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L'art de la bifurcation : dichotomie, mythomanie et uchronie dans l'oeuvre d'Emmanuel Carrère

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par Mario Touzin
Université du Québec à Montréal - Maîtrise en Etudes Littéraires 2007
  

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2.3 La classe de neige

Dans La classe de neige, Emmanuel Carrère va encore plus loin dans ce que l'on pourrait qualifier de mensonge pathologique. En effet, dans ce roman, le menteur, en l'occurrence un jeune garçon, n'arrive plus à faire la différence entre le réel et l'imaginaire. Le lecteur est amené à se plonger dans l'angoissante imagination du jeune Nicolas, dans un univers de fantasmes, de fabulations où le réel et le merveilleux s'imbriquent pour ne faire qu'un. Avec ce roman, Carrère explore les angoisses et les dérives intérieures, là où germe le Mal, un Mal qui projette son ombre sur le visage d'un enfant. Nous irons un peu plus en profondeur dans l'analyse de ce roman, La classe de neige étant une sorte de préambule à ce que sera L'adversaire. Il est important de comprendre comment l'apport du mensonge y est présenté et comment Carrère aborde les prémisses de la mythomanie, laquelle, on le sait, sera omniprésente dans l'histoire véridique de Jean-Claude Romand.

À partir de l'oubli de son sac de voyage dans le coffre de l'auto de son mystérieux père, Nicolas voit son séjour à la montagne se transformer en un véritable cauchemar. Mais pourquoi Nicolas ment-il ? Pourquoi s'invente-t-il un monde imaginaire ? Un fait demeure, « l'enfant qui se met à mentir et à fabuler, sans avoir en réalité le désir de mal faire ou de nuire, mais qui le fait comme poussé par une force irrésistible, risque d'avoir vécu antérieurement une situation traumatisante.70(*) » Tout peut sembler parfait pour l'enfant, mais lorsque surviennent un événement déclencheur ou des conditions qui font resurgir des souvenirs enfouis, ceux-ci refont surface et s'extériorisent parfois à travers le mensonge et la fabulation. Selon Boris Cyrulnik, « l'adolescent élevé dans la sécurité affective s'amuse en inventant une fiction, alors que le solitaire, l'abandonné, le mal-aimé, se défend grâce à la fiction. Il est nécessaire qu'on le croie pour qu'il ne se sente plus en danger ; c'est même vital...71(*) » Nicolas va ainsi se créer un univers bien à lui, qu'il va partager avec son ami Hodkann, l'amenant à croire à sa fabulation. Cyrulnik parle d'enfant solitaire, abandonné et mal aimé ; ces trois attributs collent parfaitement à l'image que le lecteur se fait de Nicolas, principalement par ses rapports avec les autres enfants de son âge. Tout d'abord, il est un enfant particulièrement couvé par ses parents, ce qui lui laisse peu de place pour s'immiscer au sein de la confrérie. Sa mère ne le laisse pas manger à la cantine le midi avec les autres et son père préfère aller le reconduire lui-même à la classe de neige plutôt que de lui faire prendre l'autocar. De plus, le fait d'arriver avec un jour de retard place le jeune Nicolas en porte-à-faux, dans une situation d'isolement : « les enfants dans la salle se mirent à chuchoter, Nicolas, sur le seuil, les regardait sans oser les rejoindre.72(*) » De surcroît, le simple fait de souffrir d'énurésie place Nicolas en situation de honte et d'humiliation face aux autres enfants qui se moquent déjà de lui. Il est ainsi abandonné et mal aimé par ses pairs. Par la suite, il va passer la semaine isolé des autres, à l'exception d'Hodkann, son seul ami, avec qui il fabulera sur ses pires angoisses et transposera sa fiction en réalité jusqu'à ne plus faire la distinction entre ce qui est vrai et ce qui est faux.

Les premières fabulations de Nicolas démontrent bien les angoisses qui l'habitent puisqu'elles ont toutes un lien avec la mort. Tout commence avec des tueurs sanguinaires venus chercher Hodkann et qui, faute de l'avoir trouvé, puisque « Nicolas et Hodkann [sont] cachés dans un creux du mur, derrière un lit73(*) », vont massacrer tous les autres enfants : « Il n'y [a] que des morts, dans le chalet, des montagnes d'enfants morts.74(*) » Par la suite, Nicolas fabule sur la mort probable de son père75(*) et enchaîne sur celle d'un jeune garçon de sa classe : « un jour on apprenait la mort de Maxime Ribotton76(*) », pour finalement imaginer sa propre mort, se voyant mourant « de froid pendant la nuit77(*) ». Le hasard veut qu'un enfant des environs soit réellement tué. Dès lors, Nicolas ne se contente plus de fabuler pour lui-même, il a besoin d'extérioriser ses angoisses et pour cela, Hodkann va lui servir d'auditoire. Nicolas l'amène progressivement non seulement à croire à ses fabulations, mais à en faire partie intégrante.

Nous l'avons déjà précisé, le parfait mythomane se sert de la vérité afin d'asseoir solidement ses fabulations, la vérité étant tributaire du mensonge. Chacune des vérités exposées ne fait que renforcer la part du mensonge. Ainsi, tel un mythomane en devenir, Nicolas va se servir d'une réalité, celle du trafic d'organes dont son père lui avait antérieurement parlé, pour fabuler et créer de toutes pièces un univers qui lui appartient. C'est un monde où il est le héros, ne serait-ce que par la présence accrue du pronom « je » : « Je n'arrivais pas à dormir [...] j'ai vu de la lumière [...] je suis descendu [...] je l'ai suivi [...] J'ai repensé à cette histoire de trafic d'organes et je me suis dit...78(*) » Ainsi, comme tout bon mythomane, Nicolas devient le héros d'une histoire qu'il imagine, construit et verrouille, et comme le souligne si bien Odile Dot au sujet du mythomane : « il [invente] une histoire qui frappe l'imagination des auditeurs, heureux, enfin, de mesurer l'impact de son charme, de sa puissance, de son prestige...79(*) » D'ailleurs, un des plus grands fantasmes du mythomane n'est-il pas de créer sa propre réalité et d'amener peu à peu les autres à y croire ? C'est d'ailleurs la raison qui fait en sorte que le mythomane se place « souvent [...] lui-même [comme étant] le héros de son roman : héros toujours prestigieux par quelque côté, ou du moins digne d'intérêt, car la recherche de l'effet est un caractère constant des inventions mythomaniaques80(*) », précise Jean M. Sutter. Le mythomane désire donc être au centre de son histoire, en être le héros, car il veut susciter un effet chez son public. Évidemment, cela comporte des risques. D'une part, dans son désir d'échafauder un véritable roman, le mythomane en vient parfois à ne plus savoir ce qu'il y a de fondé ou d'inventé, et le jeune Nicolas ne fait pas exception. Pour faire suite à l'histoire de trafic d'organes, il place son père sur le devant de la scène en disant à Hodkann que celui-ci « enquêtait sur cette affaire, tout seul, ignoré de la police81(*) », et que c'était pour cette raison qu'« il était venu dans la région, sous prétexte de conduire Nicolas au chalet82(*) ». Il voulait tout simplement suivre « la piste des trafiquants.83(*) » D'autre part, le mythomane semble incapable de mettre fin à l'histoire qu'il échafaude, fabulant sans cesse, et inventant mensonges sur mensonges. Encore ici, Nicolas démontre bien qu'il est victime de cette déviation : « Et tandis qu'il parlait, oubliant que tout reposait sur un mensonge de sa part, une nouvelle idée lui venait (faire de son père un héros) [...] Si fragile que fût l'hypothèse, il la confia quand même à Hodkann, et pour la consolider inventa de nouveau...84(*) » Comme si ce n'était pas assez, et voyant qu'il suscite l'attention de Hodkann et que ce dernier « ne mettait en doute rien de ce qu'il lui avait dit...85(*) », Nicolas va aller encore plus loin dans son délire mythomaniaque lui confiant que « l'année dernière, [les trafiquants d'organes avaient] enlevé [s]on petit frère. [Qu'] il a[vait] disparu dans un parc d'attractions et [qu'] on l'a[vait] retrouvé plus tard derrière une palissade. Ils lui avaient pris un rein.86(*) »

Le mythomane, se ment à lui-même, confondant vérités et mensonges, réalité et fiction. C'est exactement ce qui arrive à Nicolas. N'arrivant plus à faire la distinction entre le réel et l'imaginaire, il devient en quelque sorte victime de ses propres illusions. Ses fabulations sont si bien ancrées dans son imaginaire qu'il en arrive presque à y croire lui-même. Marcel Côté nous dit à ce sujet que

le plus souvent, celui qui se ment à lui-même, plutôt que de renoncer à son désir, tendra à substituer au réel déplaisant une image compensatoire, il hallucine autre chose. Bien entendu, s'il souscrit à cette image, c'est qu'il ne s'aperçoit pas de sa nature utopique et qu'il la croit vraie.87(*) 

Partant de ce principe, le jeune Nicolas, dans un désir de valorisation se réfugie dans un univers fictif en donnant naissance à tout un système de représentations élaborées à partir de faits véridiques. On l'a dit : « le mensonge participe d'un système où la vérité joue un rôle essentiel et où sa présence ou sa négation porte en conséquence.88(*) » Il est donc possible pour un mythomane de créer un monde imaginaire pour pallier une réalité parfois trop décevante.

Ainsi, tout au long du roman, le jeune Nicolas fabule, ment et trompe ; il devient l'acteur d'un scénario qu'il a élaboré afin de s'attirer sympathie et admiration ; il s'invente un père aventurier aux antipodes de la réalité (il s'avère que le papa de Nicolas est en fait un tueur d'enfants). Mais, dans toute cette histoire, Nicolas n'est pas le seul à mentir. En effet, d'autres personnages mentent, et qui plus est, mentent à Nicolas. Dans les exemples suivants, nous verrons que les divers personnages emploieront différents types de mensonges afin de camoufler une vérité qu'ils préfèrent taire. Tout d'abord, Nicolas se souvient du jour où il a dû déménager, sa mère lui répétant « qu'ils seraient beaucoup plus heureux là où ils allaient...89(*) », mais l'étrange comportement de celle-ci lui fait croire qu'elle lui ment : « sa nervosité, ses accès de colère et de sanglots, la façon d'écarter la main [...] le rideau de cheveux [...] qui lui retombait [...] sur le visage, laissaient peu de chance à Nicolas de croire ses paroles rassurantes.90(*) » Il est évident qu'il est question ici de mensonges par omission ; la mère ne ment pas directement à Nicolas, elle laisse plutôt parler son corps. Néanmoins, Nicolas n'est pas dupe, « il savait qu'elle lui cachait quelque chose [qu'] elle ne lui disait pas la vérité...91(*) »

Vers la fin du roman, alors que l'étau se resserre autour du terrible drame qui attend Nicolas, la maîtresse du camp reçoit un coup de fil et le lecteur comprend qu'il s'agit d'une très grave nouvelle et que celle-ci concerne Nicolas. Mais suite au coup de téléphone, la maîtresse n'ose pas parler à Nicolas préférant se cloîtrer dans son bureau : « elle avait peur de sortir, peur de le voir, peur de lui adresser la parole.92(*) » Elle estime que Patrick, un moniteur, est plus enclin à lui annoncer la nouvelle, ayant déjà créé des liens avec Nicolas, mais tous deux sont unanimes : « Lui dire la vérité ? Non, ils ne pourraient pas. Personne ne le pourrait, dire cette vérité-là à un petit garçon.93(*) » Dans ce cas-ci, il s'agit purement d'un mensonge par complaisance (mensonge pieux), la maîtresse ainsi que Patrick vont cacher, en partie, la vérité à Nicolas pour ne pas le blesser inutilement : « Écoute, Nicolas, il y a un problème chez toi...94(*) » Mais une fois de plus, Nicolas comprend que la situation est plus tragique qu'elle ne semble. Il demande donc à Patrick : « C'est grave ce qui est arrivé chez moi ? » Et ce dernier lui répond : « Oui, je crois que c'est grave. Ta maman t'expliquera.95(*) » Comme dans le premier exemple, il est question ici de mensonge par omission ; Patrick ne ment pas à Nicolas, mais il ne lui dit pas pour autant la vérité, préférant laisser la pénible besogne à sa mère.

Finalement, pour clore l'analyse de ce roman et bien comprendre la part importante du mensonge dans cette histoire, nous pouvons dire que La classe de neige est un roman du non-dit. Carrère se sert du mensonge par omission car, tout au long du roman, il donne des indices, mais ne dévoile rien, laissant le lecteur perplexe. Nous savons que le père de Nicolas s'avère être le tueur recherché. En fait, nous le découvrons presque en même temps que Nicolas : « [il] eut quand même le temps d'entrevoir la photo et le mot «monstre» dans le titre [...] du journal96(*) ». Ainsi, l'intrigue se termine sans que la vérité soit dite de façon explicite.

Maintenant, arrêtons-nous sur l'oeuvre maîtresse de ce travail, L'adversaire, et sur le personnage de Jean-Claude Romand, figure par excellence du mythomane.

* 70 Ibid., p. 22.

* 71 Cyrulnik, op. cit., p. 11.

* 72 Emmanuel Carrère, La classe de neige, Paris, P.O.L., Col. Folio, 1995, p. 15.

* 73 Ibid., p. 40.

* 74 Ibid.

* 75 Ibid., p. 44.

* 76 Ibid., p. 49.

* 77 Ibid., p. 75.

* 78 Ibid., p. 99.

* 79 Dot, op. cit., p. 153.

* 80 Sutter, op. cit., p. 76.

* 81 Carrère, La classe de neige, op. cit., p. 101.

* 82 Ibid.

* 83 Ibid.

* 84 Ibid., p. 100-101.

* 85 Ibid., p. 101.

* 86 Ibid.

* 87 Côté, op. cit., p. 60, 61.

* 88 Goldschläger, op. cit., p. 9.

* 89 Carrère, La classe de neige, op. cit., p. 120.

* 90 Ibid.

* 91 Ibid., p. 121.

* 92 Ibid., p. 130.

* 93 Ibid., p. 132.

* 94 Ibid., p. 133.

* 95 Ibid., p. 134.

* 96 Ibid., p. 142-143.

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