental doit être associé ou non à une lecture que nous qualifierons de « lisible » par la société. La perspective de l'avenir est tributaire de l'annonce du handicap qui n'est pas toujours énoncé à la naissance.

3. Pour vérifier les hypothèses 3 et 4, celles qui nous importent pour le travail de thèse à venir, l'âge de l'enfant ou de l'adolescent devront se situer dans une des catégories suivantes, épousant le modèle institutionnel, à savoir : la classe d'âge 6 - 12 ans, la classe d'âge 12 - 15 ans, la classe d'âge 16 - 20 ans.

Pour la compréhension du choix des classes d'âge, nous rappelons la constitution de l'établissement spécialisé, choisi pour notre enquête, où sont placés les enfants et adolescents déficients intellectuels. L'Institut Médico-Educatif (I.M.E.) est organisé de la sorte :

· Un Institut Médico-Pédagogique (I.M.P.), composé d'enfants âgés de 6 à 12 ans, bénéficiant d'un enseignement scolaire spécialisé couplé à des activités éducatives spécialisées,

· Un Institut Médico-Professionnel (I.M.P.R.O.), composé d'adolescents et de jeunes adultes âgés de 16 à 20 ans, bénéficiant d'un apprentissage technique et professionnel spécialisé,

· Un groupe de pré-adolescents âgés de 12 à 15 ans, unité « passerelle », caractérisée par une mise au travail progressive en ateliers professionnels et un maintien en groupe scolaire spécialisé.

Le choix de la population sera fait en fonction de données objectives. Je suis éducateur spécialisé au sein de la structure d'accueil des enfants et des adolescents. L'institution possède des ressources informatives tels que les dossiers administratifs, éducatifs et pédagogiques, médico-sociaux dont j'ai accès. Le choix pourra se faire également par expérience c'est-à-dire par le biais d'une connaissance professionnelle du handicap mental et de son environnement d'évolution.

2.1.2. La procédure.

Les entretiens se dérouleront en deux temps : un temps avec le père, un temps avec la mère. Il va de soi que cette procédure concerne les couples constitués. Les « faisant fonction » de parents seront aussi considérés. L'entretien séparé permet de recueillir la parole des deux parties ; nous émettons l'hypothèse que celle-ci diverge sur la perception de l'avenir de l'enfant ou de l'adolescent. Les statuts de mère et de père étant des construits sociaux dispatchant des rôles sociaux à l'intérieur du couple, il est bon d'interroger la vision de l'acteur selon la place qu'il occupe dans leur relation à l'enfant.

Le panel devra être suffisamment conséquent (40 familles) et différencié pour prétendre approcher la plus grande validité possible. Il serait intéressant d'interroger des parents d'autres structures d'accueil spécialisé et ne pas s'enfermer dans un schéma unique de prise en charge. Nous pensons que la ligne directive de chaque établissement peut influencer les projections parentales. Il nous semble bon d'interpeller les acteurs parentaux dont l'enfant est dit « normal », rechercher les ressemblances et les dissemblances de deux mondes apparemment différents.

Le regard sur le handicap de l'enfant par les parents évolue selon le temps qui passe. Nous le rappelons, la temporalité nous intéresse au premier chef. Depuis l'année de Licence, nous suivons régulièrement 5 familles qui prennent part à ce travail de recherche. Nous nous sommes entretenus régulièrement avec elles, une fois par an et il est apparu au cours de ces années des clivages important dans la manière de percevoir l'avenir de leur enfant. Il nous faut saisir à quels moments précis, à quels événements donnés, leur avis varie sur la perception de leur situation. Nous suggérons de poursuivre ce travail de recherche à leur côté mais de manière plus fréquente. Les modalités de recueil d'impressions pourraient se faire sur quelques mois au travers d'interventions régulières (appels téléphoniques, courtes visites au domicile). Il s'agirait ainsi de suivre le parcours existentiel de ces parents et saisir à l'instant les espoirs, les désillusions, en bref, ce qui fait qu'un jour tout semble possible et qu'un autre tout semble s'écrouler.

3. L'observation directe.

Les suppositions de départ et l'intérêt porté au sujet du handicap mental n'émanent pas d'un questionnement sans fondement. L'histoire du chercheur, nous l'avons évoquée dans notre problématique, est imprégnée du vécu avec ces personnes différentes, situées hors des normes sociales établies. Les origines de cette recherche sont à épier dans la biographie de son auteur, elles sont dépendantes de nos premières émotions, de nos premières interrogations, de nos peurs primaires issues des premiers contacts avec l'altérité. Ce qui nous tient désormais à coeur c'est de comprendre ce que les gens ressentent, comment ils vivent une vie logiquement difficile. Le handicap n'est pas une fatalité pour les parents puisqu'une vie est possible malgré lui. Les stratégies parentales sont appréhendées dans les discours reflétant les impossibilités qui, en contre partie, définissent des champs de possibilités.

Le temps de l'entretien ne tient pas lieu d'observation, il est un temps de rencontre, d'échange, d'impressions premières confortant ou rejetant nos a priori. L'observation directe est plus adaptée à notre quotidien professionnel. Nous participons, en tant qu'éducateur spécialisé, au travail éducatif institutionnel, nous évaluons les capacités de l'enfant, nous tentons d'adapter nos actions à ces besoins, de le doter d'outils qui nous semblent bon pour son intégration en société. L'éducateur est amené à côtoyer le pôle scolaire de l'institution et ses différents acteurs pédagogiques. Il exerce au sein de la structure qui, pour les parents, doit restaurer leur enfant. Nous participons de fait à la vie institutionnelle, nous avons notre avis sur le handicap de l'enfant. Les raisonnements professionnels diffèrent des analyses parentales, nous avons pu le constater au travers de rencontres entre les deux parties « parents - professionnels ». Il existe un réalisme institutionnel qui ne correspond pas toujours à la réalité que les acteurs parentaux se font de leur enfant. Nous interrogerons ce décalage car il va de soi, pour le corps éducatif et pédagogique, que l'élève handicapé mental démontre des lacunes qui ne seront jamais comblées. Nous sommes placés à mi-chemin entre ces deux univers aux représentations divergentes ; nous interagissons dans ces deux mondes. Même si nous participons plus à l'un qu'à l'autre, nous possédons deux points de vue globaux sur le handicap. Nous rejoignons la méthode de travail des sociologues dits « interactionnistes » qui

Prend pour point de départ ce que Znaniecki nomme le « coefficient humaniste », savoir que tout objet du monde culturel n'existe qu'en rapport avec la conscience, l'expérience et l'activité de sujets, et doivent être décrits dans ce contexte relationnel. L'expérience que les acteurs quotidiens ont du monde social et les conceptions qu'ils s'en font, constituera donc l'objet essentiel de la sociologie (De Queiroz et Ziolkovski, 1994, p 34).

Nous interrogeons bien deux conceptions différentes du monde selon la place particulière occupée par les différents acteurs : le point de vue parental épouse rarement le point de vue éducatif. Il existe un monde où tout est possible pour l'enfant handicapé et un autre où les difficultés de l'enfant sont trop importantes pour qu'il puisse se prendre en charge seul. Par expérience, nous supposons que l'enfant handicapé mental se définit par sa dépendance à un tiers. Les parents ont besoin d'espérer que la normalité adviendra pour que l'enfant accède à l'indépendance. Le recueil d'informations, sur le terrain professionnel, par observation directe, est utile pour saisir le monde institutionnel de l'intérieur, ses pratiques et ses interprétations.

De même que pour la méthode compréhensive, l'observateur doit faire preuve d'extériorité dans le recueil et l'interprétation de ses données. Il « ne participe pas aux jeux de miroirs complexes impliqués par le modèle d'interaction de ses contemporains » (Schütz, 1987, p 34) ; il doit se démarquer face à l'objet qu'il cherche à investir.

La fécondité de l'usage de l'observation dépend en effet d'abord de l'aptitude du chercheur à entretenir une distance critique à l'égard de ses propres jugements et sentiments, ou, comme l'écrit Hughes, de son émancipation par rapport à son milieu et à son origine sociale, religieuse ou culturelle. Mais elle dépend également de son aptitude à comprendre en finesse l'univers symbolique des catégories de personnes étudiées : ceci suppose une sensibilité qui ne peut souvent être acquise sans une familiarité prolongée avec cet univers symbolique. (J.M. Chapoulie, 1985, p 19)

Cette « émancipation », ce « détachement de l'observateur », (Schütz, 1987, p 34) trouve sa source dans l'énoncé même de notre problématique qui s'intéresse à la perception de l'avenir par les parents. Notre préoccupation première n'est pas d'entreprendre une recherche sur et dans l'institution « asilaire », à l'instar de Goffman, sachant que nous sommes immergés dans celle-ci depuis maintenant de nombreuses années. Nous voulons comprendre ce qui se passe dans une autre institution, la famille, et rendre compte des divergences par le biais des pratiques et des représentations communes. Le fait d' « extérioriser » notre recherche nous permet de nous extérioriser nous-mêmes ; nous gagnons en réflexivité en pénétrant deux mondes dont l'intersection est le noyau de notre recherche. L'éducateur, le temps de l'étude sociologique, ôte ses habits éducatifs pour revêtir le costume de sociologue. Il n'est pas facile de changer de métier car nous offrons une autre image pour les gens qui nous connaissent. Nous avons nous-mêmes une autre idée sur le monde qui nous entoure ; tout ceci est parfois déstabilisant.

L'observation interne de la structure doit surtout nous permettre d'appréhender les discours institutionnels sur la famille de l'enfant, entendre comment elle est parlée, comment elle est « préjugée » par les acteurs praticiens du handicap. Nous explorerons les discours « en situation » c'est-à-dire que nous capterons la parole des acteurs dans leur contexte d'exercice. Il nous faut comprendre comment ils créent le monde tout en le parlant. La méthode interactionniste, plongeant le chercheur au coeur de son objet d'étude, repose sur le postulat que

L'homme a une « capacité d'auto-réflexivité » (Mead) et une des facettes de l'interactionnisme est de définir un processus interprétatif (de soi-même, de l'autre influencé par soi-même, de soi-même influençant l'autre et influencé par l'autre...), mais toujours enraciné dans le flot de l'interaction et de la vérification des anticipations (Baszanger, 1992, p 15).

Il ne nous faut pas uniquement saisir les « faits », le déroulement des actions qui se joue devant nos yeux, mais il nous faut également comprendre comment elles s'élaborent en « coulisses », pour reprendre une métaphore goffmanienne. En d'autres termes, la mise en place de nos méthodes de recherche empiriques (l'entretien semi-directif et l'observation directe) doivent nous amener à appréhender les « motifs » (Schütz, 1987, p 28) qui poussent l'acteur à agir dans l'univers qu'il s'est construit. L'acteur social peut donner un sens à sa pratique et nous dire pourquoi il est bon pour lui d'agir comme il agit. Le sens pratique est une habilité à résoudre les problèmes de la vie quotidienne. Dans notre propos, l'acteur fait preuve d'invention pour résoudre les difficultés quotidiennes. Il n'est pas « naturellement » doué pour y parvenir, il n'a pas toujours acquis antérieurement une façon de faire.

Nous nous opposons à la définition de Pierre BOURDIEU qui définit le sens pratique comme

Nécessité sociale devenue nature, convertie en schèmes moteurs et en automatismes corporels, est ce qui fait que les pratiques, dans et par ce qui en elles reste obscur aux yeux de leurs producteurs et par où se trahissent les principes trassubjectifs de leur production, sont « sensés », c'est-à-dire habitées par le sens commun. C'est parce que les agents ne savent jamais complètement ce qu'ils font que ce qu'ils font a plus de sens qu'ils ne le savent (Bourdieu, 1980, p 116).

Nous ne postulons pas que l'acteur est dans un état naturel de pratiques qui dicte ses conduites indépendamment de sa volonté. Les parents d'enfants handicapés mentaux ne sont pas préparés à l'être, ils le deviennent par expérience. Ils sont dans une logique de dépassement de leur situation ; nous avons bien affaire avec une volonté d'agir pour rectifier le futur en fonction des données présentes. Si les parents ne savent pas toujours comment s'y prendre c'est parce qu'il n'existe pas de référence pratique dans le mode d'éducation de l'enfant handicapé mental. La vie s'apprend par expérience au fur à mesure des échecs et des réussites de l'enfant, rien n'est donné d'avance, tout se construit lentement. L'existence est faite de revers, d'illusions, de désillusions. Le processus d'évolution de l'existence est incessamment bouleversé et remis en cause.

III. AUTEURS ET CONCEPTS

1. Les parents de l'enfant handicapé mental vus comme « acteurs » plutôt qu' « agents ».

Nous ne pouvons poursuivre plus en avant notre travail d'écriture sans expliquer les concepts retenus utiles à notre propos. Il ne s'agit pas d'utiliser un jeu de mots ou de jouer sur les mots. Nous nous inscrivons dans une pensée sociologique détachée d'un déterminisme coercitif pour les individus. Avant d'expliquer les raisons de notre éloignement avec le courant holiste, nous allons clarifier l'usage de termes tels qu'acteurs sociaux, acteur parentaux ou agents sociaux.

1.1. Le concept d'agent social.

Nous parlons d'acteur social plutôt que d'agent social car nous estimons que l'individu est capable de faire des choix individuels soumis à sa propre perception de la situation dans laquelle il évolue. Il n'est pas qu'un pur « produit de l'histoire » mais bien producteur de son histoire. L'habitude prise dans la répétition des pratiques n'est pas à confondre avec un « habitus » au sens bourdieusien du terme

(Qui) produit des pratiques, individuelles et collectives, donc de l'histoire, conformément aux schèmes engendrés par l'histoire ; Il assure la présence active des expériences passées qui, déposées en chaque organisme sous forme de schèmes de perception, de pensée et d'action, tendent plus sûrement que toutes les règles formelles et toutes les normes explicites, à garantir la conformité des pratiques et leur contenance à travers le temps (Bourdieu, 1980, p 91).

Nous l'avons évoqué antérieurement, il n'existe pas « d'apprentissage par corps » pour devenir parent d'enfant handicapé mental. Les règles du jeu domestique et social sont différentes et sont à inventer chaque jour. Il n'y a pas de construction linéaire des pratiques, de logique de développement de l'enfant, de stade acquis naturellement et repérable de manière psychopédagogique. L'habitude de vivre avec un enfant autre n'est pas le résultat d'une répétition des pratiques : rien n'est acquis, tout est mouvant. Il est difficile d'évoquer la notion d'habitus si ce concept est un produit de l'histoire naturelle. Nous ne sommes pas dans une perspective organiciste où chacun serait en interdépendance. Les événements passés au sein du couple avec l'enfant n'intègrent pas une « conscience collective » commune.

L'expérience du handicap est hors du commun. Nous nous donnons pour tâche d'étudier le pathologique plutôt que le normal. Quelles sont les références sociales valables pour ces parents ? Il est douteux de penser qu'ils sont disposés à « fonctionner » comme des machines socialement régulées. Nous ne les considérons donc pas comme des agents agis par la société, nous accordons plus d'importance aux marges de liberté qui leur sont laissées.

1.2. Le concept d'acteur social.

L'individu a la possibilité de faire des choix, bon ou mauvais, pour mener à bien son existence. Il n'est pas cette « pâte molle sur laquelle viendrait s'inscrire les données de son environnement, lesquelles lui dicteraient ensuite son comportement dans telle ou telle situation » (Boudon, 1986). Nous sommes opposés à la perspective holiste faisant primer le tout sur ses parties. Nous prenons en compte les marges de liberté individuelles plutôt que les contraintes dans lesquelles l'individu est enserré. La priorité est donnée à l'action non pas uniquement déterminée par le champ social. L'individu peut exister en dehors des limites de cadres sociaux rigides, il peut les dépasser pour élargir son propre champ à la société tout entière.

L'acteur n'est ni aveugle ni incapable ; il sait généralement reconnaître les éléments de son contexte, évaluer les chances et les obstacles et prendre les décisions qui lui paraissent les plus efficaces (Asogba, 1999, préface).

Les comportements individuels ne sont pas déterminés par les structures cependant nous admettons toutefois que l'acteur n'est pas « suspendu à un vide social » (Boudon, 1992, p 28). L'individu est socialisé, il vit au contact des autres, il doit faire avec. Ceci est d'autant plus vrai dans le domaine du handicap où des contraintes matérielles apparaissent également. Les « idola » sont revivifiés et posent les bases à des préjugés ancrés dans l'imaginaire collectif. Cependant, la violence sociale, traduite dans des comportements d'évitement, des non-dits ou autres attitudes, est remise en cause par les parents. Ils ne font pas que subir les cadres de l'exclusion dans laquelle ils sont enfermés avec leur enfant. Ils revendiquent également une place sociale pour leur progéniture. Les parents usent de techniques de reconnaissance et oeuvrent à leur mise en place : pour cette raison, ils sont entièrement acteurs. Cependant, nous reconnaissons bien ici que « l'acteur social se meut dans un contexte qui dans une large mesure s'impose à lui ». (Ibid., p 28)

D'un point de vue méthodologique, les acteurs sociaux peuvent être regroupés par catégorie. La situation sociale des individus est considérée, la classe sociale n'est plus déterminante. Il y a une lutte des parents pour la reconnaissance de leur enfant et d'eux-mêmes qui « ne porte pas uniquement sur les « intérêts de classe », mais aussi sur les « conceptions du monde » (Weber, 1992, p127). Les parents d'enfants handicapés mentaux sont dans une situation analogue. Le handicap touche toutes les classes sociales et nous faisons l'hypothèse qu'il est une force qui les dépasse. Cependant, il nous faudra vérifier si les dispositions économiques, culturelles et sociales, ce que BOURDIEU nomme les capitaux, interfèrent sur les représentations sociales des acteurs parentaux. La reconstruction familiale, jamais parfaite, est ce qui est primordial pour les parents ; leur vie quotidienne est régie par le renouvellement de stratégies pour agir sur le handicap et son environnement. Par conséquent la méthode individualiste invite à

Regrouper les acteurs en catégories s'ils se trouvent dans une situation analogue et qu'on peut s'attendre à observer de leur part une attitude semblable sur tel ou tel sujet (...) Etant donné que la sociologie de l'action s'intéresse à des phénomènes qui sont en général le résultat d'innombrables causes individuelles, il faut bien, si l'on ne veut pas aboutir à une impasse, regrouper les acteurs et les groupes abstraits, les rassembler dans des types ou en types idéaux (Ibid., p 28).

Nous voyons que ces concepts d'agent social et d'acteur social ne sont pas anodins. Ils renvoient à des conceptions théoriques différentes et ils ne sauraient être confondus. Nous parlerons donc souvent d' « acteur social » lorsque l'individu est à même d'influencer le cours de son existence. Nous évoquerons l'« agent social » à chaque fois que l'individu semble subir une certaine coercition sociale, c'est-à-dire lorsque ses choix semblent dictés par le contexte structurel. Nous rattacherons parfois le substantif de « parental » à ces deux termes pour préciser le propos de notre étude.

2. La sociologie compréhensive de Max WEBER.

Nous allons évoquer le cadre conceptuel plus général dans lequel s'inscrit notre recherche de sociologie. La part belle est faite aux acteurs, nous l'avons dit ce concept n'est pas un style de langage. L'acteur se définit par l'action qu'il exerce sur son environnement et sur les autres individus, il participe aux événements dont il est parfois l'instigateur. Nous nous inscrivons clairement à ce sujet dans la sphère de la sociologie de Max WEBER qui a défini ainsi la sociologie

Nous appelons sociologie (au sens où nous entendons ici ce terme utilisé avec beaucoup d'équivoques) une science qui se propose de comprendre par interprétation l'activité sociale et par-là d'expliquer causalement son déroulement et ses effets. Nous entendons par « activité », un comportement humain (peu importe qu'il s'agisse d'un acte extérieur ou intime, d'une omission ou d'une tolérance) quand et pour autant que l'agent ou les agents lui communique un sens subjectif. Et, par activité « sociale », l'activité qui, d'après son sens visé par l'agent ou les agents, se rapporte au comportement d'autrui par rapport auquel s'oriente son déroulement (Max Weber, 1971, p 4).

La sociologie wéberienne cherche non seulement à constater les comportements humains intentionnels mais aussi à les comprendre. Les individus n'agissent pas par accident, leur activité est caractérisée par le fait qu'ils veulent agir d'une certaine manière. D'ailleurs, WEBER ne retient pas les situations de hasard non provoquées par les individus.

Son objet spécifique (à la sociologie compréhensive) ne consiste pas en n'importe quelle « disposition intérieure » ou comportement extérieur, mais en l'activité. Nous désignons toujours par « activité » un comportement compréhensible, ce qui veut dire relatif à des « objets » qui est spécifié de façon plus ou moins consciente par un quelconque sens (subjectif) « échu » ou « visé » (Weber, 1995, p 305).

Cette définition est celle de la rationalité instrumentale. WEBER estime que l'activité est traduite dans un comportement rationnel c'est-à-dire qu'il est possible à l'acteur de se doter de moyens adéquats pour atteindre le but fixé.

L'espèce la plus immédiatement « compréhensible » de la structure significative d'une activité reste celle qui s'oriente subjectivement et de façon strictement rationnelle d'après les moyens qui passent (subjectivement) pour être univoquement adéquats à la réalité de fins conçues (subjectivement) de façon univoque et claire (Ibid., p 308-309).

« L'action rationnelle est définie par le fait que l'acteur conçoit clairement le but et combine les moyens en vu d'atteindre celui-ci. » (Aron, 1967, p 500). Ce raisonnement subjectif de l'acteur social, forcément adapté à une fin qu'il s'est donné, n'intègre pas la part d'irrationalité de l'action individuelle. La fin, pour Max WEBER (1995), est la représentation d'un résultat qui devient cause d'une action, elle en est la génératrice. Les comportements qui n'épousent pas ce modèle ne seraient pas saisissables par le sociologue et ne mériteraient pas, par conséquent, qu'on y attache de l'intérêt.

L'acteur social peut penser que la fin recherchée est bénéfique pour lui mais les moyens qu'il déploie, peu adaptés à sa situation, ne lui permettront pas de parvenir à cette fin. Dans ce cas, nous disons qu'il n'a pas les moyens de ses ambitions. La rationalité de l'acteur peut donc apparaître comme erronée, « en ce sens qu'il peut avoir une fausse conscience des moyens dont il dispose pour atteindre ses objectifs » (Assogba, 1999). Pour nous, ce comportement que nous rencontrons parfois chez les parents d'enfants handicapés n'est pas irrationnel car il peut être compréhensible.

Pour pallier le manque de sa définition de l'activité « typiquement rationnelle », WEBER introduit l'idée d'une action affective ou émotionnelle. Cette action est

Dictée immédiatement par l'état de conscience ou par l'humeur du sujet (...) Dans tous ces cas, l'action est définie non pas par référence à un but ou à un système de valeurs, mais par la réaction émotionnelle de l'acteur placé dans des circonstances données (Ibid., p 501).

Ces réactions sont palpables dans l'instant, elles sont immédiates et instinctives et répondent subitement aux stimuli extérieurs. Les acteurs parentaux vivent dans un univers de souffrance qu'ils cherchent à apprivoiser. Nous sommes amenés à considérer cette souffrance ; si nous n'avons pas à être en « sympathie » avec les sujets, nous devons pourtant pouvoir nous mettre à leur place, user d'empathie.

Il faut considérer leurs actions détachées de toute colère ou de honte justifiées face à l'insensé. Ces sentiments sont quotidiennement présents, enfouis au plus profond d'eux-mêmes et jaillissant au moindre trouble. Nous prendrons en compte l'apparition de ces états d'âme, symptôme d'un mal-être avec les autres, mais nous n'en ferons pas l'objet de notre recherche. L'essentiel est de comprendre par quels stratagèmes, les acteurs sociaux peuvent dépasser leurs émotions pour ne pas en être dépendants. Ils ne sont pas constamment en réactivité intense face aux événements ; ils sont à même de se faire une raison sur leur sort.

L'acteur social est-il tout à fait rationnel quand il est livré à ses émotions ? Son attitude est compréhensible face à l'événement qui le met en danger mais sa réaction n'est pas toujours réfléchie. L'impulsivité, attitude défensive, est une explosion émotionnelle compréhensible mais est-elle rationnelle ? Pour Max WEBER, et nous le suivons dans ce sens, l'émotion est à considérer comme rationnelle quand elle assouvit une tension. Nous posons seulement le problème des conséquences sociales à de telles irruptions affectives supposant que l'acteur social ne les maîtrise pas toujours. Nous atteignons ici la dimension de l'action rationnelle par rapport à une valeur

Est celle du socialiste allemand Lasalle se faisant tuer dans un duel, ou celle du capitaine qui se laisse couler avec son vaisseau. L'action est rationnelle non parce qu'elle tend à atteindre un but défini et extérieur, mais parce que ne pas relever le défi ou abandonner un navire qui sombre serait considéré comme déshonorant. L'acteur agit rationnellement en acceptant tous les risques, non pour obtenir un résultat extrinsèque, mais pour rester fidèle à l'idée qu'il se fait de l'honneur (Ibid., p 500 - 501).

Les réactions mises au jour antérieurement sont une réponse aux situations déshonorantes impliquées par le handicap. Les parents doivent restaurer une certaine respectabilité perdue. Il y a bien des risques réels de discrédit lorsqu'on apparaît avec un enfant handicapé en société ; il faut sauver l'honneur de la famille et défendre son enfant coûte que coûte, objet de railleries insupportables pour les parents. Les attitudes extérieures semblent injustes pour les acteurs parentaux et pourtant ils doivent faire avec. La société est normative, les acteurs agissent donc selon ce qui leur semble bon ou mauvais. Les valeurs sociétales, quasi-universelles, sont intégrées par les individus. Cependant, dans le cas du handicap, les parents interpellent celles-ci. Comment se fait-il qu'il y ait des individus rejetés aux marges de la société selon un critère d'exclusion basé sur l'apparence et non sur le crime commis ? Le handicapé est une victime sujette à la compassion exacerbée. Il est aussi un être coupable d'exister car il dérange l'ordre social des choses. La construction identitaire de parents d'enfant handicapé est prise au coeur de ce dilemme.

Le champ du handicap est complexe et nous admettons que les acteurs parentaux ne peuvent se rapporter à une expérience commune. Ce monde « à part » génère des pratiques sociales particulières et des représentations uniques. Nous devons comprendre quels mécanismes sont mis en oeuvre par les parents dont l'enfant est exclu « naturellement » de la vie sociale. Cette exclusion est injuste et non fondée, elle est pourtant bien effective. La méthode individualiste va nous aider à appréhender ce qui permet aux acteurs de dépasser un déterminisme où le collectif prime sur l'individu.

Si je suis finalement devenu sociologue, c'est essentiellement afin de mettre un point final à ces exercices à base de concepts collectifs dont le spectre rôde toujours. En d'autres termes, la sociologie, elle non plus, ne peut procéder que des actions d'un, de quelques, ou de nombreux individus séparés. C'est pourquoi elle se doit d'adopter des méthodes strictement « individualistes » (Weber, in Boudon et Bourricaud, 1994).

Ils ne se laissent pas enfermer sans réagir, ils contestent ce contexte pour prendre le dessus et ne pas se laisser cataloguer. Il est raisonnable de penser que les acteurs parentaux voudraient inverser les normes sociales pour faire de la pathologie, une normalité. Les plus revendicatifs s'insèrent dans le tissu associatif pour faire pression sur les pouvoirs publics afin que l'enfant handicapé mental accède aux mêmes droits que les autres, notamment en terme de scolarité. Même contraints à vivre dans un univers social défini par les autres, ce que BECKER nomme les entrepreneurs de morale (Becker, 1985), les parents agissent au travers d'une rationalité limitée qu'ils cherchent à dépasser.

Il est vrai que l'action individuelle est soumise à des contraintes sociales ; il est rare de pouvoir agir à sa fantaisie. Mais cela n'implique pas que les contraintes sociales déterminent l'action individuelle. Ces contraintes délimitent le champ du possible, non le champ du réel. Plus précisément, la notion de contrainte n'a de sens que par rapport aux notions corrélatives d'action et d'intention (Boudon et Bourricaud, 1994).

3. La sociologie de Raymond BOUDON.

3.1. L'individualisme méthodologique.

Notre recherche actuelle et future repose sur la méthode individualiste qui couple l'approche wéberienne à une perspective cognitiviste. Raymond BOUDON reprend la méthode de la sociologie compréhensive qui interroge le sens que les acteurs donnent à leurs actions pour l'enrichir du concept de raison :

Expliquer un phénomène social, c'est en faire le résultat d'actions dont il faut saisir le sens. Saisir le sens de ces actions (les comprendre), c'est généralement en trouver les bonnes raisons, que ces raisons soient présentes ou non dans la conscience des acteurs (Boudon, 1993, Préface).

Les individus confrontés au handicap mental se forgent des raisons fondées ou non fondées pour parvenir à supporter une existence dans la marge sociale. Nous rappelons que pour l'individualisme méthodologique, l'action est un comportement imputable à une intention ou à une rationalité non pas absolue mais limitée. L'individu, plutôt que la structure qui l'englobe, nous importe. « Pour expliquer un phénomène social, il faut retrouver ses causes individuelles, c'est-à-dire comprendre les raisons qu'ont les acteurs sociaux de faire ce qu'ils font ou de croire ce qu'ils croient » (Boudon, 1992, p 28).

Pour le sociologue, comprendre le comportement d'un acteur c'est donc le plus souvent comprendre les raisons ou les bonnes raisons. En ce sens et en ce sens seulement, l'on peut dire que la sociologie, ou du moins la sociologie de l'action, a tendance à souscrire au postulat de la rationalité de l'acteur social (Ibid., p 34).

3.2. La rationalité ou l'irrationalité de l'acteur social.

Nous émettons le postulat que les parents de l'enfant handicapé mental ont de bonnes raisons d'agir, notamment de manière cognitive, sur leur situation. Il leur semble bon et évident que leur enfant sera un jour socialement reconnu. Cette reconnaissance n'est pas uniquement une revendication. Elle doit s'inscrire également dans les attentes, « les expectations nourries subjectivement » (Weber, 1995) ; les actions menées pour combattre le handicap doivent permettre d'en libérer le handicapé. Ceci ne semble pas être « une action logique, opération logiquement unie à son but » telle que l'a définie PARETO :

Le but est un but direct ; la considération d'un but indirect est exclue. Le but objectif est un but réel, rentrant dans le domaine de l'observation et de l'expérience, et non un but imaginaire, étranger à ce domaine (Pareto, p 68)

Les parents, selon cette définition, ne seraient pas rationnels et agiraient en pure perte, dans un univers vide de sens. Leurs actions ne seraient pas dignes d'intérêt pour la sociologie. Leur étude serait impossible à réaliser car, effectivement, comment rendre compte du sentiment de vouloir être reconnu comme un être social. C'est pourquoi nous rejetons une rationalité de type instrumental qui voudrait que les individus sachent de façon optimale atteindre les buts fixés. Il n'existe pas de linéarité dans les processus parentaux ce qui laisse parfois entendre que leur point de vue sur leur situation est irrationnel. Il est vrai que leur discours peut nous paraître étrange mais il est souvent interprété hors de leur contexte d'existence. Nous disons que les parents de l'enfant handicapé mental sont rationnels et que leur étude ressort de la sociologie.

Pour préciser les idées, disons que la sociologie traite un comportement comme rationnel toutes les fois qu'elle est en mesure d'en fournir une explication pouvant être énoncée de la façon suivante : « Le fait que l'acteur X se soit comporté de la manière Y est compréhensible en effet, dans la situation qui était la sienne, il avait de bonnes raisons de faire Y » (Boudon, 1992, p 34-35).

 Il est donc désormais raisonnable de penser que les acteurs parentaux sont rationnels. Cet énoncé n'est pas une fin en soi, il est à la genèse de notre travail de recherche, il en est même le postulat premier. Il invite à une posture théorique qui ne fait pas systématiquement, par un jeu de passe-passe, de toute irrationalité, une possible rationalité.

Ce parti pris rationaliste repose lui-même sur un premier fondement, à savoir que cette impression d'irrationalité est souvent le résultat de phénomènes de projection (...) Comprendre l'action, le comportement ou les croyances d'autrui suppose bien qu'on se mette à sa place. Mais pour se mettre à sa place, l'observateur doit être informé aussi exactement que possible sur ce qui distingue l'acteur de lui-même (Boudon, 1993, préface).

Ceci invite chacun à se questionner sur les différences apparentes de l'autre, et les comprendre plutôt que de les rejeter d'emblée. Nous démontrerons que les mécanismes logiques mis en place par les parents afin d'abolir l'altérité sont communs à la majorité des individus. L'exception apparente peut être la règle générale ce qui dérange l'esprit holiste rejetant toute exception sous prétexte qu'elle n'est pas significative et indigne d'intérêt pour les sciences sociales.

BOUDON définit différents types de rationalité que nous énumérons :

1. La rationalité de type « utilitariste » : X avait de bonnes raisons de faire Y, car Y correspondait à l'intérêt (ou aux préférences) de X ;

2. La rationalité de type « téléologique » : X avait de bonnes raisons de faire Y, car Y était le meilleur moyen pour X d'atteindre l'objectif qu'il s'était fixé. Ce cas désigne une action utilisant des moyens adaptés aux fins recherchées ;

3. La rationalité de type « axiologique » : X avait de bonnes raisons de faire Y, car Y découlait du principe normatif Z ; que X croyait en Z, et qu'il avait de bonnes raisons d'y croire. Ce cas désigne une action adaptée non à des fins mais à des valeurs.

4. La rationalité de type « traditionnel » : X avait de bonnes raisons de faire Y, car X avait toujours fait Y et n'avait aucune raison de remettre cette pratique en question.

5. La rationalité de type « cognitif » : X avait de bonnes raisons de faire Y, car Y découlait de la théorie Z ; que X croyait en Z et qu'il avait de bonnes raisons d'y croire (Assogba, 1999, p 64).

Nous voyons que ces types de rationalité peuvent s'appliquer à l'objet de notre étude et sont à la base d'une sociologie des croyances que nous élaborerons dans les chapitres qui vont suivre. Nous allons montrer comment se construit l'identité sociale particulière de parents d'enfant handicapé mental. La croyance en une normalité à venir est le moteur de leur existence, sans elle tout s'effondre et la vie ne vaut pas la peine d'être vécue. Elle est le fondement même d'une vie autre à inventer. La construction identitaire est intimement liée à la manière dont est perçu l'avenir en fonction du moment présent mais aussi des expériences passées. L'acceptation du handicap est corrélative au temps qui passe, l'abandon de certaines croyances également. Ce travail de recherche veut s'essayer à vous le démontrer d'une manière « compréhensive » au fur et à mesure des pages à venir.

IV. LA CONSTRUCTION DE L'IDENTITE SOCIALE DE PARENT D'ENFANT HANDICAPÉ MENTAL.

La construction sociale de parent d'enfant handicapé débute dès l'apparition du handicap dans la vie des individus. Le handicap n'est pas toujours une donnée apparente, avec des traits spécifiques. Il est plus souvent découvert au fil du temps et s'apprend par expérience. Les parents se fabriquent, bien malgré eux, une nouvelle identité. Dans les premiers temps, chaque parent est confronté à cette situation de ne pas toujours savoir comment s'y prendre. Nous pouvons dire qu'un jour tout finit par rentrer dans l'ordre, que l'expérience des aînés qui ont vécu ces situations servent de modèles. Le corps pédiatrique est un conseiller averti et rassurant en cas de difficultés de l'évolution de l'enfant, il croit savoir, il détient des techniques appropriées qu'il peut transmettre aux parents.

Notre recherche ne s'intéresse pas à ce qui va de soi. Les parents entrent en apprentissage, tout comme les autres parents, pourtant celui-ci diffère, il est spécifique et particulier. Il n'a rien de commun car toute l'attention affective parentale ne suffit pas. L'enfant rêvé et tant espéré ne répond pas à leurs attentes. Tout pose problème et quoiqu'il puisse être tenté, rien ne marche, les tentatives échouent les unes après les autres comme si aucune solution ne pouvait être trouvée. Les aides de l'entourage sont certes teintées de compassion mais bien inutiles. Pour théoriser notre propos, nous recherchons une méthode d'appréhension sociologique qui peut nous aider à décrypter le long et pénible chemin de l'apprentissage avec un enfant différent. Les théories classiques sont mises à mal car nous pénétrons dans un univers atypique où les réponses psychologiques, pédagogiques, voire médicales ne sont pas considérées par les parents. Il leur faut trouver une solution à un problème qui ne peut être résolu.

1. L'interactionnisme comme mode d'appréhension de la construction de l'identité sociale de parent d'enfant handicapé mental.

1.1. Définitions du modèle interactionniste.

Le modèle interactionniste n'est pas unique, il est caractérisé par l'attention portée aux individus, à leurs comportements et à leurs contextes d'existence, en général la vie quotidienne, les lieux de travail... Tout lieu où les personnes se retrouvent en actions mutuelles et réciproques. Nous pouvons dire que l'interactionnisme s'intéresse aux comportements des acteurs en situation et prend en compte les dimensions de l'action « en train de se faire ». C'est un courant de la sociologie qui n'est pas facilement repérable par son unité : l'interaction est appréhendée différemment selon les auteurs qui l'ont théorisée. L'exposé de notre recherche s'inspire des théorisations de HUGHES, GOFFMAN et STRAUSS, nous laissons le soin aux deux derniers cités de déterminer ce qu'est l'interaction et son mode d'approche. Nous n'avons pas trouvé de consensus dans les définitions, Pierre ANSART s'y essaie :

« L'interactionnisme constitue l'un des paradigmes des sciences sociales fortement éloigné des paradigmes objectivistes et holistes. Ce paradigme postule la prise en considération des sujets en tant qu'acteurs susceptibles de choix, d'initiatives, de stratégies ; il fait de l'acteur individuel, une unité d'analyse. Les interactions y sont donc considérées comme l'oeuvre des acteurs inter-agissant en situation » (Ansart, 1990, p 217).

GOFFMAN présente ainsi son ouvrage " Les rites d'interaction " : « Un autre objectif est de révéler l'ordre normatif qui prévaut dans et entre ces unités (unités d'interactions naturelles), autrement dit, l'ordre comportemental qui existe en tout lieu fréquenté, public, semi-public ou privé, que ce soit sous les auspices d'une manifestation sociale élaborée ou sous les contraintes plus banales d'un cadre social routinier (...) Dans ce livre, je pose l'hypothèse qu'une étude convenable des interactions s'intéresse, non pas à l'individu et à sa psychologie, mais plutôt aux relations syntaxiques qui unissent les actions des diverses personnes mutuellement en présence. Néanmoins, puisque les matériaux ultimes sont l'oeuvre d'individus agissants, il est toujours raisonnable de s'interroger sur les qualités générales qui permettent à ces individus d'agir de la sorte » (Goffman, 1974, p 7-8).

Pour STRAUSS, c'est le caractère indéterminé et problématique de l'interaction qui retient l'attention : « Plutôt que de nous centrer sur la stabilité des interactions, nous nous préoccupons, dans ce livre ("La trame de la négociation") des changements qui peuvent intervenir durant le déroulement de l'interaction (...) Ainsi dans notre travail nous nous intéressons non seulement aux régularités sociales et autres conditions structurelles qui entrent dans l'interaction, mais aussi à la tendance de l'interaction à sortir des liens sociaux régulés et à aller vers de nouveaux modes d'interaction » (Strauss, 1992, p 24-25).

Nous ne polémiquerons pas sur les divergences d'appréhension de la réalité dans son déroulement par ses deux auteurs ; cette diversité nous procure des outils d'analyse variés pour notre objet de recherche. La famille se conçoit comme une structure avec son ordre interactionnel, chacun y joue un rôle défini par lui-même et par les autres, ce que MEAD nomme la constitution du Soi.

1.2. MEAD et le jeu socialisé.

Le Soi « n'existe pas à la naissance, mais apparaît dans l'expérience et l'activité sociales » (Mead, 1963, p 115). MEAD distingue deux aspects du Soi : « Le Je est la réaction de l'organisme aux attitudes des autres ; le Moi est l'ensemble des attitudes des autres que l'on assume soi-même. Les attitudes d'autrui constituent le Moi organisé, auquel on réagit comme Je » (Ibid., p 149). L'interrelation est constitutive de l'identité sociale ; l'objet de cette construction atypique de parent d'enfant handicapé est l'élément « handicap » présent dans la structure domestique. La famille « normale » apparaît dans les représentations sociales comme un jeu de société réglementé où chacun joue sa partition et connaît les règles. L'harmonie participe à l'élaboration de la communauté, « l'autrui-généralisé », qui en contre partie structure l'unité du Soi. Mead utilise la métaphore de l'équipe pour retraduire cette osmose :

Ainsi, dans le cas d'un groupe social tel que l'équipe, c'est l'équipe qui est l'autrui-généralisé, dans la mesure où elle entre (comme processus organisé ou activité sociale) dans l'expérience de l'un ou quelconque de ses membres (Ibid., p 131).

Qu'en est-il de cette unité constructive du Soi lorsque les règles sont faussées par l'intrusion d'un élément qui ne veut pas jouer le jeu ? « L'homme affecte continuellement la société par sa propre attitude, parce qu'il prend l'attitude du groupe envers lui et y réagit. Par cette réaction, il modifie l'attitude du groupe » (Ibid., p 153). Les parents doivent faire avec un élément perturbant la régulation domestique et parvenir à maîtriser un jeu où les règles sont fluctuantes et contradictoires. Nous sommes a contrario de ce « jeu réglementé » possédant « une logique qui permet l'organisation du soi : il y a un but à atteindre ; les actions des différents individus sont liées les unes aux autres par rapport à cette fin, de sorte qu'elles n'entrent pas en conflit » (Ibid., p 135). L'acteur parental doit détruire l'image idéalisée qu'il avait de son rôle de père ou de mère d'enfant normal pour parvenir à recréer un univers familial viable et vivable.

Dans une famille, le comportement de chacun des membres est lié au comportement de tous les autres et en dépend. Tout comportement est communication, donc il influence les autres et est influencé par eux. Plus précisément, (...), améliorations ou aggravations dans l'état du membre de la famille reconnu comme malade, auront habituellement un effet sur les autres membres de la famille, en particulier sur leur santé psychologique, sociale ou même physique (Don D. Jackson, 1972, p 136).

Nous rejoignons, dans notre propos, les recherches sur « l'homéostasie familiale » menée par le psychiatre de l'Ecole de Palo Alto que nous développerons ultérieurement. Ces travaux se sont orientés vers l'étude des milieux familiaux schizophréniques où les éléments de l'environnement jouent le jeu de la folie. Le handicapé mental n'est pas à répertorier dans le registre de la maladie mentale pourtant il dérange les structures sociales au même titre. MEAD nous dit qu' « une société organisée est essentielle à notre existence, mais l'individu doit aussi pouvoir s'y exprimer pour qu'elle se développe de façon pleinement satisfaisante » (Mead, 1963, p 187). Il est à parier que les acteurs parentaux s'organisent afin de parvenir à une construction possible d'une structure familiale qui prend en compte l'altérité. Ils doivent s'adapter à une situation dont ils ne peuvent anticiper le déroulement.

1.3. La carrière de parents d'enfant handicapé mental.

Nous empruntons le terme de carrière à la sociologie des professions : lorsque l'enfant paraît un processus d'apprentissage se déploie. Nous avons affaire avec la mise en place de techniques, de méthodes, de savoirs liés à l'expérience. Le but de l'entreprise familiale est de fonctionner du mieux possible. Chacun épouse, malgré lui, une carrière qu'il n'a pas au préalable choisie, sur laquelle il n'avait pas d'idée préconçue. Nous allons nous objecter que ce terme est inadéquat lorsqu'il n'intègre pas une conception professionnelle. Pourtant, il y a bien des analogies entre la construction de l'identité parentale et l'entrée dans une carrière de métier.

La « professionnalisation » de parents ne peut être objectivée sur des critères purement concrets comme une grille de salaire, un code législatif ou la dénomination d'un poste de travail. La part d'inventions, d'actions à entreprendre devant le fait accompli du handicap, ressort d'une grande part de subjectivité et de projection personnelle. Dans toute profession, il existe cette marge de liberté individuelle incontrôlable et qui n'est pas quantifiable d'un point de vue de la production. C'est sur cette marge que repose notre théorisation, l'individu n'est-il pas sur cette terre en permanente construction de lui-même ? Sa profession pourrait se nommer la recherche de Soi.

A l'instar de GOFFMAN, nous allons essayer de comprendre comment se construit la « carrière morale » de parents d'enfant handicapé mental.

Le terme de carrière est généralement réservé à l'entreprise de celui qui entend profiter des possibilités de promotion qu'offre toute profession respectable. Mais il est aussi employé dans une acception plus large, pour qualifier le contexte social dans lequel se déroule la vie de l'individu. On se place alors dans la perspective de l'histoire naturelle, c'est-à-dire que l'on néglige les simples événements pour s'attacher aux modifications durables, assez importantes pour être considérées comme fondamentales et communes à tous les membres d'une catégorie sociale (Goffman, 1968, p 179).

Nous saisirons effectivement les dispositions communes aux parents qui pointent face à l'altérité, face à un cancer social rongeant l'établissement des structures du couple. Le terme « d'histoire naturelle » nous semble bon à expliciter. Selon STRAUSS,

L'histoire naturelle se distingue de l'histoire par son intérêt pour ce qui est générique dans une classe de phénomènes plutôt que pour ce qu'il a d'unique dans chaque cas. Elle cherche à découvrir ce qui est typique dans une classe de phénomènes, plutôt que ce qui les différencie - la régularité plutôt que la singularité (Strauss, 1985, p 153).

Nous admettons que tous les acteurs parentaux ont sensiblement une même attitude face à un événement inattendu et, en général, non désiré. Avant l'avènement du handicap, les parents avaient une vision de ce qu'est le rôle de père ou de mère, certains ont eu antérieurement d'autres enfants qui ne présentaient aucun trouble pathologique. Leur vie en est profondément bouleversée, des changements radicaux ébranlent les conceptions de soi.

Le début de la carrière de parents trouve ici son point d'ancrage. Cette carrière est « marquée par une modification progressive des certitudes qu'il (l'individu) nourrit à son propre sujet et au sujet d'autres personnes qui importent à ses yeux » (Goffman, 1968, p 56). S'instaure à cette période, les premières techniques de « mortification ». L'individu doit revêtir l'habit parental tout en se débarrassant des attributs du rôle de parent ayant un enfant « normal ». Les techniques éducatives employées sont similaires à celles utilisées pour les enfants n'ayant pas de troubles pourtant elles ne fonctionnent pas toujours. HUGHES nous définit ce qui est utile dans le concept de carrière appliqué à notre propos :

Ainsi la singularité de la carrière d'un homme et la plupart de ses problèmes personnels naissent des événements plus ou moins importants qui affectent sa vie (...) dans chaque société, la vie des individus se déroule selon un certain ordre. Cet ordre est pour une part choisi, manifeste, voulu et institutionnalisé ; mais pour une autre part il existe aussi en dehors de la conscience des intéressés (Hughes, 1996, p 165).

Puis il définit l'objet de l'étude des carrières :

L'étude des carrières a pour objet la dialectique entre ce qui est régulier et récurrent d'un côté, et ce qui est unique de l'autre ; une telle étude, comme toute étude qui a pour objet la société, vise ainsi à se placer au point de rencontre entre une société stable mais néanmoins changeante, et l'être humain unique, qui n'a que peu d'années à vivre (Hughes, 1996, p 176-177).

Ce qui caractérise les acteurs parentaux, c'est l'instabilité de la situation dans laquelle ils se trouvent. Ce qui est récurrent dans ce cas, c'est l'irrégularité des acquis de l'enfant. Les parents, dans un premier temps, doivent apprendre à connaître ce qu'est un enfant affublé d'une anomalie. Le diagnostic du handicap n'étant pas toujours posé, l'anomalie leur apparaîtra au fil du temps. Nous supposons, que dans ces deux cas de figure, l'itinéraire de formation des parents suit les mêmes étapes ; elles sont seulement différées dans le temps, mais elles partagent le même processus de socialisation.

2. La socialisation parentale selon la théorie interactionniste des professions.

2.1. La gestion de la crise et du dilemme.

Les parents sont en contradiction avec les rôles qu'ils s'étaient imaginés. Ils entrent en crise identitaire avec les représentations sociales de leur statut de père ou de mère. Un dilemme s'installe entre ce qu'ils pensaient être et ce qu'ils sont effectivement. Il y a un décalage énorme entre le rôle rêvé et la réalité de ce rôle. Ils s'installent dans une « dualité » entre le « modèle idéal » qui caractérise la « dignité de la profession » et le « modèle pratique » qui concerne « les tâches quotidiennes et les durs travaux » (Hughes, in Dubar, 1991, p 148). Cette dualité brouille les représentations du travail d'éducation auprès d'un jeune enfant, il n'y a pas de modèle préétabli d'une construction de l'enfant handicapé. Les stéréotypes parentaux sont remis en cause dans leur fondement. Pourtant ceux-ci sont nécessaires à la projection de la tâche éducative à mener. Les stéréotypes, comme les définis HUGHES,

Ne correspondent pas forcément à la réalité et ne déterminent pas nécessairement les attentes de la population, cependant ils sont significatifs dans la mesure où ils préservent la personne de tout handicap visible. Positivement, ils représentent une conception idéale ; négativement, ils évitent de choquer, d'étonner, ou de créer des doutes dans l'esprit d'un public que l'on cherche à se concilier (Hughes, 1996, p 190).

Les parents ne peuvent se détacher de l'objet de la crise puisqu'il est une partie d'eux-mêmes, ils l'ont engendré et ne peuvent le renier ou le mettre de côté puisque nous avons affaire avec ce que STRAUSS nomme du « matériau humain ». Comme le travail de santé, la tâche parentale « s'exerce sur, autour, au travers ( ! ) d'un produit qui n'est pas inerte » (Strauss, 1992, p 145). De plus, l'enfant handicapé est le « produit » de ses parents ; la dimension du sentiment d'amour est à prendre en compte et se surajoute à la problématique éducative.

Les acteurs parentaux découvrent la « réalité désenchantée » (Hugues, 1991) sans même avoir pu anticiper la réalité d'un monde construit aux marges de la société. Nous supposons que les parents sont à leur entrée dans leur profession dans une grande détresse. Ils subissent à cette période, un traumatisme qu'ils auront désormais du mal à panser. Ils vivront désormais dans le monde du désenchantement et leur mission sera bien celle d'y produire du merveilleux. La spécificité de leur mission sera en fin de compte d'instaurer une réalité familiale qui permette à chacun de vivre du mieux possible dans le cadre délimité par le handicap. STRAUSS définit ce qu'est le sens d'une mission :

Dès le début de leur développement, les spécialistes définissent et proclament leurs missions spécifiques. Elles affirment la contribution que la spécialité, et celle-ci seulement, peut apporter dans le cadre d'un ensemble de valeurs, et fréquemment elles développent une argumentation pour expliquer en quoi elles sont particulièrement appropriées pour cette tâche. La revendication d'une mission tend à prendre une forme rhétorique, probablement parce qu'elle prend place dans le contexte d'une lutte pour la reconnaissance et l'obtention d'un statut institutionnel (Strauss, 1992, p 70).

Il y a bien lutte des parents pour une reconnaissance de leur enfant, pour le faire accepter aux autres tel qu'il est, mais également pour leur reconnaissance en tant que parents d'enfant handicapé. Nous verrons que le handicap contamine l'espace familial et que celui-ci fonctionne avec l'altérité. Si l'altérité disparaît, c'est l'unité familiale qui est perturbée car tout se reconstruira désormais autour de ce noyau. Les parents se revendiquent comme des experts du handicap, ils ont un savoir que les autres ne peuvent détenir. Cette connaissance est basée sur l'expérience ; ce savoir, ils pourront l'utiliser comme pouvoir, comme une force le moment venu. La survie du couple ne peut faire l'économie d'une attitude positive dans un cercle déprécié par l'environnement social.

2.2. Le déroulement de la carrière des parents vue comme trajectoire de vie.

Anselm STRAUSS s'est intéressé aux contextes d'interaction dans lesquels se trouvent des individus en présence d'un être malade. Ces individus peuvent être des professionnels de santé (médecins, infirmière) ou encore des parents proches du malade. Nous retiendrons, pour les besoins de notre étude, les relations entre parents et le proche malade. Nous rappelons que le handicapé mental n'est pas un malade mental même si dans les représentations sociales l'amalgame est présent. Les modes de prises en charge ne sont pas différents. Parfois l'individu altéré passe d'un monde à l'autre, de l'hôpital psychiatrique à l'institution d'éducation spécialisée, mais ce ne sont que des passages. La vie pour l'un se déroule dans un lieu asilaire où l'altération psychique doit être traitée comme une maladie en son sens général. L'autre bénéficie d'une aide psychologique, mais pas uniquement. Cette aide est couplée à une éducation spécialisée dispensée par des professionnels formés à cette fin.

L'individu handicapé mental l'est d'un point de vue social, il n'a pas les outils nécessaires pour vivre seul en société. Il n'y a pas reconnaissance d'une folie de leur enfant pour les parents : l'enfant n'est pas fou, il est souvent décrit comme capable mais rendu responsable de ses incapacités. La folie est une maladie qui intègre l'individu et le détruit. Nous étaierons notre propos lorsque nous évoquerons les représentations sociales du handicap de l'enfant par les parents.

Cette parenthèse explicative est utile pour désamorcer la confusion. Au sein de la sphère domestique, le handicap du jeune enfant est aussi déstabilisant que la folie. Il interroge, de la même manière, les liens habituels unissant les membres de la famille. Il remet en cause le statut préfabriqué mentalement des acteurs et les oblige à reconsidérer leurs rôles parentaux dans le contexte familial. Strauss introduit le concept de contexte de conscience qu'il définit comme « le contexte dans lequel les gens interagissent en même temps qu'ils le découvrent. Ce contexte est complexe, il ne demeure pas constant, il change tout au long de la trajectoire » (Strauss, 1992, p 26).

Le terme de trajectoire a pour les auteurs la vertu de faire référence non seulement au développement physiologique de la maladie de tel patient mais également à toute l'organisation du travail déployée à suivre ce cours, ainsi qu'au retentissement que ce travail et son organisation ne manquent pas d'avoir sur ceux qui s'y trouvent impliqués (Ibid., p 143).

Les parents réorganisent leur vie de manière à rester au plus près de leur enfant handicapé. Il faut rejouer les rôles sociaux d'une autre manière et participer à la scène de la vie domestique en s'imaginant que la situation peut être tenable. Il leur faut renouveler sans cesse un jeu dont le scénario est imprévisible. Il n'est pas écrit de manière linéaire et ne facilite pas une seule lecture du rôle de parents. Il faut envisager à chaque instant une réponse au désordre qu'instaure le handicap ; il faut pouvoir le dompter et parvenir à l'apprivoiser pour le maîtriser. Il est difficile de projeter un « schéma de trajectoire cohérent ». Celui-ci « peut parfaitement ne pas être dessiné dans ses moindres détails mais il implique une représentation imaginaire de la succession d'évènements envisageables et d'actions à prévoir » (Ibid., p 162).

La représentation imaginaire d'une vie avec un enfant différent semble impossible, les acteurs parentaux vivent au jour le jour. De surcroît, le handicap de l'enfant n'est pas toujours diagnostiqué : il semble que l'enfant ne grandit pas comme les autres, l'inquiétude s'amplifie et les parents s'inscrivent dans un schéma d'incertitude. Ils ne peuvent imaginer de façon sereine de quoi sera fait le lendemain. Il manque une « localisation » précise du handicap qui ne permet pas « l'élaboration d'un schéma général des tâches à envisager » (Ibid., p 162).

Les fréquentes contingences nouvelles déstabilisent les représentations imaginaires d'une vie normale possible, l'acteur se brouille face aux « choix d'actions alternatives, capables de contenir la trajectoire dans un ordre aussi maîtrisable que possible » (Ibid., p 170). La mise en forme d'une trajectoire cohérente apparaît comme impossible car le handicap rend les réactions de l'enfant imprévisibles face à son environnement. Les possibilités de résolution du problème sont annihilées devant les multiples questionnements qu'il pose. Le handicap est un problème qui ne peut être résolu car « les points d'option cruciaux » afin de rectifier la trajectoire ne sont pas lisibles. Il n'est pas possible de choisir une solution plus qu'une autre ; l'énoncé du problème posé est incompréhensible. La profession de parents d'enfant handicapé rejoint certaines caractéristiques du travail de santé :

Il y a deux caractéristiques frappantes du travail de santé qui ne se retrouvent que dans certains autres genres de travail. L'une tient aux contingences inattendues et souvent difficiles à contrôler relatives non seulement à la maladie elle-même, mais aussi à quantité de questions de travail et d'organisation (...) Une deuxième caractéristique cruciale du travail de santé est qu'il s'applique à du matériel humain (Ibid., p 144-145).

A ces deux caractéristiques du travail de santé, les parents cumulent l'inexpérience du handicap :

Tant que les professionnels de santé n'ont pas acquis l'expérience de la maladie, de ses rebondissements non connus, de l'impact du traitement sur d'autres systèmes de l'organisme, et de l'organisation du travail à mettre en oeuvre pour maîtriser tous ces éléments, les trajectoires peuvent se révéler bien difficile (Ibid., p 145).

Les parents font du mieux qu'ils le peuvent pour gérer la trajectoire du handicap. Avec le temps, nous pensons qu'ils parviendront à lui trouver une « mise en forme » acceptable et à « prendre en main les contingences de la meilleure manière possible » (Ibid., p 161). Leur mission consistera à rendre prévisible l'imprévisible pour parvenir à cheminer avec leur enfant et imaginer un futur possible.

V. LE HANDICAP MENTAL : UNE CONSTRUCTION HISTORIQUE, SOCIALE ET JURIDIQUE.

1. Historique de la notion de handicap.

Revenons avec Claude HAMONET (1990, p 7 à 9) sur les origines et les évolutions sémantiques du terme handicap.

« Il serait apparu pour la première fois dans la langue anglaise au XVIIe siècle, son usage dans le monde hippique étant plus tardif (XVIIIe ). « Le nom de handicap a été donné à une sorte de jeu comportant une part de chance, dans lequel une personne propose d'acquérir un objet familier qui appartient à une autre personne, en lui offrant, en échange quelque chose qui lui appartient. » Un arbitre est désigné pour apprécier la différence de la valeur entre les deux objets. Lorsqu'il a fixé le montant, la somme d'argent correspondante est déposée dans un chapeau ou une casquette (Hand i'cap ou Hand in the Cap).

C'est en 1754 que le mot est appliqué à la compétition entre deux chevaux puis, en 1786, à des courses de plus de deux chevaux (...) En 1827, le terme traverse la Manche avec la terminologie spécifique des courses de chevaux telle qu'elle est référencée par T. Bryon dans son Manuel de l'amateur de courses : « Une course à handicap est une course ouverte à des chevaux dont les chances de vaincre, naturellement inégales, sont, en principe, égalisées par l'obligation faite aux meilleurs de porter un poids plus grand. »

Très tôt apparaissent des dérivés : handicaper (1854), handicapeur (terme désignant le commissaire qui détermine les handicaps) (1872), handicapage (1906).

Le sens originel de l'anglicisme « handicap » est, bien entendu, celui d'une course où l'on rétablit par un artifice, les inégalités naturelles. Par la suite, la notion d'égalité devrait dominer, mais c'est celle de désavantage qui l'emporte : « Entendez désavantage dans une concurrence. » L'idée de concurrence s'est effacée peu à peu et la sonorité du mot achève de lui donner une nuance défavorable. On entend couramment des phrases de ce genre : « Il a eu un accident d'auto et le voilà très handicapé. »

« Certes, on pense encore que c'est une infériorité dans la lutte pour la vie d'être infirme ou malade. Mais le glissement du mot est incontestable et il est à ranger sous la rubrique des anciens anglicismes, ceux qui ont cessé de l'être » (A. Thérive, Querelles de langage, 1940). »

2. Le point de vue juridique.

Le langage juridique s'est aussi progressivement approprié le mot « handicap ».

L'utilisation du mot handicap est officialisée par la loi du 23 novembre 1957 et doit permettre, sous la tutelle du ministère du Travail, d'organiser le reclassement des travailleurs handicapés. Pour la première fois, la législation tente de regrouper en un ensemble cohérent diverses catégories de personnes (Liberman, 1988, p 35).

Dans le même temps, on a vu progressivement disparaître des textes législatifs et réglementaires les termes les plus stigmatisants tels que « débile », « infirme », par contre la notion d' « invalidité » subsiste parmi les termes utilisés par les caisses de Sécurité sociale et les administrations dépendant du Ministère des Anciens combattants et Victimes de guerre (Hamonet, 1990, p 11).

Dès 1968, le rapport Bloch-Lainé Etude du problème général de l'inadaptation des personnes handicapées donne cette définition du handicap :

On dit qu'ils sont handicapés parce qu'ils subissent par suite de leur état physique, mental, caractériel ou leur situation sociale, des troubles qui constituent pour eux des « handicaps » c'est-à-dire des faiblesses, des servitudes particulières par rapport à la normale, celle-ci étant définie comme étant la moyenne des capacités et des chances de la plupart des individus vivant dans notre Société (Liberman, 1988, p 37).

René LENOIR, dans son ouvrage «  Les exclus », détermine la personne handicapée ainsi :

Dire qu'une personne est inadaptée, marginale ou asociale, c'est constater simplement que, dans la société industrialisée et urbanisée de la fin du XXe siècle, cette personne, en raison d'une infirmité physique ou mentale, de son comportement psychologique ou de son absence de formation, est incapable de pourvoir à ses besoins, ou exige des soins constants, ou représente un danger pour autrui, ou se trouve ségréguée soit de son propre fait, soit de celui de la collectivité (Lenoir, 1974).

Nous retiendrons, enfin, pour notre analyse, la définition du handicap donnée, en 1980, par l'Organisation Mondiale de la Santé (OMS) dans sa Classification Internationale des Déficiences, Incapacités et Handicap (CIDIH) :

La déficience : « Dans le domaine de la santé, la déficience correspond à toute perte de substance ou altération d'une fonction ou d'une structure psychologique, physiologique ou anatomique. »

L'incapacité : « Dans le domaine de la santé, une incapacité correspond à toute réduction (résultant d'une déficience), partielle ou totale, de la capacité d'accomplir une activité d'une façon, ou dans des limites considérées comme normales, pour un être humain. »

Le handicap : « Dans le domaine de la santé, le handicap est un désavantage social pour un individu qui résulte de sa déficience ou de son incapacité et qui limite ou interdit l'accomplissement d'un rôle considéré comme normal compte tenu de l'âge, du sexe et des facteurs socioculturels. »

Nous nous rendons bien compte, à travers cet historique et de la mise en forme juridique du handicap, que la société cherche à appréhender l'insaisissable. Les individus ont besoin de savoir dans quelle partie de la société ils prennent place. Le handicap crée une ligne de démarcation entre deux mondes rendus distincts. Le système social répertorie pour mieux contrôler les éléments qui lui échappent. La sémantique est bien la première phase de catégorisation qui va engendrer l'exclusion ; les mots rejettent dans la sphère du handicap celui qui n'épouse pas la norme.

L'affirmation des termes handicap/handicapé, dans l'espace social, qui a pour équivalents sémantiques invalide, impotent, mutilé, malade, déficient..., indique que nous sommes bien en présence d'une classification opératoire du système social (Demonet, 2000, p 109).

C'est-à-dire que « parler de handicapés c'est faire référence à une notion stable, puisque reconnue par la loi, ce qui autorise le découpage, dans l'univers des représentations, entre handicapé et non handicapé » (Demonet, 2000, p 109). Cette attitude revient à « chosifier » le handicap afin de mieux l'objectiver, le situer hors de soi et le rejeter. Il est bon de le définir afin de mieux le comprendre et ainsi de mieux le «  soigner », mais la définition a cet effet pervers qu'elle est sélective. Elle n'englobe dans des catégories qu'une certaine partie des individus ayant des traits reconnus comme communs. Dans son « Histoire de la folie à l'âge classique », Michel FOUCAULT évoque le fou :

Comme le bouffon au moyen âge, il vit au milieu des formes de la raison, un peu en marge sans doute puisqu'il n'est point comme les autres, mais intégré pourtant puisqu'il est là comme une chose, à la disposition des gens raisonnables, propriété qu'on se montre et qu'on se transmet. On le possède comme un objet (Foucault, 1972, p 365).

Le fou peut être défini comme un concept situant les individus dans le domaine de la raison ou de la déraison ; c'est en se comparant à lui qu'on parvient à trouver la place qu'on occupe dans l'univers des représentations sociales. Nous démontrons notre différence car nous sommes à même de juger, de savoir ce qui est bon ou non pour nous-mêmes et pour les autres. Le savoir est pouvoir. Le fou, comme personnage social, ne saurait avoir ce raisonnement ; sa folie le prive de pouvoir vivre raisonnablement.

La déraison remonte peu à peu vers ce qui la condamne, lui imposant une sorte de servitude rétrograde ; car une sagesse qui croit instaurer avec la folie un pur rapport de jugement et de définition - « Celui-là est un fou » - a d'emblée posé un rapport de possession et d'obscure appartenance : « Celui-là est mon fou », dans la mesure où je suis assez raisonnable pour reconnaître sa folie, et où cette reconnaissance est le manque, le signe, comme l'emblème de ma raison. La raison ne peut pas dresser constat de folie, sans se compromettre elle-même dans les relations de l'avoir. La déraison n'est pas hors de la raison, mais justement en elle, investie, possédée par elle, et chosifiée ; c'est, pour la raison, ce qu'il y a de plus intérieur et aussi de plus transparent, de plus offert (Foucault, 1972, p 365).

La folie passionne car nous n'arrivons pas à la saisir pour lui donner du sens. Nos rapports à l'altérité sont complexes puisque la différence d'autrui peut provoquer une crainte empreinte de fascination. L'autre différent est celui que nous ne souhaitons pas être, nous cherchons à nous en distancier. Il ne fait pas partie de notre monde, c'est-à-dire du monde des normaux. Il est rejeté à l'intérieur de nos propres préjugés. Il nous faut définir ce qui nous apparaît comme insensé pour parvenir à la compréhension des individus dont leur place sociale est située en marge de la société.

L'approche de FOUCAULT nous place à l'intérieur du jeu ambigu de la raison et de la déraison, jeu fait d'attirance et de répulsion. La raison est le pendant de la déraison, son inverse nécessaire ; elles ne sont pas en opposition mais en complémentarité car l'une est inséparable de l'autre. Leur distinction est nécessaire aux individus afin de se comparer, mais « une catégorie ne fonde pas nécessairement une identité » (Stiker, 2000, p 78).

Le handicap mental est un concept construit historiquement puis juridiquement. Il a été « chosifié » au fil du temps afin de traiter les individus qui posent problème à la société. « Le champ du handicap est constitué, sur le principe de la discrimination positive ou compensation, avec son public, ses législations, ses institutions, et ses financements » (Stiker, 2000, p 71). La personne différente interroge les normes établies, la société s'est toujours fait un devoir de la prendre en charge. Nous allons désormais poser le problème des rapports entre la normalité et l'anormalité, du rapport entre les personnes «  normales » et les personnes handicapées.

3. Le normal et l'anormal.

3.1. La relativité des normes sociales.

Il existe bien pour le chercheur une catégorie spécifique du handicap qui renvoie à un ensemble de personnes n'étant pas tout à fait comme les autres. Elles sont marquées du sceau de l'altérité. Nous interrogeons la construction de cette catégorie particulière composée d'individus que la société affuble de l'étiquette de handicapés. René LENOIR émet, que la norme est une valeur relative :

Dire que dans une société donnée des êtres sont en marge de la normale ne signifie nullement que la norme de cette société a valeur divine ou universelle. Quelques-uns uns de nos plus brillants ingénieurs seraient inadaptés chez un peuple de chasseurs ou de pêcheurs, beaucoup de nos aliénés vivraient libres dans une tribu africaine, l'orphelin ne se sentirait pas tel dans la plupart de nos sociétés dites primitives (Lenoir, 1974, p 10).

Pourtant, le champ du handicap regroupe bien des individus dont la prise en charge est spécifique ; ils sont légalement définis par des textes de loi. Paradoxalement, ces textes qui sont censés leur apporter une aide de la société pour compenser leur déficit, les enferment dans un statut discriminant. Il y a bien une norme qui étalonne les capacités des uns et des autres à vivre en société. Même si nous cherchons à relativiser celle-ci, elle n'en est pas moins la valeur de référence. Mais à quelle norme se fier sachant que, pour BECKER, « les valeurs sont de piètres guides pour l'action, car elles ne comportent que des critères de choix généraux qui indiquent la ligne de conduite préférable, toutes choses égales d'ailleurs » (Becker, 1985, p 153). Il n'en demeure pas moins que des normes sont établies, qu'elles démontrent parfois une grande rigidité et que les transgresser expose l'individu à être exclu de sa société. Dans le cas du handicap mental, la personne est mise à l'écart de fait pourtant elle n'a commis aucun crime. Elle transgresse le bien-fondé du monde social de par cette présence :

De ce point de vue, la déviance n'est pas une qualité de l'acte commis par une personne, mais plutôt une conséquence de l'application, par les autres, de normes et de sanctions à un « transgresseur ». Le déviant est celui auquel cette étiquette a été appliquée avec succès et le comportement déviant est celui auquel la collectivité attache cette étiquette (Becker, 1985, p 33).

Le handicapé est un transgresseur de normes malgré lui. Il n'est pas actif dans sa transgression, il en est le jouet. Il dérange car son comportement n'est pas « conforme » aux attitudes qu'on peut attendre d'un être doué de raison. Il interpelle et doit être contrôlé. Il est « accusé à tort », on préfère l'isoler pour prévenir les éventuels dégâts qu'il serait susceptible de causer à la société. Ce sont ses actes difficilement compréhensibles, bizarres et incommodants qui en font un étranger au groupe.

Le handicapé inquiète car il n'appréhende pas la réalité sociale et ses rapports aux autres de manière commune. Pour BECKER,

La manière dont on traite les déviants équivaut à leur refuser les moyens ordinaires d'accomplir les activités routinières de la vie quotidienne. En raison de ce refus, le déviant doit nécessairement mettre en oeuvre des pratiques routinières illégitimes. L'influence des réactions des autres peut être soit directe, (...) soit indirecte, lorsqu'elle découle du caractère intégré dans laquelle vit le déviant (Becker, 1985, p 58).

L'individu handicapé mental est bien cet individu à qui on ne confère pas les capacités de pouvoir assumer seul sa vie. Il est un élément pathologique qui est suspecté de mettre en péril la bonne santé de la société. Le handicapé mental est vécu comme une anomalie, un genre différent de la société humaine.

3.2. Le handicap n'est pas inadaptation.

On naît ou on devient infirme. C'est le fait de devenir tel, interprété comme déchéance irrémédiable, qui retentit sur le fait de naître tel (...) Mais la limitation forcée d'un être humain à une condition unique et invariable est jugée péjorativement, par référence à l'idéal normal humain qui est l'adaptation possible et voulue à toutes les conditions imaginables (Canguilhem, 1975, p 87).

Le handicap mental a affaire avec l'infirmité telle qu'elle est décrite par CANGUILHEM. La personne handicapée mentale serait inadaptée à la société puisqu'elle est dans l'incapacité de s'adapter aux conditions de vie qu'elle lui offre. Elle n'est pas un « être normatif », capable d'instituer de nouvelles normes. « Par normatif, on entend tout jugement qui apprécie ou qualifie un fait relativement à une norme, mais ce mode de jugement est subordonné à celui qui institue les normes » (Ibid., p 77). Nous estimons de notre point de vue

Que la définition psychosociale du normal par l'adapté implique une conception de la société qui l'assimile subrepticement et abusivement à un milieu, c'est-à-dire à un système de contraintes contenant, déjà et avant tous rapports entre l'individu et elle, des normes collectives d'appréciation de la qualité de ces rapports (Ibid., p 214).

Le handicapé est bien perçu dans notre société comme un individu altéré dans ses fonctions. Il est en contradiction avec la norme définie comme « l'idéal humain » renvoyant l'être différent à ses impossibilités d'adaptation à toute situation sociale. L'individu affublé de son handicap n'est pas censé être adaptable au corps social. Il ne peut être éducable et s'astreindre à respecter les règles sociales. La difficulté pour la personne handicapée de trouver sa place dans la société, c'est qu'elle est définie par son inadaptation sociale. « Définir l'anormalité par l'inadaptation sociale, c'est accepter plus ou moins l'idée que l'individu doit souscrire au fait de telle société, donc s'accommoder à une réalité qui est en même temps un bien » (Ibid., p 214). Le problème du handicap mental ne doit plus être posé en terme d'inadaptation. Concevoir le handicapé comme un inadapté signifie que celui-ci est vu comme une anomalie qui dérogerait à l'ordre social.

La différence humaine ne saurait être pathologique, c'est-à-dire « mauvaise » pour le corps social. « Pathologique implique pathos, sentiment direct et concret de souffrance et d'impuissance, sentiment de vie contrariée » (Ibid., p 85). L'anomalie n'est pas à considérer comme néfaste, c'est une réalité d'une nature autre que le pathologique, elle peut avoir une place au sein de la société. Le handicapé mental n'est pas à voir, selon Canguilhem comme un individu inadapté du fait de critères pathologiques, il est un être « anomal » (ce terme n'est pas à confondre avec « anormal », Canguilhem se situant dans le champ de « l'anomalie »).

L'anomalie ou la mutation ne sont pas en elles-mêmes pathologiques. Elles expriment d'autres normes de vie possibles. Si ces normes sont inférieures, quant à la stabilité, à la fécondité, à la variabilité de la vie, aux normes spécifiques antérieures, elles seront dites pathologiques. Si ces normes se révèlent, éventuellement dans le même milieu équivalentes, ou dans un autre milieu supérieures, elles seront dites normales (Ibid., p 91).

Nous rejoignons notre point d'introduction dans lequel nous émettions l'idée que les normes étaient relatives. Dans le cas du handicap mental, elles sont imposées aux individus « anomaux » ayant une place « inférieure » dans notre société, ne serait-ce que par leur nombre. La norme s'applique à ceux qu'elle stigmatise, « dans des cas définis et à des individus particuliers » et « elle doit trouver sa forme finale dans les actes particuliers par lesquels ont la fait respecter (...) Le respect des normes est imposé sélectivement en fonction du type de personnes, du moment et de la situation » (Becker, 1985, p 156).

Les handicapés sont tributaires des représentations que les acteurs sociaux ont sur eux. Ils sont caractérisés comme tels car la personne avec un handicap dévoile des anomalies dans son comportement. Il déclenche, chez autrui, de par sa présence en société, des attitudes de rejet, de déni, de compassion... L'interaction engendre des mécanismes de défense de la part des uns et des autres. Comme nous l'avons précédemment évoqué, les catégorisations aident l'individu à lire le monde qui l'entoure. Lorsqu'une catégorie d'individus est repérable par des traits caractéristiques notamment physiques, nous avons affaire avec une stigmatisation de l'altérité. C'est ce processus de stigmatisation que nous allons étudier dans le point suivant.

3.3. La stigmatisation de la personne handicapée mentale.

Nous allons analyser les effets de la stigmatisation sur les individus différents du point de vue d'Erving GOFFMAN. Pour le sociologue, la personne attribue à l'individu rencontré une « identité sociale virtuelle » faite d'hypothèses ; préjugés en opposition à son « identité sociale réelle ». « L'attribut », s'il constitue un stigmate, représente un désaccord entre les identités sociales virtuelles et réelles discréditant le stigmatisé considéré comme personne inhumaine » (Goffman, 1975). Le handicapé mental semble être systématiquement catalogué au travers de son identité sociale virtuelle. Les « normaux » ne lui attribuent pas de place socialement reconnue dans le monde ordinaire. Ce qui lui fait défaut, c'est une « cohérence de l'expression » (Goffman, 1973). Le handicapé mental fait preuve de maladresse dans ses expressions en société ce qui génère des malentendus sur son identité. Il ne peut assumer complètement son rôle d'acteur social. Sur la scène de la représentation de la vie quotidienne, la personne handicapée ne parvient pas à gérer ses « fluctuations » comportementales.

Ce qui semble exigé de l'acteur, c'est qu'il apprenne suffisamment de bouts de rôles pour être capable d'improviser et de se tirer plus ou moins bien d'affaire, quelque rôle qui lui échoit (...) Etre réellement un certain type de personne, ce n'est pas se borner à posséder les attributs requis, c'est aussi adopter les normes de la conduite et l'apparence que le groupe social y associe (Goffman, 1973).

La difficulté d'être pour la personne handicapée mentale c'est qu'elle est « anomale », ce qui se traduit dans sa difficulté à épouser les normes comportementales de son groupe d'appartenance. Le décalage entre elle et la réalité sociale est mis à jour lors des « contacts mixtes » entre stigmatisés et normaux. Les relations entre les individus sont perturbées. L'individu normal ne se sent pas à l'aise car il ne possède pas les codes sociaux pour lire les attitudes du handicapé. Lorsque l'acteur se sent mal à l'aise, il est plus facile pour lui d'adopter des « relations d'évitement ». L'individu stigmatisé agit souvent par des « tactiques d'abaissement » ou « d'agressivité ». Il s'ensuit un malaise défini comme un repli sur soi et un repli sur autrui traduits pathologiquement dans l'interaction. La personne handicapée ne saurait être considérée qu'à travers son seul handicap ; l'individu ne peut être défini que par la négativité (1) ce qui reviendrait à nier son existence, à le rejeter purement et simplement de la société.

Il n'en reste pas moins vrai qu'il est difficile de concevoir l'individu handicapé détaché de ce qui entrave son évolution ; il est bien porteur de quelque chose différant de la norme. Les « éléments de sa différenciation » sont confus.

La notion d'identité personnelle est liée à l'hypothèse que chaque individu se laisse différencier de tous les autres et qu'autour de ces éléments de différenciation s'enregistrent sans cesse des faits sociaux auxquels viennent s'agglomérer de nouveaux détails biographiques (...) L'individu est fixé en tant qu'objet possible d'une biographie. Ses actes ne sauraient se révéler entièrement contradictoires ni disjoints les uns des autres (Goffman, 1975).

La personne « anomale » ne se revêt pas des habits normatifs ; son « déguisement social » et « son déguisement personnel » ne font qu'un. Elle ne joue pas de façon satisfaisante la comédie de la vie car elle ne parvient pas à manier ses diverses identités.

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(1). Pour FREUD, nier quelque chose dans le jugement veut dire : c'est là quelque chose que je préférerais de beaucoup refouler (...) La fonction de jugement doit prononcer qu'une propriété est ou n'est pas à une chose, et elle doit considérer ou contester à une représentation l'existence dans la réalité. La propriété dont il doit être décidé pourrait originellement avoir été bonne ou mauvaise, utile ou nuisible. Exprimé dans le langage des motions pulsionnelles les plus anciennes, les motions orales : cela je veux le manger ou bien je veux le cracher, et en poussant plus avant le transfert [de sens] : cela je veux l'introduire en moi, et cela l'exclure hors de moi. Donc : ça doit être en moi ou bien en dehors de moi. Le moi-plaisir originel, comme je l'ai exposé ailleurs, veut s'introjecter tout le bon et jeter hors de lui tout le mauvais. Le mauvais, l'étranger au moi, ce qui se trouve au-dehors est pour lui tout d'abord identique. FREUD Sigmund. Résultats, idées, problèmes. Tomes II. Paris : PUF, 1985.

Ses différents rôles se mélangent et s'interpénètrent engendrant la confusion pour les autres et pour elle-même : elle ne sait pas comment se définir. La personne « anomale » ne se revêt pas des habits normatifs ; son « déguisement social » et « son déguisement personnel » de font qu'un. Elle ne joue pas de façon satisfaisante la comédie de la vie car elle ne parvient pas à manier ses diverses identités.

Le stigmatisé et le normal sont inclus l'un dans l'autre : si l'un se révèle vulnérable, l'autre en fait autant (...) Les erreurs d'identifications sont sources inépuisables de moqueries pour ceux qui les provoquent. Le normal et le stigmatisé ne sont pas des personnes mais des points de vue produits lors de contacts mixtes, en vertu des normes insatisfaites qui influencent sur la rencontre (Ibid., p 158-162).

Si le stigmatisé et le normal sont des points de vue, il semble qu'ils sont différents dans leur élaboration. Le jeu du handicapé est restreint car ses rôles sociaux sont pauvres : il est un personnage qui joue un répertoire unique. Le normal, riche de ses divers statuts sociaux, est plus à même à participer à différents jeux de rôles. Il peut modifier son répertoire et tromper les autres dans son intérêt pour éviter tout discrédit. Le handicapé ne possède pas l'utilisation des « faux-semblants », il demeure trop instinctif. Nous l'avons évoqué, le handicap est un concept statique qui enferme l'individu dans un stéréotype. Le handicapé mental ne connaît pas d' « idéalisation », c'est-à-dire « une façon de socialiser une représentation, de l'aménager, de la modifier pour l'adapter au niveau d'intellection et aux attentes de la société dans lequel elle se déroule » (Goffman, 1973, p 40).

En conclusion à ce chapitre sur la construction du handicap mental comme concept, nous pouvons nous interroger sur la sémantique utilisée pour dénommer nos pairs. Le terme semble moins péjoratif que d'autres jalonnant l'histoire de la différence. Cependant il est à craindre qu'il soit insuffisant à la compréhension de l'individu « anomal » et qu'il devienne une source à la discrimination et au rejet. Le handicapé se meut en un objet à disséquer : « L'individu stigmatisé s'entend dire qu'il fait partie de la société mais en même temps il lui est vain de nier sa différence. Il se trouve au centre d'une arène où s'affrontent les arguments et les discours, tous consacrés à ce qu'il devrait penser de lui-même, à son identité de soi » (Goffman, 1975).

VI. LES RÉPRESENTATIONS SOCIALES DU HANDICAP MENTAL

1. Définition de la représentation sociale.

Nous avons déjà fait remarquer au lecteur l'interaction existant entre la société et le « monde » du handicap. Ces deux mondes sont distincts et ont leurs propres représentations de la réalité sociale. ABRIC propose cette définition de la représentation sociale :

Rappelons qu'on appelle représentation le produit et le processus d'une activité mentale par laquelle un individu ou un groupe reconstitue le réel auquel il est confronté et lui attribue une signification spécifique (...) La représentation est donc un ensemble organisé d'opinions, d'attitudes, de croyances et d'informations se référant à un objet ou une situation (Abric, p 206, 1999).

Les parents de l'enfant handicapé mental sont inscrits au sein d'une sphère dont l'objet questionne la société. Le handicap est appréhendé comme une anomalie perturbant les relations sociales. Il pose question et génère de nombreux préjugés. Le handicapé mental renvoie à l'image du fou, malade mental aux comportements incontrôlables. Il est répertorié dans la catégorie de la maladie mentale pourtant le handicapé est d'une autre nature. L'amalgame est souvent fait, l'enfant handicapé est perçu comme un être étrange et surprenant dans sa singularité. La représentation sociale du handicapé mental est bien déterminée par « le sujet lui-même (son histoire, son vécu), par le système social et idéologique dans lequel il est inséré, et par la nature des liens que le sujet entretient avec ce système social » (Ibid., p 207). Le handicap, renvoyant une image altérée de la normalité, provoque chez autrui une « évaluation normative négative » (Schurmans, p 232, 1990). Les handicapés mentaux « ne sont pas ce que sont les autres, ils en sont l'inverse. Ils sont l'image négative du portrait qui ferait apparaître les caractéristiques identificatrices fondamentales du groupe » (Ibid., p 232).

2. La théorie du noyau central

Dans l'imaginaire collectif, les gens font effectivement encore ce rapprochement entre folie et handicap mental. « Si le fou fait peur, c'est parce qu'il occupe une place centrale dans l'univers symbolique, il est en quelque sorte « l'anti-manière » de la raison, il est par ce quoi tout un chacun peut se considérer comme un être raisonnable » (Brouat, 1990, p 25-26). Cette place centrale est dépendante du noyau central (ou noyau structurant) définit par ABRIC comme l'élément fondamental de la représentation, car c'est lui qui détermine à la fois la signification et l'organisation de la représentation. Il est l'élément unificateur et stabilisateur de la représentation, le plus stable, celui qui résiste le plus au changement (Abric, p 215, 1999). Le noyau est une structure qui organise les éléments de la représentation et leur donne sens.

Le handicapé mental est catalogué au travers de toutes sortes d'images péjoratives, images teintées d'étrangeté. Il est perçu au travers de ses incapacités, de ses stigmates parfois monstrueux, il hante l'imaginaire et revivifie les peurs ancestrales. La personne handicapée dérange notre société. Nous l'avons évoqué, nous souhaiterions la nier à défaut de la rejeter, ce qui en fin de compte revient à rechercher le même résultat :

La pratique de supprimer les enfants difformes, dans l'Antiquité, s'origine à un sentiment eugénique, à une volonté de race pure, et révèle ainsi ce qui réside dans le coeur humain. Ne nous faisons pas d'illusion : nous portons en nous des envies de mort et de meurtre, et la peur comme l'agressivité y trouvent leurs racines (Stiker, p 17, 1982).

Le handicap mental forge à son encontre et bien malgré lui des images mentales solidement ancrées et difficilement surmontables car inscrites dans l'inconscient collectif. Le passage obligé à ce dépassement semble l'expérience vécue et quotidienne entre normaux et anormaux. Les contacts mixtes répétés peuvent venir à bout des préjugés mais il est plus commode de vouloir les éviter. L'individu handicapé mental est pris dans les projections imaginaires des autres. Le handicap, noyau central de la représentation sociale, est indissociable de divers attributs fondamentaux. Autour de ce noyau central gravitent des éléments périphériques, des « schèmes » (Flament,1999) :

Les schèmes périphériques assurent le fonctionnement quasi instantané de la représentation comme grille de décryptage d'une situation : ils indiquent, de façon parfois spécifique, ce qui est normal (et par contraste, ce qui ne l'est pas), et donc, ce qu'il faut comprendre, mémoriser... Ces schèmes normaux permettent à la représentation de fonctionner économiquement, sans qu'il soit besoin, à chaque instant, d'analyser la situation par rapport au principe organisateur qu'est le noyau central (Flament, 1999, p 229).

Ces éléments périphériques facilitent une lecture de la société et des rapports des individus entre eux. Que la représentation soit valorisante ou dépréciative, en fonction de la place que l'acteur occupe dans l'univers social, elle lui sert de trame pour diriger ses actions. Pour LASSARRE (1995, p 144), « la représentation sociale contribue à exprimer, c'est-à-dire, à expliquer et à constituer les rapports sociaux ». Nous agissons en fonction de ce qu'autrui nous renvoie et selon sa définition sociale. Les représentations sont parfois trompeuses ; il nous arrive de faire erreur sur le déguisement de l'acteur. Nous lui attribuons parfois des compétences qu'il ne possède pas. L'image qu'il nous renvoie peut également pousser à une surestimation de sa personne ; nous disons dans ce cas que nous nous sommes tromper à son sujet. Nous sommes prisonniers de nos propres représentations qui nous abusent parfois ; ABRIC suppose que « ce n'est pas à la réalité telle que l'expérimentateur l'imagine que le sujet réagit mais à une réalité éventuellement différente : une réalité représentée, c'est-à-dire appropriée, structurée, transformée : la réalité du sujet » (Abric, 1999, p 207).

3. L'objectivation et l'ancrage.

Les représentations sociales de l'individu ont une importance prépondérante dans l'activité sociale, certaines sont profondément ancrées et déterminantes vis-à-vis d'autrui. Nos relations sociales sont vécues comme amicales ou inamicales, chaleureuses ou détachées ; elles sont tributaires de l'image que nous renvoyons en société. Nous sommes ainsi catalogués dans tel groupe social car nos attributs sont plus puissants que notre personnalité ; ils sont la partie objective de celle-ci. Serge MOSCOVICI définit deux autres processus constitutifs de la représentation sociale : l'objectivation et l'ancrage.

L'objectivation conduit, on le sait, à rendre réel un schéma conceptuel, à doubler une image d'une contrepartie matérielle, résultat qui a d'abord un ressort cognitif . Le stock d'indices et de signifiants qu'une personne reçoit, émet et brasse dans le cycle des infra-communications peut devenir surabondant. Pour réduire l'écart entre la masse de mots qui circulent et les objets qui les accompagnent, et comme on ne saurait parler de « rien », les « signes linguistiques » sont accrochés à des structures matérielles (on tente d'accoupler le mot à la chose) (Moscovici, 1976, p 107-108).

Ces deux processus nous sont utiles pour comprendre ce qui se joue autour du handicap et des diverses figures qu'il projette. Les attitudes du handicapé mental nous font nous arrêter aux premières impressions sur sa personne. Il fait partie des individus qui présentent un fort pouvoir d'objectivation. Il est déterminé de fait et restreint à un domaine précis de la vie sociale dont la caractéristique est d'être hors normes. L'individu handicapé est enfermé dans le monde de l'altérité. Même dans les relations mixtes en société, il est reconnu non pas en fonction du rôle social qu'il peut jouer mais en fonction de la place qui lui est assignée. « Tout n'est pas objet de représentation sociale, il faut un enjeu social. La place particulière d'une personne dans la société, son statut par rapport à l'objet de la représentation permettra d'expliquer les ressemblances et les différences d'un groupe d'individus à un autre » (Lassarre, 1995, p 144).

Il y a bien un enjeu entre les normaux et les anormaux, celui pour les premiers de ne pas être considérés comme faisant partie du second. Notre étude de sociologie s'organise autour de ce rapport entre normalité et anormalité. Elle pose plus précisément le problème des parents de l'enfant handicapé mental confrontés à deux univers dissemblables, pris à la charnière de deux mondes sociaux déterminés par leur incompatibilité. Comment parvenir à vivre dans la contradiction ?

Le handicap renvoie dos à dos deux mondes distincts ; il serait réducteur de penser que les constructions mentales de ces deux groupes sociaux sont en tous points incompatibles. Les acteurs parentaux ont intégré des modalités de vie en société, des modèles d'action axés sur des valeurs communautaires, comme tous les autres acteurs sociaux. Cependant, nous supposons que le vécu avec le handicap a certainement changé certains de leurs points de vue sur l'altérité.

4. La perception du handicap de l'enfant par les parents.

Le handicap mental forge à son encontre des représentations solidement ancrées et difficiles à dépasser. Le passage obligé à ce dépassement semble l'expérience vécue à ses côtés. Nous pensons que même pour les parents qui côtoient leur enfant quotidiennement, il existe une image mentale de « mon » handicapé façonnée en opposition aux autres handicapés supposés plus abîmés.

Nous supposons qu'il existe une perception intra familiale et une perception extra familiale du handicap par les parents. Nous repérons ces deux perspectives ainsi :

La perspective intra familiale :

Les parents considèrent l'enfant comme une anomalie sociale qui ronge les liens familiaux et rend difficile la reconstruction de ce qu'il détruit. Le handicap est un intrus, un objet rapporté, extérieur qui a pénétré l'univers familial et le déstabilise. Le handicap n'est pas intégré à l'enfant, il vit à ses côtés et entrave son développement mental. Le handicap est dissocié de l'être. Cette extériorité du handicap renvoie à l'extériorité de la maladie. Le handicap est un corps étranger qui s'est immiscé dans la personnalité de l'enfant. L'anthropologue François LAPLANTINE donne des éclaircissements à ce sujet :

La maladie est considérée comme une entité exogène pénétrée par effraction dans le corps d'un individu qui n'y est pour rein, et la guérison consiste dans la jugulation d'une positivité ennemie avec laquelle il ne faut pas composer, mais qu'il faut littéralement anéantir (Laplantine, 1999, p 301).

Les parents rejettent le handicap hors de l'enfant, ils ne cherchent pas à l'ignorer car comme le précise Don D. JACKSON, « le rejet, si pénible soit-il, présuppose que l'on reconnaisse au moins partiellement ce que l'on rejette » (1972, p 85). Le handicap est appréhendé comme le symptôme qu'il faut soigner pour que l'enfant retrouve un « état normal ». Il s'inscrit dans les logiques actuelles de traitement des maladies et de la perception de la maladie par les médecins eux-mêmes :

Pour la majorité des médecins généralistes aujourd'hui, le symptôme, loin d'être appréhendé comme le message d'une modification à interpréter, demeure bel et bien l'ennemi à abattre (...) C'est bien le discours lui-même, ainsi que le modèle qui est celui de notre culture médicale ambiante qui procèdent à une étiologisation, à une ontologisation et à une externalisation du mal-maladie (Laplantine, 1999, p 300-301).

Le handicap est bien vécu par les parents, dans le cas d'une perspective intra familiale, comme un être malin ruinant l'être de leur enfant. Une seconde posture, nous semble-t-il, est possible chez les acteurs parentaux :

La perspective extra familiale :

Les parents épousent les représentations sociales communes du handicap mental. Le handicap, dans ce cas, est perçu comme intégré à l'enfant. L'enfant est ontologiquement handicapé. Les parents adhèrent aux projections sociétales et les reconnaissent comme possibles.

La maladie n'est plus perçue comme une entité étrangère au malade. Elle vient de lui et a une fonction valorisée ou tout au moins signifiante qui doit être décryptée comme une de ses composantes et la guérison consiste alors dans une activité régulatrice qui n'est plus cette fois antagoniste aux symptômes du malade (Ibid., p 301).

La problématique du handicap est qu'il est souvent assimilé à la maladie mentale. Il n'est pas « guérissable » puisque le handicapé n'est atteint par aucune maladie. Par contre, il peut être appréhendé comme une autre forme de vie possible n'épousant pas les normes sociales établies. Il est un être « anomal » au sens que CANGUILHEM lui donne.

Les deux perspectives familiales énoncées sont exprimées par les parents. La première est présente, chez les parents, pour « leur » enfant et la seconde est activée pour le handicapé mental d'autrui. Nous supposons que selon les circonstances de la vie, elles sont perçues simultanément pour leur progéniture.

VII. LA FAMILLE DU HANDICAPÉ MENTAL.

Du point de vue de notre recherche nous admettons qu'une famille ayant en son sein un enfant handicapé ne peut être appréhendée comme une famille dite « ordinaire ». Nous supposons que le handicap influence les rapports entre les acteurs familiaux qu'ils soient les parents, les frères ou les soeurs du handicapé mental. Le handicap perturbe les relations familiales ; nous l'avons évoqué, il faut innover, inventer de nouvelles techniques d'éducation.

Chaque parent réagit selon ses ressources personnelles. Certains s'enlisent dans la dépression ; d'autres arrivent à défendre les droits de leur enfant et à se battre pour une société meilleure. Mais au départ, nous sommes tous démunis à cause du manque d'efficacité des modèles de vie et d'éducation appris pendant notre jeunesse (Randel, 2000, p 110).

1. La famille comme système.

Il faut voir la famille comme un système « stable eu égard à certaines de ses variables, si ces variables tendent à demeurer dans des limites précises » (Don D. Jackson, 1972). L'enfant handicapé et les membres de la famille interagissent comme dans tous modèles familiaux ; des relations de parents à enfant se créent et se nouent. Elles apparaissent différentes de la norme mais elles n'en sont pas moins une autre forme possible de lien social. L'enfant handicapé influence les rapports « père - mère - enfant » par les questions comportementales qu'il soulève. Don D. Jackson, un des membres fondateurs de ce qu'on a dénommé « l'Ecole de Palo Alto », nous propose cette théorie :

Dans une famille, le comportement de chacun des membres est lié au comportement de tous les autres et en dépend. Tout comportement est communication, donc il influence les autres et est influencé par eux. Plus précisément (...), améliorations ou aggravations dans l'état du membre de la famille reconnu comme malade, auront habituellement un effet sur les autres membres de la famille, en particulier sur leur santé psychologique, sociale ou même physique (Don D. Jackson, 1972, p 136).

2. Le concept d'homéostasie familiale.

La construction identitaire de parent d'enfant handicapé se joue autour de ce « noyau dur » qu'est le handicap. L'enjeu de cette construction est de trouver un équilibre stable, quelque chose qui fasse que la vie est possible. « Ainsi, de manière plus ou moins progressive, les parents vont franchir un certain nombre d'étapes, passant du choc, à la négation puis de la détresse jusqu'à une possible réorganisation » (Boucher, 1994, p 11). Les parents s'accommodent du handicap allant jusqu'à l'intégrer en eux ; il fait tout autant partie de l'enfant que d'eux-mêmes. Le handicap est plutôt intégré que refoulé, les parents sont placés dans une obligation de vivre avec, de faire avec. Ils n'ont pas le choix ; ils ne peuvent rejeter le handicap sans rejeter l'enfant lui-même ; seule la voie de l'acceptation est possible. Il faut faire « contre mauvaise fortune, bon coeur ». Don D. JACKSON introduit le concept d' « homéostasie familiale » :

Si l'état du malade s'améliorait, cela avait souvent des répercussions catastrophiques dans la famille du malade mental ; il a supposé alors que ces comportements, et peut-être tout aussi bien la maladie du patient, étaient des « mécanismes homéostatiques » qui avaient pour fonction de ramener le système perturbé à son délicat équilibre (Don D. Jackson, 1972, p 135).

Le handicap englobe la totalité de l'unité familiale. Il n'est pas posé à côté du cercle mais il a pénétré chaque branche du réseau familial. Il n'interfère pas avec les relations mais il en crée d'autres possibles. Nous considérons le handicap comme la pierre angulaire autour de laquelle va désormais se construire la famille. Nous supposons que s'il venait à disparaître, c'est tout l'édifice familial qui serait déstabilisé.

L'équilibre du couple parental doit être retrouvé. Il est difficile de survivre dans le chaos quotidien, mais le handicap est un objet difficile à maîtriser. Il est peu préhensible et souvent insaisissable. La sérénité familiale s'ancre dans un avenir lisible et cohérent à plus ou moins long terme. Sans cette cohérence, c'est le présent qui devient incompréhensible. De plus, nous l'avons évoqué, le passé ne peut donner de leçon sur un présent avec un enfant handicapé, on n'a pas appris à vivre avec.

L'équilibre que le couple doit tenter de retrouver est mis dramatiquement à l'épreuve. L'avenir qui était ensemble projeté vient de s'annuler, déstabilisant de ce fait la raison d'être du couple. Le doute s'installe renforcé par la culpabilité et la dévalorisation : ne pas avoir été, et probablement de ne pas savoir devenir, bonne mère et bon père (Boucher, 1994, p 13).

Cet équilibre nécessaire est tributaire de processus mentaux qui permettent justement de l'atteindre. Les parents ne sont pas toujours dupes du temps. Le temps, dans ce cas, « ne sert pas à l'affaire ». Il laisse une marge d'espérance qui les autorisent à penser que cela finira bien par s'arranger. Mais avant tout, il faut parvenir à une réconciliation avec soi même nécessitant de renouer le lien entre son passé et son présent pour pouvoir renégocier l'avenir.

3. Le difficile recadrage avec soi-même.

L'enfant réveille ce qui en soi était camouflé, étranger. Il renvoie à ses propres manques, fautes et souffrances. Il culpabilise, dévalorise mais aussi inquiète. Cet enfant « inattendu », différent de l'enfant imaginé, décale d'autant la propre image de soi. Il s'agit de faire front à ses propres fantasmes et les surmonter (Boucher, 1994, p 112).

Les parents se trouvent comme sidérés devant cet enfant qui leur est étranger et qu'ils ont mis au monde. Dans cette étude nous rechercherons surtout à comprendre comment ils parviennent à dépasser l'évidence d'une situation dont personne ne souhaiterait. La souffrance et la culpabilité peuvent trouver des palliatifs « cognitifs ». L'image de soi est définitivement altérée, celle de parent d'un enfant normal est brisée mais nous montrerons qu'elle peut être restaurée. La souffrance est sous-jacente, elle est cachée derrière les apparences que les parents se donnent. La compassion d'autrui ne peut être supportée une existence tout entière. Le recadrage avec soi-même passe par un recadrage de l'idée dont on se faisait de l'avenir.

Lorsqu'un enfant handicapé naît dans notre famille, il s'agit d'un bouleversement complet. Tout notre futur est remis en cause. Dans notre désarroi, dans cette insécurité profonde que nous ressentons, nous essayons de nous accrocher aux certitudes et aux espoirs qui nous restent. Nous voulons limiter cette différence qui nous sépare de cet être inconnu (Vaginay, 2000, p 224).

Les acteurs parentaux doivent maîtriser l'altérité et, malgré le désarroi dans lequel ils se trouvent, reprendre prise sur leur propre destinée. Ils sont amenés à réinventer un autre rôle parental et parviendront, au fur et à mesure, à assumer leur statut social particulier de parents d'enfant différent des autres. Au sein de la sphère familiale, à l'abri des regards extérieur, il est possible de cacher aux autres, aux anonymes qu'on est une personne comme une autre, digne d'intérêt et de déférence. Le handicap se caractérise bien comme quelque chose de honteux dont la découverte discrédite celui qui en a la possession.

4. La dissonance cognitive comme processus interne de régulation des contradictions.

L'acteur social a besoin d'être en phase avec lui-même et est amené parfois à surmonter les contradictions internes à sa personne. Dans le cas du handicap, il va de soi, que l'enfant conçu ne représente pas l'idéal que les parents avaient projeté. Ils ne s'attendaient pas à cela, ils sont dans un «  état de sidération, où rien ne peut permettre un réaccrochage à la réalité » (Boucher, 1994, p 11).

La réconciliation avec soi-même nécessite de renouer le lien entre son passé et son présent pour pouvoir renégocier l'avenir. En effet, dans ce temps suspendu et tronqué, la vie qui apparaît se voit amputée de sa dimension de promesse et d'idéal (...) Cet enfant « inattendu », différent de l'enfant imaginé, décale d'autant la propre image de soi. Il s'agit de faire front à ses propres fantasmes et de les surmonter (Ibid., p 12).

Les parents sont amenés à combler ce décalage entre leurs souhaits pour l'avenir et la réalité qui s'offre à eux. Les mécanismes cognitifs mis en place auront pour tâche de répondre à l'incohérence de l'existence ressentie. Cette incompréhension devant le handicap de l'enfant perdurera au cours des années futures. Il est douteux de penser qu'un attirail quel qu'il soit pourrait séparer l'enfant de sa tare. Les parents pensent-ils que cela est possible, nous l'ignorons, mais ils sont désireux de se donner des raisons de vivre et d'envisager un avenir possible pour l'enfant.

Il leur faut, dans un premier temps, adopter une attitude qui ne soit pas seulement basée sur le déni du handicap (nous avons indiqué qu'il était vain de le faire) mais orientée vers la cohérence de soi. Les acteurs parentaux doivent pouvoir mettre en adéquation divers éléments cognitifs. Léon FESTINGER les définit comme toute connaissance, opinion ou croyance concernant l'environnement, le sujet lui-même ou les autres.

Le psychosociologue américain évoque le terme de dissonance cognitive pour désigner une contradiction entre deux éléments cognitifs présents dans le champ de représentation d'un individu. « Son propos est d'analyser le processus de changement d'opinion chez le sujet inciter à adopter, par la pression de la réalité sociale ou de la réalité objective, des jugements qui se trouvent en contradiction avec ceux qu'il acceptait jusque-là » (Boudon, 1998, p 22). L'individu en rupture avec la réalité sociale et ses propres représentations se trouve en désaccord avec lui-même. Il éprouve une souffrance, un mal-être qu'il lui faut apaiser. La dissonance crée un malaise que l'acteur social recherchera à réduire pour que la réalité sociale redevienne, autant qu'il se peut, conforme à ce qu'il désire qu'elle soit.

Il y a consonance entre deux notions si l'une des deux découle de l'autre, ou autrement dit, si l'une des deux implique psychologiquement l'autre (...) Si, pour l'individu considéré, « d'admettre comme vrai un élément d'information, entraîne la conjecture qu'un autre élément est également vrai, alors le premier implique psychologiquement le second » (Laurence et Festinger, 1962). Donc la consonance signifie une implication non pas strictement logique, mais subjective (Poitou, 1994, p 10).

Dans le cas du handicap mental, le sujet se réinvente un monde où lui-même et les siens pourraient trouver une place. Il ne peut s'installer indéfiniment dans la souffrance ; il lui faut la combattre par des biais cognitifs apaisants et calmer sa réactivité à la situation présente. Il nous semble souvent, de l'extérieur, que les actions, les attitudes ou les comportements parentaux sont illogiques. Cependant, ils sont logiques pour eux d'un point de vue subjectif. Ils ne s'inscrivent pas dans une réalité sociale déconnectée mais réinventent une autre réalité viable à leurs yeux. Ils sont subjectivement logiques même si les acteurs parentaux sont abusés par leurs propres croyances. En croyant en ses propres convictions, l'acteur social se protège de situations ou d'informations susceptibles d'augmenter la dissonance. Il préfère éviter tout état qui pourrait engendrer une tension psychologique perçue dans les rapports sociaux et qui met mal à l'aise.

Festinger assigne à la dissonance cognitive le statut d'une motivation, d'un drive, c'est-à-dire un état de tension qui suscite des réactions orientées d'approche et d'évitement, jusqu'à disparition de la tension (...) La dissonance est une source d'activité orientée vers la réduction de la dissonance, tout comme la faim provoque des réactions orientées vers sa propre réduction (Ibid., p 11).

Nous percevons bien que l'enjeu pour les acteurs parentaux est de pouvoir surmonter, à chaque instant, les bouleversements qu'apporte l'enfant handicapé à la vie quotidienne. Une forme de réduction de la dissonance, dans ce cas, est de parvenir à l'acceptation d'avoir mis au monde un enfant différent. Cette acceptation semble impossible puisque tout, dans la vie de tous les jours, renvoie aux incapacités de l'enfant. Le mieux encore est de se forger de bonnes raisons pour surmonter une situation indépassable. Il nous semble pourtant qu'il existe une vie possible car l'acteur social détient des ressources insoupçonnées pour faire « comme si de rien n'était ».

5. Le handicap, objet du secret parental.

Nous considérons la famille de l'enfant handicapé mental comme garante d'un secret afin de préserver son intégrité. Elle cache quelque chose qu'elle ne veut pas dévoiler à la société de peur d'être discréditée. Pour Georg SIMMEL, « le secret offre en quelque sorte la possibilité d'un autre monde à côté du monde visible, et celui-ci est très fortement influencé par celui-là » (Simmel, 1996, p 40). Tout le temps que le handicapé n'apparaît pas au grand jour aux côtés de ses parents, ces derniers sont préservés de la contamination sociale (Goffman, 1968). Le handicap a un fort pouvoir de contamination : les personnes normales vivant avec lui seraient susceptibles d'en attraper les stigmates, d'être moralement atteintes et suspectées dans leur intégrité. Il faut pour les parents se cacher, autant que faire se peut, ce qui est ressenti comme un danger pour la société. Les acteurs parentaux apprennent à tricher avec les apparences dans les relations de réciprocité avec autrui.

Savoir à qui l'on a à faire, telle est la condition première pour avoir à faire à quelqu'un ; l'usage de se présenter l'un à l'autre, lors d'une conversation prolongée ou d'une rencontre sur le même terrain social symbolise bien cette connaissance réciproque qui est l'a priori de cette relation (Simmel, 1999, p 9).

Dans la rencontre immédiate, les acteurs sociaux ne posent pas comme a priori que l'un ou l'autre fait partie d'un monde hors-norme. Il se situe bien sur le même terrain social, ce que s'efforcent de faire croire les parents de l'enfant handicapé mental. Ils essaient d'être au plus près de la représentation que chacun se fait d'une personne normale et cachent leur désordre intérieur. « La personnalité est composée de facettes qui sont relativement autonomes et qui peuvent prendre momentanément le contrôle de la personne » (Moessinger, 1996, p 91). Les parents montrent une personnalité cohérente, la part du handicap qui est en eux ne doit pas émerger dans les relations. Cette facette de père ou de mère d'un enfant différent ne peut être dévoilée au risque que l'individu soit considéré uniquement qu'à travers elle.

Il est tout à fait légitime que l'idée que l'on se fait d'un individu varie selon le point de vue à partir duquel on la forme, et qui est donné par la relation globale du sujet connaissant à celui qu'il connaît (...) Néanmoins, on construit une unité de la personne à partir des fragments qui seuls nous permettent d'avoir accès à l'autre : cette unité dépend donc de la partie de lui que notre point de vue nous permet d'apercevoir (Simmel, 1996, p 9).

L'enjeu pour les acteurs parentaux est de ne pas être trahis et de ne pas se trahir ; ils jouent un jeu de dupe vis-à-vis d'autrui. Ce jeu est possible tout le temps que le handicap, objet du discrédit, reste dans l'ombre du couple. Nous allons aborder désormais les différentes techniques de défense lorsque le secret du handicap est dévoilé au grand jour. Les parents ne cherchent pas systématiquement à cacher leur enfant comme on cacherait une faute. Ils ressentent le regard honteux des autres sur leur enfant et c'est bien souvent pour cette raison qu'ils veulent « cacher » l'enfant. Cette dissimulation est une protection contre le mal que l'on pourrait faire à leur progéniture.

VIII. LES TECHNIQUES DE « PROTECTION » PARENTALES

Au sein de la famille s'est installé un élément perturbateur s'ingéniant à détruire les relations des uns avec les autres : nous avons constaté que le handicap remettait en cause le fondement même de l'être. Quand le handicap survient, les individus sont perdus et ne savent plus à qui s'en remettre. Nous avons décrit les perturbations qu'il provoque dans la vie domestique et comment il malmène l'intime en déchirant les identités antérieures.

1. Truquer les relations sociales.

Les parents doivent parer aux troubles dans les relations publiques. Le concept de « figure » proposé par GOFFMAN va nous permettre de lire comment on peut parvenir à vivre à l'extérieur malgré les fissures intérieures. Les parents de l'enfant handicapé mental font « comme si » de rien n'était. Ils jouent un jeu de dupe au dépend de leur entourage. Ce jeu trouve sa raison d'être dans le fait que les acteurs parentaux ne souhaitent pas « perdre la face » devant leur interlocuteur. Le sociologue définit la face ainsi :

On peut définir le terme de face comme étant la valeur positive qu'une personne revendique effectivement à travers la ligne d'action que les autres supposent qu'elle a adopté au cours d'un contact particulier. La face est une image du moi délivrée selon certains attributs sociaux approuvés, et néanmoins partageables, puisque, par exemple, on peut donner une bonne image de sa profession ou de sa confession en donnant une bonne image de soi (Goffman, 1974, p 9).

Les parents cachent quelque chose qui peut les discréditer. Le handicap, lorsqu'il n'est pas présent dans la relation à autrui est « une différence invisible » (Goffman, 1975). Les individus peuvent faire semblant d'être pareils aux autres membres de la société et calquer les représentations que les autres attendent d'eux. Ils peuvent compter sur leur « propre discrétion » (Goffman, 1975). Les acteurs parentaux prennent donc toujours le risque, quand ils s'engagent dans une relation, d'être trahis ou démasqués. Lorsque leur enfant n'est pas présent à leur côté, il leur est possible de « garder la face » ; ils ne sont pas les victimes d'un objet social stigmatisé et peuvent se préserver de sa contamination. Ils gardent une certaine « assurance » définie comme « une attitude à supprimer et à dissimuler toute tendance à baisser la tête lors des rencontres avec les autres » (Goffman, 1974, p 12). Comment un individu peut-il parvenir à assumer un rôle dont il n'existe pas de répertoire ?

Les parents de l'enfant handicapé mental se montrent sur la scène publique en dissimulant la facette de leur personnalité la plus « discréditable ». « Au sujet du discréditable, le problème n'est plus tant de savoir manier la tension qu'engendre les rapports sociaux que de savoir manipuler de l'information concernant une déficience » (Goffman, 1975). Les parents du handicapé font tellement corps à corps avec leur enfant qu'ils en imprègnent leur comportement dans les situations de vis-à-vis. Le handicap est intégré à « leur identité sociale réelle » et dictent leur manière de réagir dans les rencontres. Ils peuvent ne pas transmettent certaines informations délibérément au sujet de leur progéniture mais les parents ne cherchent pas systématiquement à mentir, à tricher dans le but de tromper autrui sur soi. La simulation de la normalité leur permet justement d'être considérés comme tel. Goffman donne ce point de vue sur le mensonge :

On parle de mensonge patent, flagrant, ou cynique lorsqu'on peut avoir la preuve indiscutable que son auteur l'a proféré volontairement, avec la conscience de mentir (...) Non seulement les personnes prises en flagrant délit de mensonge perdent la face pour la durée de l'interaction, mais encore leur façade peut en être ruinée, car beaucoup de publics estiment que, si quelqu'un se permet de mentir une seule fois, on ne doit plus jamais lui faire pleinement confiance (Goffman, 1973, p 61).

Nous rappelons ici que la façade, pour GOFFMAN, est un appareillage symbolique, utilisé habituellement par l'acteur au cours sa représentation. L'acteur social, dans la perspective du handicap mental, ment plus à lui-même qu'aux autres. Il n'est pas cynique si ce n'est face à lui-même. Il faut bien mentir pour être considéré comme ses pairs. Le handicap fait peur et fait fuir même ceux qui parfois sont dans la confidence. Les parents sont isolés à cause d'une faute dont ils ne sont pas responsables. Ils sont accusés à tort d'un crime qui n'en est pas un. Leur faute est d'avoir enfanté d'un « monstre » qui, en fin de compte, n'est qu'un individu vivant sans se référer strictement aux normes sociales établies. C'est un être « anomal » questionnant les règles sociales. Nous comprenons que les parents aient envie de mentir à la société puisqu'ils sont punissables de « mort sociale » si l'on découvre l'infâme en eux. La mort sociale est définie par L.V. THOMAS ainsi :

On peut estimer qu'il y a mort sociale (avec ou sans mort biologique effective) chaque fois qu'une personne n'appartient plus à un groupe donné, soit qu'il y ait limite d'âge et perte de fonction (defunctus et défunt apparentés), soit qu'on assiste à des actes de dégradations, proscription, bannissement, soit enfin que nous soyons en présence d'un processus d'abolition du souvenir (disparition sans traces, au moins au niveau de la conscience), peu importe (Thomas, 1975, p 45).

C'est bien là qu'est l'enjeu des parents de l'enfant handicapé : ne pas être rejeté de la société, ne pas être des exilés expulsés aux marges sociétales. « La situation d'exil (volontaire ou non) suppose en quelque sorte une mort sociale ; il existe une autre sorte d'exil, encore plus cruel, celui dû à l'exclusion ». Pour éviter « l'exil », le meilleur moyen est encore de nier aux autres l'objet du délit, de le garder secret :

La nature profonde de tout mensonge, aussi concret que soit son objet, est de faire naître l'erreur sur le sujet qui ment car il consiste, pour le menteur, à cacher à l'autre la représentation vraie qu'il possède. Que la victime du menteur ait une représentation fausse de la chose, ce n'est pas là ce qui épuise la nature spécifique du mensonge - il partage l'erreur : c'est bien plutôt le fait qu'elle est maintenue dans l'erreur sur ce que la personne qui ment pense dans son for intérieur (Simmel, 1996, p 15).

Les parents ne mentent pas pour tromper l'autre, ils cachent la vérité afin de se préserver une place estimable et non dévalorisée d'eux-mêmes. Plus que le rejet, ils craignent la compassion, l'indifférence, d'être considérés comme étrangers à leur propre société et ne plus être reconnus.

Un détour vers l'anthropologie peut être utile pour comprendre la peur d'être assimilé à l'étrange étranger. Franco LA CECLA, anthropologue italien, pose la question de l'étranger et en donne cette interprétation :

Mais qui est l'étranger ? C'est celui qui n'entre pas dans les différences consenties à l'intérieur d'une culture. Il est hors contexte. L'étranger est celui qui bénéficie de l'indifférence, à moins d'en être victime (...) Se contenter de l'indifférence vis-à-vis de l'étranger signifie le traiter comme quelqu'un qui a droit à être « ici », qui a droit à un « nous » contigu mais différent de notre « nous » (...) L'étranger peut rester dans cette zone d'indifférence, dans ce vide sans haine ni amour. Un véritable vide (La Cecla, 2002, p 93-95).

Pour les parents le rejet aux marges de la société n'est pas valable car ils ne peuvent admettre que leur enfant en serait la raison. Leur souhait serait que l'unité familiale soit acceptée par le « nous » de la communauté. Ils ne veulent pas uniquement être catalogués comme faisant partie d'un « nous » autre, construit autour du handicap, toléré mais dénié. Don D. JACKSON cite LAING lorsqu'il évoque le dénie : « Aucun châtiment plus diabolique ne saurait être imaginé, s'il était physiquement possible, que d'être physiquement lâché dans la société et de demeurer totalement inaperçu de tous les membres qui la composent. Et il ajoute qu' « il ne fait guère de doute qu'une telle situation conduirait à cette « perte du moi » qui n'est qu'un autre nom de l'aliénation » (Jackson, 1972, p 85).

Pour éviter cette aliénation, certains usent d'évitement afin de ne pas être démasqués, se détournent des sujets conversationnels déplaisants. L'évitement est « le plus sûr moyen de prévenir le danger et d'éviter les rencontres où il risque de se manifester » (Goffman, 1974). Les acteurs parentaux, hors du handicap de leur enfant, ont une place sociale assignée dans la société. Ils sont des citoyens à part entière accédant aux mêmes droits que les autres. Ils préfèrent donc éviter de parler de « choses qui fâchent » et de devoir justifier l'existence de leur enfant. Ces « non-dits » sont proches du sentiment de honte décrit par le sociologue Vincent DE GAULEJAC :

La honte s'installe parce qu'elle est indicible. Elle est indicible parce qu'en parler conduirait à mettre à jour des choses inavouables et au risque d'être soi-même désavoué. Le sujet est partagé entre le besoin de dire ce qu'il éprouve, d'exprimer ce qu'il ressent, et la crainte d'être déjugé (De Gaulejac, 1996, p 67).

Il est difficile pour les parents d'adopter une ligne de conduite pouvant les mettre en phase avec la situation du handicap et se montrer cohérents dans les rencontres de la vie quotidienne.

L'individu tend à extérioriser ce qu'on nomme parfois une ligne de conduite, c'est-à-dire un canevas d'actes verbaux et non verbaux qui lui sert à exprimer son point de vue sur la situation, et, par-là, l'appréciation qu'il porte sur les participants, et en particulier sur lui-même (Goffman, 1974, p 9).

Pour les acteurs parentaux, donner leur point de vue sur le handicap, c'est donner leur point de vue sur eux-mêmes. Comment donner un avis sans se déjuger dès qu'il est émis, dire tout et son contraire ? Le malentendu est sous-jacent aux relations entre normaux et les personnes susceptibles d'être discréditées par le handicap. Les acteurs sociaux ne se comprennent pas, ils n'ont pas la même perception des choses. Les parents savent, les autres sont des êtres qui ne peuvent comprendre. Il est difficile de s'entendre sur un sujet enrobé de non-dits ; on entend peu parler du handicap dans les conversations. Quand il apparaît au détour d'une remarque, quand il se montre en société, il crée un malentendu car il est souvent méconnu. Nous allons essayer de comprendre le mécanisme du malentendu souvent inhérent aux relations mixtes entre normaux et stigmatisés.

2. Le malentendu.

Le philosophe JANKÉLÉVITCH signifie que « le malentendu n'est pas simplement de l'escroquerie : il institue entre les hommes un certain ordre provisoire qui, s'il ne remplace pas l'entente translucide et sans arrière-pensée, vaut pourtant mieux que la discorde ouverte » (Jankélévitch, 1998, p 263). Nous rejoignons dans cette citation les « faux-semblant » qu'évoque GOFFMAN. Dans les relations « mixtes », le malentendu est une condition nécessaire à l'édification de la relation, il en est le socle même. Il institue cet « ordre provisoire » sans lequel la rencontre et sa pérennité dans le temps ou l'instant ne serait pas possible. Ce sens donné au malentendu est repris par Franco LA CECLA, dont nous avons parlé plus haut :

Le malentendu n'est plus un tracas mais bel et bien une chance. C'est une chance puisqu'il crée un ordre dans les rapports. Puisque nous devons être compris tous, vive le malentendu qui aide à faire des distinguos et à maintenir chaque relation à un niveau dont l'intensité dépendra un peu plus de nous (La Cecla, 2002, p 30).

Le malentendu est bien une arme dont les acteurs parentaux peuvent se munir afin de se défendre, d'en savoir un peu plus sur ce que les gens pensent d'eux. Le terme de malentendu nous rapproche de l'écoute, de l'ouïe. « Il me semble que j'ai mal entendu ce que vous venez de dire ? » ; cette forme de question appelle à une redondance dont le projet est de faire préciser à l'interlocuteur le fond de sa pensée. Il permet de façon détournée de savoir ce que l'autre pense de soi. Le malentendu renvoie le provocateur indélicat à sa propre indélicatesse et lui fait perdre la face ; de personnage sûr de lui et courtois, il devient un mufle bien involontairement.

Sauvons donc les apparences, tout en sachant que sous le malentendu se cache l'ambiguïté qui fait mal, l'ambiguïté qui fait que les individus ne se comprennent pas et qu'il est toujours possible d'en profiter - pour prendre, se prendre et se faire prendre en dérision (La Cecla, 2002, p 20).

Le malentendu est ce qui fait que, pour une fois, les parents de l'enfant handicapé mental sont en position de force. Comment ne pas se perdre dans de plates excuses lorsqu'on est à l'origine de la gaffe et que l'on dévoile ses sentiments cachés ? Il ne reste qu'à faire amende honorable pour réparer la « piètre figure » que l'on donne de soi.

On peut dire d'une personne qu'elle fait piètre figure lorsqu'elle prend part à une rencontre sans disposer d'une ligne d'action telle qu'on l'attendrait dans une situation de cette sorte (...) Dans tel cas, il est fréquent que cette personne se sente honteuse et humiliée, à cause de ce qui est arrivé par sa faute à la situation et à cause de ce qui risque d'arriver à sa réputation de participant (Goffman, 1974, p 11-12).

A la décharge du gaffeur, nous pouvons dire qu'il ne connaît pas le secret de l'autre. Il ignore ce qui pourrait blesser autrui dans sa chair ; il a parlé sans réfléchir. Le malentendu est « une « ignorance » située au niveau de la relation elle-même, un « non-savoir de la relation », un « non- savoir réciproque » :

Quand je dis qu'il y a malentendu, je veux dire que « par rapport à une juste interprétation » quelqu'un a dévié, par manque d'attention ou de volonté, par obstructionnisme ou stupidité (...) Car le malentendu est le piège qui peut arriver, « sans que toi ni moi ne le voulions » (La Cecla, 2002, p 13).

Le handicap est par définition un objet de malentendu. Il invite les protagonistes à se perdre en explications entre celui qui connaît et celui qui ignore. Dans le cas du dévoilement impromptu du handicap, les parents sentent que l'interlocuteur est mal à l'aise. Le gaffeur est provoquant de part sa maladresse, mais il n'a pas cherché à blesser ; il est l'auteur d'une blessure d'amour-propre dont il aurait préféré faire l'économie. Le malentendu « est certainement une forme d'échec, mais dans la mesure où il est « événement » survenant à l'improviste, il manifeste quelque chose qui nous redonne conscience de l' « expérience de l'autre » à l'état pur » (Ibid., p 29).

Dans ce cas, il peut mettre à jour toute la difficulté d'exister de l'autre, difficulté dont nous n'avions rien perçu. Le malentendu fait exprimer ce qui se voulait être enfoui dans la relation, il ouvre à la découverte de l'autre dans tout son altérité.

Le malentendu offre la possibilité de la rencontre et disons qu'il allège ce qui parfois n'est guère supportable. Tout en n'étant qu'un « presque rien » il est le commun dénominateur minimal de toute rencontre, le minimum indispensable à la sociabilité (Ibid., p 30).

Les parents cherchent néanmoins à duper l'autre, lorsque le handicapé n'est pas présent à leur côté, afin de garder une certaine dignité dans la relation. Le jeu de dupe est certainement plus difficile à jouer lorsque l'enfant, objet du secret, est présent auprès d'eux dans les interrelations. Pour le moment, nous nous attachons à comprendre quels mécanismes mentaux ils s'inventent pour mentir à la société et influencer sur elle. Notre position est de dire que les acteurs parentaux ont la possibilité d'exercer des actions afin de pouvoir vivre de manière commune. Mentent-ils vraiment ? Mentent-ils pour survivre ? Ils mentent sûrement pour sauver les apparences, mais qu'est-ce que ce mensonge ?

Pour JANKÉLÉVITCH, que « le mensonge soit bénin ou grave ne change rien à son importance, car la grande affaire n'est pas le volume de mensonge, mais l'intention même de mentir » (Jankélévitch, 1998, p 217). Si les parents mentent, c'est pour l'intérêt de se préserver ; leur instinct de survie sociale les pousse à se murer pour se protéger. Il n'y a pas de meilleur rempart contre l'adversité dans la relation sociale que d'être l'artisan de tromperie. L'autre doit être dupé pour être pris dans le jeu des apparences. Seule l'apparence sociale compte pour les parents afin de garder l'estime des leurs :

Il existe aussi le cas des whites lies, les pieux mensonges : on peut duper quelqu'un parce qu'à un moment donné la relation est considérée plus importante que la sincérité. Ce qui est en jeu entre deux personnes est-il toujours la vérité, ou bien existe-t-il une vérité de la relation qui est plus importante que la vérité (La Cecla, 2002, p 24).

Les parents cherchent à dissimuler le handicap de leur enfant. Ils ont peur de perdre le respect des autres, peur de ne plus être dignes dans les relations mixtes et perdre toute crédibilité. Il faut mentir pour cacher quelque chose que l'on juge, malgré soi, honteux. Cet objet honteux, le handicap, contamine la dignité des parents. Il est cette chose dont on ne veut parler ; c'est l'élément qui fait tache dans l'environnement. Il faudra désormais sans cesse justifier l'existence de son enfant affublé d'un handicap comme s'il était atteint d'une maladie. L'une des solutions est de ne pas l'avouer ou de feindre l'insouciance dans cette situation difficile. Il faut mettre le handicap, source de la honte, sous une couverture, le détacher de l'enfant et le mettre de côté.

3. Le handicap, objet de honte.

Le sentiment de honte s'installe lorsque l'identité profonde de l'individu est altérée (...) Les repères habituels qui permettent de se situer par rapport aux autres et à soi-même sont fragilisés ou détruits. Dans tous les cas, l'estime de soi est remise en question par la mésestime des autres. Le sujet est déchiré par des tensions contradictoires entre la tentative pour sauvegarder son unité et l'impossibilité d'y parvenir sans rejeter une part de lui-même. Il est confronté à une dénégation de ce qui constitue tout ou partie de son être profond. Ce déchirement produit une conflagration psychique. La cohérence qui fonde les jugements de valeur est prise en défaut (De Gaulejac, 1996, p 129).

Le sociologue Vincent DE GAULEJAC s'interroge sur ce qui fait honte, sur ce qui fait que l'on se sent honteux dans une relation sociale. L'objet de honte n'est pas interne aux acteurs parentaux ; nous pouvons dire qu'ils sont honteux devant leur enfant handicapé mais qu'ils ont également honte du sentiment de honte des autres à son égard. Les parents sont tiraillés entre deux sentiments, celui de comprendre ce qu'autrui peut ressentir face au handicapé mais ne peuvent l'admettre comme tel. Ils ne peuvent avouer avoir honte de leur enfant, ils auraient plutôt honte d'eux-mêmes s'ils le reconnaissaient comme trop différent des autres. Leurs valeurs face à l'altérité  sont mises à mal : ce qu'ils redoutaient hier et désormais présent dans leur environnement. Ils ont à chasser leur a priori est doivent combattre pour la reconnaissance de leur enfant et pour la leur en tant que parents différents. Leur crainte est bien de ne pas trouver de place sociale dans l'univers de la normalité. Cette crainte est objet de souffrance et d'inquiétude :

La souffrance sociale naît lorsque le désir du sujet ne peut plus se réaliser socialement, lorsque l'individu ne peut pas être ce qu'il voudrait être. C'est le cas lorsqu'il est contraint d'occuper une place sociale qui l'invalide, le disqualifie, l'instrumentalise ou le déconsidère (De Gaulejac, 1996, p 131).

Le handicapé mental est mis au ban de la société de fait. La place qu'on lui assigne est inscrite dans les processus de prise en charge de l'éducation dite spéciale. Son état est jugé selon des critères psychologiques et administratifs reposant sur des nomenclatures précises. Le handicapé est un objet social « instrumentalisé », d'ailleurs FOUCAULT évoquait déjà cette hypothèse au sujet du fou. Pour DE GAULEJAC, le processus d'instrumentalisation « consiste à dénier le fait d'être homme parmi les hommes, à refuser de le considérer comme un humain, à le traiter comme un objet, comme un outil dont on se sert que l'on prend quand on en a besoin et que l'on pose lorsqu'on ne s'en sert plus » (Ibid., p 91) et il ajoute

Lorsque autrui est instrumentalisé, traité en objet et qu'on nie la possibilité qu'il ait une existence sociale au même titre que chaque citoyen, on crée une situation de violence et d'exclusion (Ibid., p 91).

L'enfant handicapé mental est mis à part, extériorisé et objectivé pour être traité socialement. Les parents peuvent se sentir dépossédés de leur enfant, mais que faire quand les institutions du milieu « ordinaire » ne peuvent répondre à ses besoins particuliers ? Ils jugent certains modes d'accueil indignes pour leur enfant même si dans leur for intérieur ils soupçonnent les difficultés que son handicap représente pour la société. Cette indignité est le reflet du rejet ressenti. Elle est un autre instrument pour retrouver sa dignité perdue : « La dignité, c'est la mobilisation du sujet pour ne pas sombrer, résister à la souffrance et sauvegarder sa subjectivité malgré les difficultés qui le submergent. Ne pas trahir, ne pas se déjuger, refuser la dépendance, ne rien devoir à personne » (Ibid., p 136).

Cette dignité leur permet de s'opposer à un monde où tout semble décidé à leur place, où tout est déterminé dès l'annonce du handicap de l'enfant. Le jeune handicapé sera amené progressivement à côtoyer l'univers de l'anormalité, certains pourront s'aménager une vie dans la société, mais toujours ils porteront leur handicap comme un boulet. Lui, au bout du compte, à une place assignée, même si elle est inscrite en marge des structures habituelles. Il n'en est pas de même pour les parents étant amenés à s'identifier en tant que parents d'un enfant handicapé mental. Pour Jean-Paul SARTRE, « la honte est, par nature, reconnaissance. Je reconnais que je suis comme autrui me voit (...) Ainsi la honte est honte de soi devant autrui ; ces deux structures sont inséparables » (Sartre, 1984, p 266). Cependant il est difficile pour un être humain de n'être reconnu qu'au travers de son état honteux ; la honte ne peut être le socle de toute une existence.

Nous avons évoqué la carrière des parents de l'enfant handicapé mental qui débute avec les premiers signes du handicap ; dans l'univers domestique, il y a le regard bienveillant qu'ils ont sur leur enfant. Ils porteront toujours en eux le handicap de leur enfant, ce handicap qui a altéré leur identité première. Il leur faut être reconnus par autrui malgré la blessure. Le philosophe nous dit que c'est autrui, dans la manière dont il nous regarde, qui nous donne conscience d'exister

Il suffit qu'autrui me regarde pour que je sois ce que je suis. Non pour moi-même, certes : je ne parviendrai jamais à réaliser cet être-assis que je saisis dans le regard d'autrui, je demeurerai toujours conscience ; mais, pour l'autre (Ibid., p 308).

Pour les parents, le regard de l'autre est blessant lorsqu'ils sont en présence de leur enfant. Il est également blessant pour eux même si l'enfant n'est pas à leurs côtés, lorsqu'ils pensent qu'autrui sait ou lorsqu'ils savent qu'il le sait : dans ce cas, nous pouvons dire qu'ils ont honte de la honte de l'autre. « Autrui est le médiateur indispensable entre moi et moi-même : j'ai honte de moi tel que j'apparais à autrui. Et, par l'apparition même d'autrui, je suis mis en mesure de porter un jugement sur moi-même comme un objet, car c'est comme objet que j'apparais à autrui » (Ibid., p 266).

En se mettant à la place de leur interlocuteur, ils présupposent que celui-ci se sent mal à l'aise et gêné. Ce n'est pas toujours le cas, mais comment pourrait-il en être autrement pour les parents qui savent, par expérience, que leur enfant rebute plus qu'il n'attire ? Dans les contacts mixtes, les deux parties sont mal à l'aise, on feint d'ignorer le handicap et l'on feint d'en être la victime :

La honte isole, elle n'invite pas au partage. Elle pousse au contraire à se distinguer de ceux qui portent la marque de l'échec, à les rejeter. Mais si elle ne peut être partagée, elle est particulièrement contagieuse. Le spectacle de la honte rend honteux, ce qui suscite immédiatement une réaction de défense vis-à-vis du porteur de la honte (De Gaulejac, 1996, p 289).

Les parents ressentent sur eux ce regard biaisé chargé d'interrogation, ce regard curieux qui « peut dissimuler une fausse naïveté ou même une jouissance secrète face à la misère de l'autre » (Ibid., p 287). Il y a ce regard pathétique qui « exprime les perturbations de l'âme, le malaise profond éprouvé face au spectacle d'un autre soi-même déchu » (Ibid., p 288). La présence du handicap peut gêner ; autrui préfère l'éviter du regard : ce « regard distancié exprime plus un refus, un parti pris clair et sans menace de rejet (...) L'individu réagit à la mise à l'écart de ce qui gêne » (Ibid., p 287). Le sentiment de compassion est souvent latent ou exprimé dans les relations mixtes :

La compassion se heurte bien vite au désir de mise à distance, au réflexe de rejet face à un autre soi-même qui représenta justement tout ce que l'on ne veut pas devenir. Cet « autrui » me fait honte, l'image de moi-même qu'il me renvoie est insupportable. On comprend, dans ces conditions, que certains ne veuillent pas le voir, le méprise ou le rejette (Ibid., p 288).

Toutes ces pratiques sociales implicites, transmises par le regard et les sentiments vis-à-vis des parents de l'enfant handicapé mental, font que ceux-ci vont mettre en place des mécanismes tout aussi implicites de défense de soi. Ils en seront d'autant plus efficaces. Nous avons vu que la pratique du secret participe à cette défense, il en est de même du mensonge ou de la duperie. Mais qu'en est-il de ce désir de vouloir travestir la réalité pour se créer une propre réalité acceptable où honte et mépris n'aurait plus d'emprise ? Qu'en est-il de ces mensonges merveilleux dont Jankélévitch parle dans son exposé sur le malentendu ?

Nous n'empêcherons jamais les hommes, quoiqu'il arrive, de prendre leurs voeux pour la réalité, de bondir en imagination par-dessus l'abîme ontologique qui sépare le notionnel et l'existence, le possible et l'événement (...) Ils complètent le médiocre, la prosaïque réalité, ils jettent au-dessus du temps la passerelle des mensonges merveilleux (Jankélévitch, 1998, p 244).

Ce merveilleux mensonge que l'on peut se faire à soi-même pour rendre son existence toute somme normale alors que tout pousse à croire qu'il n'en est rien, ce merveilleux mensonge n'est pas différent de la mauvaise foi sartrienne.

4. Les conduites de mauvaise foi.

La mauvaise foi, dans l'appareillage de défense cognitif des acteurs parentaux, jette un pont entre l'intériorité de l'individu, traduite dans ses sentiments, et son extériorité, traduite dans ses conduites et ses comportements. Les réactions émotionnelles internes sont dépendantes du contexte dans lequel se situe l'interaction. Nous avons développé jusqu'alors les capacités de l'individu à jouer avec les autres dans les interrelations ; les conduites de mauvaise foi permettent à la fois de tromper l'autre tout en se persuadant d'être de bonne foi. Les parents ne mentent pas systématiquement, ils sont parfois sincères dans les propos qu'ils tiennent sur leur enfant. Ils sont le jouet de leurs propres « fausses » certitudes ; ils se dupent autant qu'ils dupent les autres. Ce jeu réciproque de la duperie où le dupeur peut être dupé est nécessaire à l'édification de relations entre normaux et stigmatisé. C'est un malentendu inavoué. Jean-Paul SARTRE définit la mauvaise foi de la sorte dans son ouvrage " L'être et le néant " :

On dit indifféremment d'une personne qu'elle fait preuve de mauvaise foi ou qu'elle se ment à elle-même. Nous acceptons volontiers que la mauvaise foi soit mensonge à soi, à condition de distinguer immédiatement le mensonge à soi du mensonge tout court (...) L'essence du mensonge implique, en effet, que le menteur soit complètement au fait de la vérité qu'il déguise. On ne ment pas sur ce qu'on ignore, on ne ment pas lorsqu'on répand une erreur dont on est soi-même dupe, on ne ment pas lorsqu'on se trompe (Sartre, 1984, p 83).

La problématique des parents du handicapé mental suppose qu'ils aient conscience du handicap de leur enfant lorsqu'ils mentent à son sujet. Ils le rejettent pour mieux accepter de vivre avec. Par contre, l'expression de leur mauvaise foi est basée sur le fait qu'ils ignorent ce qu'il adviendra dans l'avenir, même tout proche. Effectivement, dans ce cas, même s'ils reconnaissent le handicap, ils ne mentent pas à leur entourage. Ils se mentent surtout à eux-mêmes, ils sont de mauvaise foi envers eux.

La mauvaise foi est bien mensonge à soi. Certes, pour celui qui pratique la mauvaise foi, il s'agit bien de masquer une vérité déplaisante ou de présenter comme vérité une erreur plaisante. La mauvaise foi a donc en apparence la structure du mensonge. Seulement, ce qui change tout, c'est que dans la mauvaise foi, c'est à moi que je masque la vérité (Ibid., p 85).

Les conduites de mauvaise foi ne servent pas à tromper autrui même si l'autre pense que l'acteur tient des propos peu cohérents pour lui travestir une vérité. Les acteurs parentaux doivent nier l'existence du handicap, cependant comme l'évoque FREUD, « la négation est une manière de prendre connaissance du refoulé, de fait déjà une suppression du refoulement, mais certes pas une acceptation du refoulé » (Freud, 1985, p 136). La négation du handicap réactive sa réalité ; c'est le cercle perplexe dans lequel sont emprisonnés les parents. L'issue est bien de se masquer cette réalité déplaisante, rejeter le handicap et bien plus douloureux que de l'accepter. Il vaut mieux se le cacher tout en sachant qu'il existe plutôt que de nier sa présence. Les parents doivent pouvoir enjoliver leur existence malgré cet élément qui a fait intrusion dans leur vie. La mauvaise foi est ce mécanisme qui va leur permettre d'inventer un avenir possible pour leur enfant. SARTRE nous dit que « l'on peut vivre dans la mauvaise foi, ce qui ne veut pas dire qu'on n'ait de brusques réveils de cynisme ou de bonne foi, mais ce qui implique un style de vie constant et particulier » (Sartre, 1984, p 85).

L'existence aux côtés du handicap pousse les acteurs à s'installer dans un processus de mauvaise foi. Ils ont « foi » en ce qu'ils croient et sont bien obligés de se persuader qu'ils ont raison de raisonner ainsi. « Le véritable problème de la mauvaise foi vient évidemment de ce que la mauvaise foi est foi » (Ibid., p 104). Leur croyance en la restauration de leur enfant comme « être » normal est de toute bonne foi même s'ils ne sont pas toujours aussi naïfs qu'ils pourraient le laisser croire.

Nous avons vu au cours de ce chapitre, les techniques que les acteurs parentaux utilisent pour tromper autrui dans les interrelations ; ils sont capables d'invention, de truquer les échanges pour tirer avantage des situations où leur intégrité pourrait être menacée. La mauvaise foi nous renvoie aux croyances des acteurs sociaux et de l'influence que le milieu peut avoir sur eux. Nous allons désormais décrire, dans la partie suivante, les mécanismes cognitifs qui s'installent dans l'esprit des acteurs parentaux. Qu'est-ce qui les amènent à avoir foi et croire qu'un avenir est possible pour leur enfant handicapé mental ?

IX. LES CROYANCES PARENTALES EN UNE NORMALITÉ POSSIBLE DE LEUR ENFANT

La réflexion menée jusqu'alors repose sur l'a priori que les parents d'enfants handicapés mentaux ressentiraient de façon similaire leurs rapports aux valeurs et à la société. Cette hypothèse reste à valider ou à réfuter dans notre travail de recherche ultérieure. Cependant, nous proposons trois typologies parentales en fonction de la lisibilité du handicap par la société.

1. Les typologies parentales.

La première typologie proposée regroupe les familles dont l'enfant a un handicap qui se voit, la trisomie 21 en est un exemple. Le handicap est perçu par les parents, il est visible physiquement et admissible par la société. Ce handicap mental interpelle surtout les attitudes des uns par rapport aux autres, il dérange plus par le questionnement sur soi qu'il pose que par sa présence qui ne serait pas désirée. L'annonce du handicap a pu être faite à la naissance.

La seconde typologie proposée regroupe les familles dont le handicap peut être ou non perçu par les parents, il est visible physiquement et difficilement approuvé par la société. Ce handicap n'est pas toujours annoncé à la naissance mais suspecté par les parents s'apercevant des difficultés de l'enfant à évoluer normalement au fil du temps. L'aspect physique peu avenant enferme l'individu dans un registre revivifiant l'image du monstre.

La troisième typologie à affaire avec les familles dont le handicap n'est pas véritablement perçu par les parents, l'annonce n'est pas systématique et il n'est pas visible physiquement en société. La découverte du handicap mental se fait progressivement. Les parents ne s'en doutent pas, n'osent penser que leur enfant est différent notamment dans les premières années de l'enfance où tout demeure possible. Nous pouvons émettre que l'acceptation du handicap sera en conséquence difficile.

Ces trois typologies sont singulières mais leur singularité se disperse vis-à-vis de certains points pour former ce que Max WEBER nomme un idéaltype :

On obtient un idéaltype en accentuant unilatéralement un ou plusieurs points de vue et en enchaînant une multitude de phénomènes donnés isolément, diffus et discret, que l'on trouve tantôt en grand nombre, tantôt en petit nombre et par endroits pas du tout, qu'on ordonne selon les précédents points de vue choisis unilatéralement, pour former un tableau de pensée homogène (Weber, 1995, p 172).

Nous essaierons de démontrer qu'il existe bien une famille repérable de l'enfant handicapé mental. Nous l'avons évoqué plus tôt, il y a des attitudes et des comportements chez les acteurs parentaux qui diffèrent de la manière dont tout un chacun appréhende le monde.

2. Une construction « idéaltypique » de la famille de l'enfant handicapé mental.

L'idéaltype weberien, comme le précise le sociologue, est une utopie, un modèle mental qui doit nous permettre d'appréhender la réalité. Il serait un tableau idéal afin de mesurer l'écart entre la réalité sociale et les membres catégorisés. C'est un instrument de mesure sociologique :

L'idéaltype est un tableau de pensée, il n'est pas la réalité historique ni surtout « authentique », il sert encore moins de schéma dans lequel on pourrait ordonner la réalité à titre d'exemplaire. Il n'a d'autre signification que d'un concept limite idéal, auquel on mesure la réalité pour clarifier le contenu empirique de certains de ses éléments importants, et avec lequel on la compare (Weber, 1995, p 176).

Nous allons énoncer brièvement ce qui nous semble être les points de rapprochement des acteurs parentaux :

§ La crainte de la société : l'enfant est trop faible, aux yeux des parents, pour se défendre, trop fragile psychologiquement. Les expériences vécues dans les rapports mixtes tendent à nous faire croire qu'une vie sociale « normale » est improbable. Les parents doivent opter pour un enfermement sécuritaire ou se résoudre à « tendre le dos » lorsque l'enfant est seul à l'extérieur.

§ La surprotection : une des stratégies de défense apparaît être la surprotection de l'enfant au sein du foyer comme à l'extérieur. Ils anticipent les propres peurs de leur enfant et pallient ainsi à ses situations d'échec. Ils souffrent de penser que leur enfant puisse souffrir. Les parents ne prennent pas le risque d'une possible intégration dans le milieu ordinaire privilégiant un cadre rassurant.

§ L'adolescent handicapé agresseur - agressé : l'agressivité de la société à l'égard de leur enfant est ressentie par les parents. Mais le handicapé mental de part son imprévisibilité est aussi un agresseur potentiel pour la société.

§ Le mythe du progrès, l'espoir en un avenir possible : ce point attire particulièrement notre attention. Il sera à la base même de notre future recherche. Nous le développons donc un peu plus longuement que les précédents (bien entendu les trois précédents types sont intimement imbriqués et difficilement séparables de celui-ci) :

3. Le mythe du progrès.

3.1. La situation d'incertitude.

L'espoir des parents pour l'enfant ne peut être détaché de la situation d'incertitude dans laquelle ils prennent place. Le monde du handicap est bien caractérisé par l'incertitude face au lendemain car les parents sont incapables de se représenter ce que sera la vie avec leur enfant dans un futur, même proche. Cependant, s'inscrire dans une situation d'incertitude les autorise à croire que tout reste possible. L'incertitude, dans ce cas, renforce les espoirs dans la recherche de la normalité. Les acteurs parentaux font le choix de rester dans l'incertitude, attitude décrite ainsi par Gérald BRONNER :

Contrairement à la situation de type I, où l'incertitude ne pouvait être évitée, la situation de type II véhicule une incertitude qui, elle, peut être évitée, à condition que l'individu soit prêt à en accepter les coûts éventuels (...) Nous aurons donc le choix entre accepter l'incertitude (et en payer éventuellement les conséquences) et l'éviter, ce qui occasionnera généralement un coût, certain ou incertain selon les cas (Bronner, 1997, p 68-69).

Il nous semble que les acteurs parentaux désirent ne pas se mettre devant le fait accompli. Etre certain du handicap de l'enfant et l'entériner comme tel équivaudrait à se fermer les portes de la « guérison ». Pour les parents, le handicap n'est pas reconnu comme tel ; il peut être résorbé et détruit comme toute maladie. Ils ne peuvent faire le deuil de l'enfant normal tout le temps qu'ils ne sont pas certains qu'il est à jamais perturbé. L'incertitude chasse les ambiguïtés ou tout du moins rend les incohérences encore acceptables. Nous rejoignons ici l'avis de Raymond BOUDON :

On sait qu'on ne connaît pas la solution d'un problème, mais on a tout de même une idée de solutions possibles, bien qu'on ne soit pas en mesure de choisir entre elles par raison démonstrative (...) Quand une ambiguïté de ce type apparaît, l'acteur social a souvent tendance, pour en sortir, à recourir à des croyances adventices. En d'autres termes, il choisit alors non pas la solution qui lui paraît la plus fondée objectivement, mais celle qui, en raison de considérations variées, lui paraît la plus désirable (Boudon, 1986, p 150).

Pour les parents, de notre point de vue, la solution est d'éviter toute solution et de ne pas reconnaître les indices qui inciteraient à penser que le handicap est effectif. Les parents se doutent de quelque chose mais ils ne veulent pas se l'avouer. La relativisation du handicap leur permet d'épouser une logique de progrès toujours possible. Le temps fera bien l'affaire et pourra, nul doute, résoudre certains problèmes.

Pourtant, ils ne sont pas sujets au déterminisme d'une situation qui les guiderait sans possibilité de se rebeller. Les acteurs parentaux développent des stratégies pour dépasser le fatalisme. Ils déploient des actions dont la motivation est empreinte d'émotion et d'affectivité. Nous avons vu que Max WEBER nous invitait à considérer ce genre de rationalité. Les « expectations nourries » (WEBER, 1995, p 309) visent à amoindrir les dissonances et agir en fonction de ce que l'on pense bon pour soi. « Le sujet n'a le plus souvent qu'une conscience imparfaite des raisons qui le poussent, simplement parce qu'il est normalement davantage soucieux d'agir que de réfléchir sur son action » (Boudon, 1995, p 1980).

Il est évident que si les parents reconnaissaient les réelles motivations qui les poussent à agir, ils seraient sans espoirs. L'incertitude peut être considérée comme pouvant rendre les projets à venir consonants avec les ambitions présentes pour l'enfant. Ceci nous amène à nous interroger sur ce que nous avons nommé le mythe du progrès dans sa relation à la temporalité.

3.2. Le mythe du progrès dans sa relation à la temporalité.

Les acteurs parentaux ne savent pas de quoi sera fait l'avenir, plus que cela, ils ne peuvent même pas l'imaginer ou ne le souhaitent pas.

Lorsque nous ne disposons pas de méthode efficace pour décrypter l'avenir, le plus simple est encore de partir du présent ou du passé immédiat, qui ont une réalité, une épaisseur et une « vérité » auxquelles le futur ne saurait prétendre. Mais comme le futur n'est jamais la répétition du passé et qu'il est rarement la pure et la simple continuation du présent, la méthode de l'extrapolation, si elle est un puissant instrument de légitimation des croyances et des idées reçues, est en même temps endémiquement menacée par le démenti (Boudon, 1986, p 153).

L'extrapolation est « l'action de tirer une conclusion générale à partir de données partielles » (Dictionnaire Hachette, 1996). La méthode de l'extrapolation se confronte à la situation d'incertitude dans laquelle se situent les parents. Ils sont tributaires de celle-ci, leurs perspectives d'avenir lui sont intimement liées et produisent des effets sur les actions ou la façon de penser des acteurs. BOUDON nous dit que « sous l'effet des effets de situation, l'acteur social tend à percevoir la réalité non pas telle qu'elle est et telle que les autres peuvent la voir, mais de manière déformée ou partielle » (Boudon, 1986, p 106). Il y aurait comme un enchantement de l'existence, une façon de se cacher les choses de la part des acteurs parentaux.

Les parents sont dans la difficulté d'extrapoler ou d'émettre des points de vue sur l'avenir. La situation du handicap les incite à vivre au jour le jour, au présent immédiat ce qui ne les empêche pas d'espérer. La progression de l'enfant n'est pas envisagée au travers d'un temps linéaire où le passé ferait place au présent. Nous supposons comme SARTRE que la temporalité même si elle apparaît indéfinissable est avant tout une succession d'étapes :

L'ordre « avant - après » se définit tout d'abord par l'irréversibilité. On appellera successive une série telle qu'on ne puisse en envisager les termes qu'un à un et dans un seul sens (...) Sans la succession des « après », je serais tout de suite ce que je veux être, il n'y aurait plus de distance entre moi et moi, ni de séparation entre l'action et le rêve (Sartre, 1984, p 169).

La problématique parentale trouve sa source dans ces propos. Les acteurs ne peuvent s'appuyer sur le passé : la réalité vécue hier ne peut être un socle à la progression vers un avenir envisageable. Le seul temps qui compte est le temps présent. Le passé ravive les souffrances et l'avenir n'est pas appréhendé en toute confiance. Les parents ont du mal à se repérer, à se construire socialement. La séparation entre « l'action et le rêve » (ou le cauchemar) ne va pas de soi. Nous l'avons vu, la facette du handicap contamine la personnalité, le « moi » des acteurs parentaux est remis en cause chaque jour qui passe ; il leur est difficile de trouver leurs marques. Quel devenir s'offre à eux sachant que « le devenir pose sans cesse un futur, et par-là même et du même coup dépose derrière lui un passé ; au fur et à mesure qu'il présentifie l'avenir, il passéise le présent, et ceci d'un même mouvement et dans un renouvellement continué (Jankélévitch, 1998, p 1008).

Nous supposons que l'inscription permanente dans le présent a des répercutions sur la manière de se représenter l'avenir. Les représentations parentales ne nous apparaissent pas linéaires et construites sur une trame logique allant d'un temps t vers un temps t1. Considérer le temps présent, non pas comme à la charnière du déroulement temporel, mais plutôt comme valeur « absolue » permet aux parents de maîtriser les « ambiguïtés » du handicap. Ils peuvent passer de l'espoir à la désespérance d'un moment à un autre. Le mythe du progrès, qui fait considérer que l'enfant va s'en sortir, ne s'inscrit pas dans un procès continu. Il nous semble que la façon d'envisager les choses est circulaire c'est-à-dire que rien n'est jamais acquis. Il n'existe pas de point de consolidation possible. L'épistémologie des sciences sociales peut nous aider à comprendre ce mécanisme.

3.3. Le paradigme de KUHN.

Nous faisons ce détour par l'épistémologie des sciences car comme le cite BOUDON,

Lorsque l'on considère des décisions complexes, notamment s'il s'agit de décisions collectives, celles-ci peuvent s'appuyer sur des systèmes de croyances plus ou moins cohérents qu'on peut, si l'on veut, appeler paradigmes, car ils sont proches par leur fonction et leur nature des paradigmes au sens de Kuhn (Boudon, 1984, p 150).

Pour KUHN, les paradigmes sont des découvertes scientifiques qui ont deux caractéristiques essentielles. Les découvertes doivent être « suffisamment remarquables pour soustraire un groupe cohérent d'adeptes à d'autres formes d'activités scientifiques concurrentes » ; d'autre part, elles doivent avoir « des perspectives suffisamment vastes pour fournir à ce nouveau groupe de chercheurs toutes sortes de problèmes à résoudre » (Kuhn, 1972, p 25). Et il ajoute que

Les hommes dont les recherches sont fondées sur le même paradigme obéissent aux mêmes règles et aux mêmes normes dans la pratique scientifique. Cet engagement et l'accord apparent qu'il produit sont les préalables nécessaires de la science normale, c'est-à-dire de la genèse et de la continuation d'une tradition particulière de recherche (Ibid., p 26).

« Le terme de science normale désigne les recherches fermement accréditées par une ou plusieurs découvertes scientifiques passées, découvertes que tel groupe considère comme suffisantes pour fournir le point de départ d'autres travaux » (Ibid., p 25). Quel est donc le point commun entre les acteurs parentaux et les chercheurs qui nous a amené à faire ce détour ? Revenons à ce que nous enseigne Raymond BOUDON :

Toutes proportions gardées, la situation est effectivement comparable à celle que décrit Kuhn dans le cas de l'histoire des sciences. Un paradigme, dans ce cas est un système de propositions qui oriente les recherches entreprises par les membres de la communauté scientifique et fait l'objet d'une croyance collective plus ou moins uniformément répartie. Tant qu'il n'est pas contredit de manière patente par la réalité et qu'aucun paradigme concurrent n'apparaît à l'horizon, il est faiblement contesté (Boudon, 1984, p 151).

Les parents émettent bien des propositions quant à l'avenir de leur enfant. Ils estiment que celles-ci sont légitimes en fonction de la position sociale qu'ils épousent. Ils ont des projets à court ou même à long terme. Mais ceux-ci peuvent être réfutés dès leur émission. Nous pensons que les acteurs sociaux font partie d'une communauté idéologique fondée sur des croyances semblables. Ces croyances en la normalité sont versatiles en fonction des évolutions ou des échecs de l'enfant. Contrairement à la vision de Kuhn, le « paradigme » d'hier peut être rejeté à un moment et réinvesti à un autre moment.

Le démenti n'est jamais entier, tout comme les affirmations. Nous ne sommes pas tout à fait dans une logique de construction de science normale. Celle-ci, effectivement, voudrait que «  si les échecs se multiplient, si les hypothèses adventices permettant de résorber les contradictions entre la réalité et les théories fondées sur le paradigme donnent l'impression d'être des hypothèses ad hoc inventées « pour les besoins de la cause », certains seront tentés de se mettre en quête d'un paradigme nouveau qui, le moment venu, aura des chances de se substituer à l'ancien » (Ibid., p 151). Dans le cas du handicap, il n'existe pas de vérité, il faut faire preuve d'imagination. L'ancien sera nouveau demain et vice et versa. Nous ne sommes pas dans une perspective cumulative de connaissances « spontanées » se remplaçant systématiquement. Les hypothèses « adventices » douteuses et reconnues comme telles par les acteurs sociaux à l'épreuve de la réalité n'en sont pas pour autant rejetées. Il existera toujours des éléments subjectifs sur lesquels s'appuieront les acteurs pour conforter leur croyance. Comme nous le précise FESTINGER, les acteurs parentaux ont parfois ce « regain de ferveur qui accueille le démenti infligé par les faits » (Festinger, 1993, p 2).

L'acteur parental épouse cette condition essentielle du croyant à savoir qu'il est « engagé », « c'est-à-dire qu'au nom de sa croyance il doit avoir effectué une démarche difficilement annulable. En général, plus ces actes sont décisifs, plus ils seront difficilement annulables et plus l'individu sera engagé dans sa foi » (Ibid., p 2). Pour étayer leurs convictions, nous supposons que les parents recherchent des preuves dans les faits qui accréditeraient leur croyance initiale. Il faut se prouver à soi-même que tout demeure possible : « L'idéal pour les adeptes ne serait-il pas que des preuves directes viennent jouer ce rôle ? Dans cette perspective, la pratique de la prédiction à répétition semble traduire une recherche de preuves qui viendraient confirmer l'ensemble du système de croyances » (Ibid., p 212). Cependant notre recherche n'aurait pas de point d'aboutissement si nous doutons que les parents ne puissent jamais faire la part des choses. L'acceptation du handicap finira bien par percer mais sous une forme cachée que nous chercherons à découvrir. Il faudra mettre un terme à cette crise continuelle :

En provoquant une prolifération des versions du paradigme, la crise rend moins rigoureuses les règles habituelles de résolutions d'énigmes, de sorte qu'un nouveau paradigme a finalement la possibilité d'apparaître. Il me semble que, de deux choses l'une : ou bien aucune théorie scientifique ne rencontre jamais une preuve contraire, ou bien toutes les théories rencontrent à tout moment des preuves contraires (Kuhn, 1972, p 102).

« Pour les besoins de la cause », les parents oscilleront entre réfutation et affirmation selon ce qu'aujourd'hui leur réservera. Le handicap est un objet qui s'occupe peu du temps passé, présent ou futur. Il est en fin de compte intemporel, tout du moins inexprimable dans la temporalité telle qu'elle est interprétée par le sens commun. Les parents ont entrepris une instrumentalisation du handicap, au sens que lui donne DE GAULEJAC, afin de pouvoir également le détacher d'un temps à venir. Il faut le mettre de côté et pouvoir croire à un avenir, somme toute possible, sans lui.

4. Le modèle cognitiviste appliqué aux croyances parentales.

Le modèle cognitiviste de Raymond BOUDON part du postulat que « lorsqu'un acteur endosse un jugement de valeur en général et un jugement moral en particulier, il s'appuie sur des systèmes de raisons acceptables » (Boudon, 1995, p 211).

Quand on est convaincu que « X est juste (injuste) », c'est qu'on a l'impression que des raisons fortes fondent cet énoncé, même lorsque celles-ci restent implicites et métaconscientes. Comprendre pourquoi tel individu a le sentiment que « X est juste (injuste) », c'est retrouver les raisons qui le conduisent à cet énoncé, exactement comme comprendre pourquoi un énoncé mathématique est perçu comme vrai, c'est retrouver les raisons qui le fondent (Ibid., p 221-222).

Il semble juste pour les parents que leur enfant accède à une vie dite normale ; il serait injuste pour eux qu'il ne puisse intégrer la société et y faire sa place. D'un point de vue extérieur, il peut apparaître que ces justifications seraient erronées et peu plausibles avec les capacités objectives de l'enfant. Pourtant, il va de soi, que les raisons qui les poussent à croire à la survenue de la normalité sont légitimes. Il nous faut comprendre, au sens weberien du terme, ce qui dicte aux parents leurs certitudes. Elles ne sont pas systématiquement à rejeter dans le domaine de l'irrationalité car il existe des causes explicatives à leurs « expectations » :

« Expliquer » une activité de ce genre ne saurait jamais signifier qu'on la fait dériver de « conditions psychiques », mais qu'au contraire on la fait découler des expectations, et exclusivement des expectations, qu'on a nourries subjectivement à propos du comportement des objets (rationalité subjective par finalité) et qu'on était en droit de nourrir sur la base d'expériences valables (rationalité objective de justesse) (Weber, 1995, p 309).

Les parents sont rationnels dans leurs projections en l'avenir. Ils utilisent des outils « subjectifs » pour parvenir à leur fin renforçant la conviction en leur croyance. « Les raisons cognitives et instrumentales qui fondent une croyance sont en d'autres termes une cause essentielle de leur force de conviction sur l'acteur social » (Boudon, 1999, p 162). Ils s'outillent en fonction de la situation sociale du handicap ; il est à supposer que ces mécanismes cognitifs soient par certains côtés différents des parents « ordinaires ». Max WEBER énonce que « l'espèce la plus immédiatement « compréhensible » de la structure significative d'une activité reste celle qui s'oriente subjectivement et de façon strictement rationnelle d'après des moyens qui passent (subjectivement) pour être univoquement adéquats à la réalisation de fins conçues (subjectivement) de façon univoque et claire » (Weber, 1995, p 208). De ce point de vue, les acteurs parentaux épousent une ligne de conduite « rationnelle » qui les mènera où ils souhaitent aller.

La perception des buts à atteindre passe bien par des moyens subjectifs adaptés à la réalisation de la normalisation du handicapé. Ce qui ne laisse pas entendre que toute projection est une forme de rationalité, qu'il suffît de se définir un but pour le réaliser. La réalité sociale est présente pour rappeler qu'il existe souvent des impossibilités de pouvoir faire « toujours » ce que l'on veut sans tenir compte des conséquences de nos comportements. Les parents ont conscience de certaines limites et ils cherchent à les dépasser. Leur attitude peut nous apparaître totalement irrationnelle lorsqu'ils semblent s'inscrire dans une vérité qui est démentie par les faits. Ils persistent à croire que leur point de vue est le bon, c'est cette forme d'irrationalité qui nous interpelle. Comme Raymond BOUDON, nous devons nous interroger de cette manière pour dépasser nos propres a priori : « Pourquoi ne pas partir du postulat qu'expliquer une croyance, c'est reconstruire les raisons qui la fondent dans l'esprit du sujet et qui, par suite, en constitue la cause ? » (Boudon, 1995, p 64). Car les parents ont de bonnes raisons de s'attacher à croire que le handicapé quittera un jour son handicap ; c'est un passage nécessaire vers une survie sociale.

Ces bonnes raisons aident l'acteur social à apprivoiser son environnement chamboulé par le handicap, il endosse des croyances qu'il ne souhaite pas reconnaître comme usurpées : « Les croyances fausses sont le produit de la « rationalité cognitive » c'est-à-dire de la mise en oeuvre par le sujet de stratégies qu'il utilise normalement pour obtenir une maîtrise cognitive de son environnement, parce qu'elles conduisent généralement à des résultats satisfaisants » (Ibid., p 107). Nous préciserons juste qu'elles ne donnent des résultats satisfaisants que pour un temps comme nous l'avons vu en évoquant le temps « présent ».

Pour nous, qu'une croyance apparaisse fondée ou non est « rationnelle au sens cognitif lorsqu'elle s'appuie sur des raisons de caractères « théoriques » que, dans le contexte qui est le sien, l'acteur perçoit comme fortes » (Boudon, 1999, p 148). D'un point de vue de la recherche, à l'instar de WEBER, nous rechercherons les causes qui font que les parents puissent être « trompés » par leur croyance : « les raisons qu'à l'acteur d'adopter une croyance sont pour Weber les causes de ladite croyance » (Ibid., p 140).

Notre travail de recherche ultérieur reposera en grande partie, d'un point de vue théorique, sur la sociologie compréhensive de Max WEBER et sur l'individualisme méthodologique de Raymond BOUDON. Nous voyons bien que le modèle cognitiviste est inscrit dans la théorie individualiste ; les deux nous seront utiles car nous pensons que l'individu perçu comme acteur social est capable de surmonter certains déterminismes.

Poser l'individu en acteur revient d'abord à respecter en lui le sujet conscient et doué d'une raison capable de dépasser le simple dévidement de comportement programmé et de réponses automatiques à des causes situées hors de la conscience : il peut être l'auteur d'actions mettant intentionnellement en oeuvre des moyens propres à lui permettre d'atteindre des fins faisant sens pour lui (...) Cette intentionnalité se traduit par l'élaboration de stratégies optimisatrices et adaptatives mises au service de préférences subjectives qui ne se réduisent pas à des buts utilitaires (Laurent, 1994, p 111).

Comme l'a précisé Raymond BOUDON, il n'agit pas à sa guise indépendamment de toute situation sociale, il n'est pas en révolte permanente. Cependant, nous pensons que, malgré certaines difficultés, parfois insurmontables au premier abord, l'acteur social peut trouver des raisons qui lui sont propres pour faire sa place en société. Il n'est pas systématiquement guidé par des déterminismes sociaux ou structurels qui lui laisseraient peu de marges de manoeuvre notamment dans le « champ » du handicap, au sens bourdieusien. L'acteur parental, malgré les difficultés objectives de son enfant « à être », déploie des stratégies pour parvenir à se re-construire et à ré-exister en société.

CONCLUSION

« Mais je pense avoir suffisamment indiqué mon intention : montrer que certaines questions sont de nature telle que, lorsqu'elles sont placées sous les yeux d'individus caractérisés par certaines positions et certaines dispositions, elles ont toutes chances d'induire des idées reçues sans que celles-ci doivent être mises au compte de la perversion, de l'aveuglement, de la passion ou d'aucune autre forme d'irrationalité. » Raymond BOUDON.

Le travail d'écriture de ce mémoire de D.E.A. touche à sa fin. Il ne se veut qu'une modeste introduction à une recherche plus vaste que nous désirons mener en thèse. Il nous faudra faire preuve de patience au cours de l'étude à venir et ne pas brûler les étapes de la construction sociologique. Les propos tenus tout au long de notre exposé laissent de larges zones d'ombre qu'il nous faudra éclaircir à la lumière de la compréhension. Comme nous l'avons souligné, nous ne saurions faire preuve d'exhaustivité à travers notre seule vérité. Cependant, nous avons un point de vue original sur le handicap qui peut être utile à sa lecture.

Le champ de la sociologie est vaste et traversé de nombreux courants. Nos choix théoriques reflètent notre manière de voir le monde social et nous permettent d'essayer de le comprendre. Nous souhaiterions rapprocher notre sujet d'une sociologie plus générale, celle qui interroge les croyances des individus et en fait le moteur des actions individuelles. Nous les interrogerons dans leurs perspectives temporelles : elles ne sont pas immuables, elles peuvent varier en fonction d'événements divers.

L'univers social est mouvant, les vérités d'hier s'effacent devant celles d'aujourd'hui. Il peut arriver que nos certitudes du moment soient ré-interroger par les expériences passées. Le temps présent est à la charnière du passé et du futur mais ce temps n'est pas forcément linéaire comme nous avons pu le montrer.

Nous parions que la problématique parentale peut être celle de tout un chacun devant les difficultés à être. Elle est peut être plus évidente à mettre à jour, à démontrer. Elle est un cas exemplaire qui peut servir de modèle à une théorie plus générale. Nous devons apporter notre contribution à l'espace social dans sa globalité.

Les différences apparentes ne sont peut être qu'illusions : nous dirons plutôt qu'elles ne vont pas facilement de soi. Derrière elles, sont cachées des affinités entre les êtres humains. Le handicap est une grille de lecture utile aux situations de grandes incertitudes. Ne sommes-nous pas parfois nous-mêmes tributaires de nos peurs face à un avenir dramatiquement incertain ?

Les mécanismes cognitifs mis en oeuvre devant les crises de l'existence concernent chaque acteur social. Nous devons nous assurer une certaine quiétude face à l'avenir au risque de rester prostrés et d'être incapables d'agir. Gageons que l'individu, en toute circonstance et avec le temps, peut surmonter l'incertitude et se donner la force de se battre face à une mort sociale qui serait annoncée.

Bar-Le-Duc, juin 2003.

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