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L'art de la bifurcation : dichotomie, mythomanie et uchronie dans l'oeuvre d'Emmanuel Carrère

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par Mario Touzin
Université du Québec à Montréal - Maîtrise en Etudes Littéraires 2007
  

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2.2 Hors d'atteinte ?

Dans Hors d'atteinte ?, Emmanuel Carrère met en scène une de ses grandes obsessions littéraires : la double identité. Frédérique, son personnage principal, emportée par sa passion nouvellement découverte du jeu, mène une double vie. Cette double quête identitaire est amenée ici de façon plus concrète que dans La moustache. Dans Hors d'atteinte ?, nous avons, d'un côté, une femme sage, enseignante dans un collège, mère de famille menant une vie somme toute assez calme, et de l'autre, une femme audacieuse, aventureuse, déterminée, et surtout... « mystérieuse madone des casinos57(*) ». Lorsqu'il est question de double vie, dans bien des cas, la part du mensonge y est étroitement liée. Quand un homme a une maîtresse, il ment à sa conjointe, pour ne pas dévoiler sa double vie. Quand un agent double ment à ses proches, c'est pour ne pas divulguer sa vraie identité.

Frédérique, pour cacher sa nouvelle passion, ment à ses supérieurs du collège, ment à ses amies, ment à son ex-conjoint et ment à son fils. « Avec la prolixité des menteurs, elle donna toutes sortes de détails qu'il[s] ne réclamai[en]t pas...58(*) » : pour le collège, elle simule la maladie comme prétexte d'absence ; pour ses amies, elle invente « le play-boy Michel » ; pour son fils et son ex-conjoint, elle prétend devoir voyager afin de terminer sa thèse, dans laquelle elle s'est nouvellement remise. Évidemment, Frédérique est consciente du fait de mentir à son entourage ; elle se construit une vie distincte pour chacun d'eux afin de dissimuler une vie qu'elle ne veut en aucun cas dévoiler. Elle crée le « faux » pour masquer le « vrai ». D'ailleurs, comme nous l'avons déjà souligné, avec Agnès dans La moustache, « le mensonge participe d'un système où la vérité joue un rôle essentiel [...] le mensonge se forge suivant une vérité inversée ou dissimulée [et] ceci implique que le menteur connaisse initialement la vérité et décide de la couvrir d'une forme langagière trompeuse.59(*) » Dès lors, le mensonge est tenu de conserver une allure de vraisemblance, car autrement il se verrait immédiatement identifié et s'avérerait inefficace. Il survit tant et aussi longtemps qu'il n'est pas reconnu.

Nous avons abordé la question du mensonge à soi-même dans le chapitre précédent ; il va de soi que ce paradoxe s'inscrit en toutes lettres lorsqu'on vient à se questionner sur le cas de Frédérique dans Hors d'atteinte ? Cette dernière est consciente de dissimuler la vérité ; elle est donc, par la force des choses, consciente de se mentir à elle-même. Marcel Côté nous dit que « le mensonge à soi-même [est souvent] interprété comme [un] mécanisme de défense visant à protéger l'individu, le moi, contre la douleur [et qu'en fait] il représente l'agence défensive de la personnalité.60(*) » C'est effectivement le cas avec Frédérique ; elle ne ment pas pour blesser autrui ou pour obtenir un bénéfice quelconque ; elle ment pour se protéger, elle ment pour cacher une vérité qui lui semble inavouable. Pourtant, tout comme Jean-Claude Romand dans L'adversaire (nous le verrons plus loin), Frédérique est tentée de dévoiler sa double vie à sa meilleure amie. Ainsi, « elle songea à dire la vérité, mais elle se ravisa, certaine que Corinne ne pourrait la comprendre, et d'ailleurs ne le souhaitant pas.61(*) » Alors, plutôt que d'avouer, après un bombardement de questions de la part de son amie, et tout comme le personnage d'Agnès dans La moustache, elle va inventer un second mensonge afin de camoufler le premier : « De guerre lasse, elle se résigna à lâcher du lest et traça le portrait d'un amant fictif, mais propre à réchauffer l'imagination de son amie.62(*) » Par conséquent, Frédérique peut continuer à mener sa double vie sans se soucier, pour l'instant, d'être découverte, puisque selon elle, « un amant comme celui qu'elle avait inventé [...] pour assouvir la curiosité de Corinne, devenait la couverture avouable d'une activité dont elle n'avait pas honte, mais qu'elle entendait garder clandestine.63(*) » Ainsi, Frédérique persiste dans son mensonge, elle préfère de loin mentir aux autres et à soi-même plutôt que d'avouer. Elle préfère sa vie imaginaire à sa vie réelle, faisant place à des pensées plus près de cet univers fictif : « avant de s'endormir, elle jouait avec l'idée de continuer ainsi, longtemps, des années peut-être, en allant de casino en casino sans que personne autour d'elle connaisse sa double vie.64(*) » Frédérique est si bien dans son monde imaginaire qu'elle en oublie la réalité. D'ailleurs, rien ne semble l'arrêter. « Pour continuer à jouer, elle signait des chèques dont elle ne remplissait pas les talons65(*) », dépensant l'argent qu'elle n'a plus. Elle se dit résolue à se laisser entretenir par des joueurs, dans le seul but de pouvoir jouer à nouveau. En continuant de la sorte, prise dans le tourbillon du jeu, et en faisant abstraction de la réalité au profit d'un univers fictif, Frédérique risque tout : perte d'emploi, poursuites, perte de l'estime et de la confiance de ses proches, etc. Mais « advienne que pourra66(*) » pense-t-elle, convaincue « de pouvoir, quand elle le voudrait ou plutôt quand elle y serait contrainte, revenir en arrière, en douceur rentrer dans le rang.67(*) » Et bien qu'elle fasse tout en son pouvoir afin de garder « un pied [...] dans la vie normale [...], ce pied unique sautillait maladroitement, pressée de s'enfuir à nouveau [...] en sorte que la vie normale n'était plus normale du tout...68(*) » Par conséquent, toute son astuce ne réussit qu'à l'emmurer et, en fin de compte, elle se retourne contre elle. À vouloir trop gagner, on finit par tout perdre. Il est vrai, nous confirme Marcel Côté, que dans la majorité des cas, le menteur « se ment assez bien à lui-même pour parvenir le plus souvent à l'ignorer69(*) », ce qui fait en sorte que le menteur en arrive à ne plus faire la distinction entre le réel et l'imaginaire. Nous verrons maintenant que c'est exactement le cas du petit Nicolas dans La classe de neige.

* 57 Emmanuel Carrère, Hors d'atteinte ?, Paris, P.O.L., Coll. Folio, 1988, p. 246.

* 58 Ibid., p. 207.

* 59 Goldschläger, op. cit., p. 9.

* 60 Côté, op. cit., p. 5.

* 61 Carrère, Hors d'atteinte ?, op. cit., p. 162.

* 62 Ibid., p. 162.

* 63 Ibid., p. 163.

* 64 Ibid., p. 163.

* 65 Ibid., p. 211.

* 66 Ibid., p. 212.

* 67 Ibid.

* 68 Ibid., p. 213, 214.

* 69 Sutter, op. cit., p. 10.

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