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L'art de la bifurcation : dichotomie, mythomanie et uchronie dans l'oeuvre d'Emmanuel Carrère

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par Mario Touzin
Université du Québec à Montréal - Maîtrise en Etudes Littéraires 2007
  

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CHAPITRE II

LA MYTHOMANIE DANS L'oeUVRE DE CARRÈRE

Surtout ne croyez pas vos amis quand ils vous demanderont d'être sincère avec eux. Si vous vous trouvez dans ce cas, n'hésitez pas : promettez d'être vrai et mentez le mieux possible.

Albert Camus, La Chute

Déjà dans La Moustache, en 1986, mais aussi dans Hors d'atteinte ? et La Classe de neige, Emmanuel Carrère s'intéressait aux tiroirs secrets de l'esprit humain, à ces points de rupture où tous les repères connus s'effondrent, posant la question : qu'est-ce qui arriverait si notre monde n'était pas celui qu'on croyait ? Pour l'écrivain français, la réalité, l'identité ne sont jamais que des façades branlantes, qui camouflent des choses terribles. Imaginez alors comment Emmanuel Carrère a pu être frappé par l'histoire véridique de Jean-Claude Romand. L'Adversaire est le témoignage de cette obsession, où transpire un malaise palpable.

Pour Carrère, la vie de Jean-Claude Romand, bâtie entièrement sur le mensonge et l'artifice, rejoint l'élément fondateur de son univers imaginaire. C'est pourquoi, selon Bertrand Gervais, dans les oeuvres de Carrère « les figures de la mythomanie et du combat que se livrent le réel et l'imaginaire résonnent comme un leitmotiv. C'est une obsession de tous les instants. Et qui trouve son point d'aboutissement dans la figure de Romand.44(*) » En fait, Emmanuel Carrère, avec L'adversaire, réalise un tour de force : réussir à raconter l'irracontable et chercher à comprendre l'incompréhensible.

Mais outre le personnage de Romand, cette figure du mythomane est présente dans toute l'oeuvre de Carrère. Par conséquent, nous allons tenter, à travers les quatre textes, de comprendre pourquoi les personnages d'Agnès, de Frédérique, de Nicolas et de Jean-Claude Romand ont ce besoin pulsionnel de mentir, de fabuler, de mystifier... Qu'est-ce qui différencie le menteur de La moustache de celui de Hors d'atteinte ? Où sont les points de convergence entre le mythomane de La Classe de neige et celui de L'adversaire ? Un fait demeure, le mythomane est un personnage énigmatique, difficile à cerner, intriguant à bien des égards, et c'est sans doute les raisons qui ont poussé Emmanuel Carrère à s'intéresser à cet être angoissant, mais combien fascinant.

2.1 La moustache

Dans son roman La moustache, le personnage principal, qui se trouve seul de son entourage à être convaincu d'avoir porté la moustache, se demande si ses proches ne se jouent pas de lui, s'ils ne lui mentent pas. Il est même absolument certain que sa femme, avec la complicité de ses amis, lui a monté un canular, comme il lui est souvent arrivé. D'ailleurs, le mot « canular45(*) » revient à plusieurs reprises. Et qui dit canular, dit plaisanterie, mystification, fumisterie, imposture et aussi... mensonge ! En effet, le lecteur demeure perplexe quant à savoir qui croire dans cette étrange histoire de moustache. Dans ce roman, le mensonge possède un étrange halo, et nous sommes projetés dans un univers d'inquiétante étrangeté. D'ailleurs, dans son texte sur cette notion, Freud nous rappelle à quel point le réel et l'imaginaire peuvent parfois être confondus :

Un effet d'inquiétante étrangeté se produit souvent et aisément, quand la frontière entre fantaisie et réalité se trouve effacée, quand se présente à nous comme réel quelque chose que nous avions considéré jusque-là comme fantastique quand un symbole revêt toute l'efficience et toute la signification du symbolisé, et d'autres choses du même genre.46(*)

C'est tout à fait ce que l'on ressent en lisant La moustache : c'est un univers étrange où le réel et l'imaginaire se côtoient perpétuellement sans distinction aucune. Dès lors, on ne peut faire autrement que de se poser les questions suivantes : qui dit la vérité ? qui ment ? qui doit-on croire ? Le héros est persuadé d'avoir rasé sa moustache alors que tous les autres prétendent qu'il n'en a jamais eu.

Mais, quoi qu'il en soit et malgré toute l'étrangeté de ce récit, le mensonge est véritablement présent dans La moustache, ne serait-ce que par le personnage d'Agnès qui avoue le plus franchement du monde mentir à ses amis. Évidemment, dans son cas, nous pouvons parler de mensonges puérils, sans gravité. Le héros l'interprète comme étant de « petits mensonges intéressés47(*) ». À titre d'exemple :

Si un ami avait attendu son coup de fil tout l'après-midi, chez lui, elle ne disait pas qu'elle avait oublié [...], mais assurait [...] à l'ami en question qu'elle l'avait bien appelé, qu'elle lui avait parlé, ce qu'il savait pertinemment être faux et obligeait [Agnès] à imaginer qu'à la suite d'une erreur [...] un inconnu s'était fait passer pour [lui et] à accuser cet interlocuteur de mensonge.48(*)

Nous sommes ici témoin d'une forme de mythomanie bénigne puisque Agnès, prise en défaut, va inventer un second mensonge (celui de l'interlocuteur inconnu) pour camoufler le premier mensonge (celui du coup de fil). Toutefois, il est clair que Agnès ment en toute connaissance de cause, elle le fait dans le but unique de s'amuser aux dépens de ses amis. Guy Durandin nous explique que :

les propositions qui sont en accord avec nos désirs se consolident, et donnent naissance à tout un système de nouvelles représentations, qui paraissent au bout d'un certain temps, justifier les premières. Enfin, il ne faut pas oublier que des paroles fausses sont susceptibles de produire des effets réels.49(*)

C'est ce qui se produit chez le mythomane.. Les gens finissent par croire ce qu'il dit. Et pourquoi en est-il ainsi ? Parce que les menteurs forgent leurs mensonges à partir de la vérité. Et c'est tout à fait le comportement d'Agnès. En effet, si les mensonges ne contiennent pas une once de vrai, ils ne peuvent semer la confusion dans l'esprit du récepteur et emporter son adhésion. Plus la part de vérité est grande, plus le mensonge apparaît crédible, suscitant ainsi l'adhésion. Et nous savons maintenant que, pour le mythomane, être cru s'avère vital, sinon il se sent en danger, persécuté. Le mythomane a besoin d'un public pour survivre ; son auditoire étant le souffle, l'oxygène dont il a besoin pour mener à bien sa pathologie.

Mais si Agnès s'amuse aux dépens de ses amis par de simples mensonges ludiques, il n'en est pas de même avec l'histoire de la moustache rasée. Là, c'est du sérieux. Le héros « sans nom » s'est-il véritablement rasé la moustache ? ou a-t-il toujours été imberbe ? Agnès en est convaincue et rien ne semble l'en dissuader. Pourtant, selon le héros, « obligatoirement l'un des deux mentait ou déraisonnait. Or, il savait bien que ce n'était pas lui. Donc, c'était Agnès...50(*) » Ce dernier va alors tout tenter pour prouver ses dires et amener Agnès à avouer qu'elle lui ment depuis le tout début. Il va entre autres dépouiller les sacs à ordures à la recherche de ses poils de moustache et lui montrer sa carte d'identité où on le voit avec sa moustache :

« Je veux seulement t'entendre dire que je n'ai pas de moustache sur cette photo... » [...]

- Non, tu n'as pas de moustache sur cette photo.

- Ni sur aucune autre ?

- Ni sur aucune autre.51(*)

Agnès, comme à son habitude, va nier les faits, même devant les preuves les plus flagrantes. Mais cette fois-ci, est-elle consciente de la supercherie ? Le fait-elle pour se jouer de son conjoint ? Ou est-elle convaincue d'avoir raison lorsqu'elle affirme qu'il n'a jamais porté la moustache ?

Nous disions que Carrère, dans l'ensemble de son oeuvre, avait pressenti le personnage de Jean-Claude Romand. Toutefois, jamais il n'a imaginé qu'un jour il ferait la rencontre d'un homme à l'image des personnages qu'il a créés et ayant un lien avec les événements fictionnels apparaissant dans ses romans. Dans La moustache, le lecteur est témoin d'un fait étrange : le héros et sa femme, Agnès, regardent un film52(*) à la télévision racontant l'histoire d'un médecin se faisant passer pour un boucher : « Bientôt, il y eu une scène de procès où fut dévoilé le secret de Cary Grant : [...] on lui reprochait d'avoir exercé la médecine dans un village voisin où, pour endormir la méfiance des habitants à l'égard du corps médical, il se faisait passer pour boucher53(*) » On ne peut faire abstraction du lien existant entre cette scène de film insérée dans le roman de Carrère et l'histoire véridique de Romand ; l'un est médecin et se fait passer pour un boucher, l'autre se fait passer pour un médecin, alors qu'il n'est rien...

Comme nous l'avons mentionné, le personnage d'Agnès ment si bien que, non seulement le lecteur n'arrive plus à trancher quand à savoir qui dit la vérité, mais même le principal intéressé (son conjoint) se demande s'il n'est pas en train de devenir fou. En effet, Agnès lui confie qu'il a perdu son père, décédé il y a un an, alors qu'il le croit toujours en vie ; elle lui dit également, après qu'il ait cherché les photos de leur voyage à Java, qu'ils n'y sont jamais allés... Mais lui ment-elle réellement ? Lorsqu'il veut en avoir le coeur net au sujet de son père, il décide de se rendre chez ses parents, mais il n'arrive plus à se souvenir de leur adresse. Il veut se rassurer en se disant que « la fatigue, les somnifères [et la] perte de mémoire partielle54(*) » pourraient en être la cause, mais il n'est pas convaincu, peut-être est-il en train de devenir « fou pour de bon.55(*) »

Après avoir fait le tour de toutes les hypothèses possibles, il en arrive à la conclusion que sa femme, et par extension tous ses proches, lui mentent pour se débarrasser de lui : « un plan dirigé contre lui, visant à le rendre fou, à le pousser au suicide ou à le faire enfermer dans une cellule capitonnée.56(*) » Incapable de continuer à vivre ainsi, l'homme sans moustache décide de fuir, mais la fuite définitive sera plus horrible encore que tout ce qu'il avait envisagé...

* 44 Gervais, op. cit., p. 115.

* 45 Emmanuel Carrère, La moustache, Paris, P.O.L., Coll. Folio, 1986, p. 20, 34, 38, 44, 52 et 112.

* 46 Sigmund Freud, L'inquiétante étrangeté : et autres essais, Paris, Gallimard, 1988 [1919], Coll. Folio/essais, p. 251.

* 47 Carrère, La moustache, op. cit., p. 38.

* 48 Ibid., p. 38, 39.

* 49 Durandin, op. cit., p. 348.

* 50 Carrère, La moustache, op. cit., p. 64.

* 51 Ibid., p. 99.

* 52 Il s'agit du film américain People Will Talk (On murmure dans la ville) de Joseph L. Mankiewicz, sortie le 3 octobre 1952 et mettant en vedette Cary Grant.

* 53 Carrère, La moustache, op. cit., p. 49.

* 54 Ibid., p. 118.

* 55 Ibid.. p. 120.

* 56 Ibid., p. 110.

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"La première panacée d'une nation mal gouvernée est l'inflation monétaire, la seconde, c'est la guerre. Tous deux apportent une prospérité temporaire, tous deux apportent une ruine permanente. Mais tous deux sont le refuge des opportunistes politiques et économiques"   Hemingway