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L'art de la bifurcation : dichotomie, mythomanie et uchronie dans l'oeuvre d'Emmanuel Carrère

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par Mario Touzin
Université du Québec à Montréal - Maîtrise en Etudes Littéraires 2007
  

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2.4 L'adversaire

L'adversaire est l'aboutissement de tout ce que Emmanuel Carrère a précédemment écrit. L'histoire de Jean-Claude Romand ne pouvait que fasciner cet auteur dont chacune des oeuvres met en scène un univers où soudain le quotidien bascule dans un monde où le réel et l'imaginaire se côtoient de façon complexe. Le cas Romand est déjà fascinant en lui-même : voici un homme qui, dix-huit ans durant, s'enfonce dans une spirale de mensonges, s'empêtre dans une double vie et finit par tuer femme, enfants et parents, avant de tenter de se suicider. Le plus intéressant, bien sûr, s'avère être la question du mensonge : comment a-t-il pu faire croire à tous ses proches, en fait à tout le monde, qu'il était médecin, travaillant à l'OMS ? Toute la vie de cet homme n'a été qu'une longue illusion, et il l'a si bien élaborée que nul n'a su percer à temps son mystère. Jean-Claude Romand, personnage principal de L'Adversaire, est un mythomane, un maître de l'imposture.

2.4.1 Romand et le mensonge infantile

Comme l'a mentionné Ernest Dupré dans ses études sur la mythomanie, l'enfance joue un rôle déterminant dans cette maladie. Tous les enfants mentent. Mais cela s'avère être, dans la plupart des cas, des mensonges sans gravité. Ce n'est qu'à l'âge adulte que tout ce complique. « Au cours de notre enfance, nous avons tous menti ; nous avons tous inventé notre mythe, affirme Boris Cyrulnik, mais une force insidieuse a dérouté Jean-Claude Romand et l'a orienté vers une mythomanie criminelle, alors que la nôtre était constructive et délicieuse.97(*) »

Pourtant, les parents qui mentent à leurs enfants affirment que « leur mensonge [...] est innocent ; ou bien [que] l'enfant ne peut pas comprendre et même [qu'] il n'a pas à juger les adultes.98(*) » Mais comment peut-on savoir ce qui a de l'importance pour l'enfant ? Comment savoir ce qui reste gravé dans sa mémoire et ce qui le scandalise ? Sutter affirme qu'il n'« est pas nécessaire [à l'enfant] de comprendre pour être frappé ou bouleversé et si ses jugements nous paraissent erronés, ils n'en sont pas moins de retentissement dans son âme vulnérable.99(*) »

Lorsqu'il est question de la jeunesse de Romand, Carrère met en évidence certains aspects qui pourraient expliquer sa familiarité et, à bien des égards, sa propension au mensonge. En effet, chez les Romand, on prônait, d'une part, la vérité absolue : « Un Romand n'avait qu'une parole, un Romand était franc comme l'or 100(*)», disait-on. D'autre part, il fallait taire certaines vérités, « même si elles étaient vraies 101(*)». Par conséquent, les parents de Jean-Claude vont mentir à leur fils, principalement en ce qui concerne la maladie de sa mère. En effet, « son père a essayé de cacher ce qui se passait au petit garçon, pour ne pas l'inquiéter [...] L'hystérectomie a été camouflée en appendicite...102(*) » Ainsi, au sein de cette famille la pratique du pieux mensonge allait de soi. On mentait tant et si bien au jeune Romand que celui-ci en est venu à croire que sa mère « était morte et qu'on lui cachait cette mort 103(*)». Dès lors, Romand va mentir pour ne pas inquiéter inutilement sa mère qui « se faisait du souci, à tout propos 104(*)». Il va apprendre très tôt « à donner le change pour qu'elle ne s'en fasse pas davantage 105(*)». Comme le mentionnent les psychiatres chargés du cas Romand : « il a en fait baigné dans le mensonge depuis sa plus tendre enfance. Mais [avec le temps] il est clair que de latente sa mythomanie est devenue évidente et maligne106(*)». Ainsi, « c'est au cours de son enfance, [qu'] on lui (Jean-Claude) a appris que le mensonge permet de fabriquer une forme de réalité. Jamais sa famille ne ment autant que lorsqu'elle dit : «Dans notre famille, on ne ment jamais.»107(*)»

Dans sa jeunesse, Romand apprend donc à mentir pour masquer la réalité. Il semble alors évident que le mensonge des parents sur la maladie de la mère est un préambule aux mensonges de leur fils, dont celui qui l'amènera à la bifurcation. Cette bifurcation, comme le souligne Emmanuel Carrère, s'avère être « l'épisode le plus significatif 108(*)» dans la vie de Romand : celui où il ne se présente pas aux examens de fin de deuxième année de médecine et déclare ensuite à tous qu'il a été reçu. « C'est ainsi, par ce «banal [incident]», que tout [a] débuté 109(*)». À partir de ce moment crucial, Romand choisit le « chemin tortueux du mensonge 110(*)». D'ailleurs, il avoue que cela l'a rendu malheureux, mais qu'il

ne pouvait pas en parler parce que [ses] parents n'auraient pas compris, auraient été déçus [...] Je ne confiais jamais le fond de mes émotions, dit-il [...] et je crois que mes parents n'ont jamais soupçonné ma tristesse [...] et quand on est pris dans cet engrenage de ne pas vouloir décevoir, le premier mensonge en appelle un autre, et c'est toute une vie.111(*)

Cela démontre bien que, même si l'enfant ne montre pas qu'il est malheureux, si lui-même n'en a pas conscience, il n'est pas moins vrai qu'il souffre, et qu'il l'exprime d'une façon détournée, mais réelle. Ainsi, sans pour autant innocenter Romand, il nous est possible de comprendre davantage les raisons qui ont fait en sorte que le vrai Jean-Claude Romand soit devenu le faux docteur Romand et que la mythomanie a fait de Jean-Claude Romand, le maître de l'imposture.

* 97 Cyrulnik, op. cit., p. 10.

* 98 Sutter, op. cit., p. 152.

* 99 Ibid.

* 100 Carrère, L'adversaire, op. cit., p. 54.

* 101 Ibid.

* 102 Ibid., p.52.

* 103 Ibid.

* 104 Ibid., p. 53.

* 105 Ibid.

* 106 Denis Toutenu et Daniel Settelen, L'affaire Romand : Le narcissisme criminel, Paris, L'Harmattan, 2003, p. 64.

* 107 Cyrulnik, op. cit., p. 15.

* 108 Annie Oliver, L'Adversaire : Emmanuel Carrère, Paris, Hatier, Coll. Profil d'une oeuvre, 2003, p. 49.

* 109 Carrère, L'adversaire, op. cit., p. 74.

* 110 Ibid., p. 76.

* 111 Carrère, L'adversaire, op. cit., p. 57.

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