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L'art de la bifurcation : dichotomie, mythomanie et uchronie dans l'oeuvre d'Emmanuel Carrère

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par Mario Touzin
Université du Québec à Montréal - Maîtrise en Etudes Littéraires 2007
  

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2.1.5 Hasard ou déterminisme ?

Dans cette structure du monde qu'est l'uchronie, il va de soi que la question du hasard joue un rôle prépondérant. Mais outre le hasard, qu'en est-il du déterminisme ? Et de la notion de causalité ? Et que penser du libre arbitre ? Sommes-nous enclins à choisir notre propre destin ? Ou sommes-nous victimes de la fatalité et, quoi que nous fassions, ce qui doit nous arriver arrivera, non pas à cause d'un enchaînement de causes et d'effets, mais parce que tel est notre destin ? Puisque l'uchronie met en scène des possibles multiples, les choix nous sont-ils imposés ou avons-nous mainmise sur chacun d'eux ?

La notion de déterminisme est formulée pour la première fois au 17e siècle par Spinoza. Ce philosophe hollandais écrit dans son Ethique que « les choses qui ont été produites par Dieu n'ont pu l'être d'une autre façon, ni dans un autre ordre [et que] la nature de Dieu étant donnée, toute choses en découlent nécessairement et c'est par la nécessité de cette même nature qu'elles sont déterminées à exister et à agir de telle ou telle façon242(*)... »

En d'autres termes, le déterminisme stipule qu'il n'y a pas d'événement sans cause et que les mêmes causes produisent les mêmes effets. Par conséquent, tout ce qui arrive n'aurait pu être autre qu'il est. Paul Césari, dans son essai sur le déterminisme, expose son point de vue sur cette notion :

Les événements actuels ont avec les précédents une liaison fondée sur le principe évident, qu'une cause ne peut commencer d'être, sans une cause qui la produise... Nous devons envisager l'état présent de l'Univers comme l'effet de son état antérieur et comme la cause de ce qui va suivre243(*).

Quant à Sacha Bourgeois-Gironde, il abonde dans le même sens lorsqu'il cite Hume qui, dans Enquête sur l'entendement humain, nous dit que « nous pouvons donc définir une cause comme un objet suivi d'un autre et tel que tous les objets semblables au premier sont suivis d'objets semblables au second. Ou, en d'autres termes, tel que, si le premier objet n'avait pas existé, le second n'aurait jamais existé244(*) ». Ainsi, toutes les actions des humains sont déterminées par leurs états antérieurs, en vertu du principe de causalité, sans que leur volonté puisse changer quoi que ce soit à cette détermination, selon la perception de Hume sur le déterminisme. Si nous changeons un événement, l'effet de cet événement qui aurait du être n'aura pas lieu. Nous pouvons en conclure que l'uchronie, sans pour autant écarter de façon irrévocable la part de hasard, est soumise à une certaine forme de déterminisme. Étant donné une modification des événements à partir d'un point d'altération (la cause) dans le cours de l'histoire ; cette altération va donc déterminer tous les événements (les effets) qui vont suivent.

Ainsi, et tel que prôné par plusieurs philosophes - Spinoza, Hobbes, Hume, Skinner, entre autres -, la vie de tout être humain est déterminée par toutes causes antérieurement produites : A amène B qui amène C qui amène D et ainsi de suite. Et c'est le cas de l'uchronie, car si nous pouvions changer le cours de l'histoire, cette bifurcation ferait apparaître de nouveaux événements qui, eux, ferait apparaître de nouveaux événements et ainsi de suite... Chacun est tributaire des causes antérieures. Toutefois, à partir de cette notion de déterminisme, pourrions-nous rendre le futur prévisible ou mieux encore, serions-nous en mesure de transformer le passé ? Sur cette question, Sacha Bourgeois-Gironde affirme qu'à partir de la notion de déterminisme, et bien que « nous ignorons ce que sera le futur, [...] nous cherchons à augmenter les chances que tel événement se produise en entreprenant des actions visant à amener à l'existence cet événement245(*) ». Toutefois, il se pose également la question suivante : « Est-il rationnel de chercher à tenir une ligne d'action similaire à l'égard du passé246(*)? » Peut-on changer ce qui fut ? Les physiciens sont pourtant unanimes sur ce point : le passé ne peut être modifié. À moins d'être convaincu qu'un jour, le voyage dans le temps puisse être réalisable et que l'on puisse éventuellement retourner dans le passé et le changer. Mais n'est-ce pas là également le but fondamental de l'uchronie ? Créer une altération dans le passé afin d'en arriver à un présent autre que celui dans lequel nous vivons ! Pourtant, le roman dystopique, 1984247(*), de George Orwell, ne relève pas du voyage dans le temps, mais applique plutôt le principe de la « mutabilité du passé ». Dans cette oeuvre, le personnage principal, Winston Smith, travaille au ministère de la vérité. Son travail consiste à réécrire l'histoire en modifiant chaque jour le contenu des archives du ministère pour les mettre en conformité avec l'idéologie présente. Ainsi, « jour par jour, et presque minute par minute, le passé était mis à jour248(*) ». Le Parti, gouverné par Big Brother, a la mainmise sur les archives et fait accepter sa propre vérité historique, la truquant si nécessaire, afin de se glorifier ou de se blanchir, tout en pratiquant la désinformation et le lavage de cerveau pour asseoir la légitimité du régime. Il ira même jusqu'à détruire les journaux et les remplacer par de « nouvelles versions » et faire disparaître des personnes qui deviennent trop encombrantes et modifier leur passé (un peu comme avec les photos de Trotski). Winston va tenter d'échapper à ce système qui contrôle le passé, le présent et le futur de ses citoyens et libérer son esprit de l'emprise de Big Brother, afin de découvrir la « vraie » vérité. Pour Winston, « les faits et dates primitifs n'avaient plus la moindre signification. Le passé, non seulement changeait, mais changeait continuellement249(*) ». Et qui plus est, il aura la conviction que « le passé [...] n'avait pas été seulement modifié, [mais qu'] il avait été bel et bien détruit250(*) ». Nous verrons dans le chapitre suivant que Carrère fera intervenir cette mutabilité du passé dans son roman La Moustache.

Donc, pour en revenir à la question initiale : peut-on prévoir le futur et influer sur le passé ? Sacha Bourgeois-Gironde en déduit ceci : « si l'on montre que la relation A cause B est asymétrique, on aura pour résultat que A est antérieur à B [et par extension] dire que A cause B peut vouloir dire qu'il existe un intervalle de temps durant lequel A existe et B n'existe pas encore251(*)... », on ne peut donc prévoir ce qui va se passer entre le point A et le point B et de par ces multiples possibles, prétendre que nous avons le pouvoir d'influencer le futur - et par l'entremise de l'uchronie, en faire tout autant avec le passé - et mettre en échec ce qu'on pourrait qualifier de déterminisme absolu. Par conséquent, le futur demeure ouvert à d'infinis possibles. Comme le souligne Marcel Conche,

[...] je puis réaliser ou ne pas réaliser A (un acte, un possible...), réaliser A ou réaliser B. Si je choisis A, je choisis un monde où il y a A ; non-A se trouve exclu de la réalité. Les possibles non compossibles ne peuvent venir à l'existence que dans des mondes différents. Ainsi, en choisissant A de préférence à non-A, je choisis entre un monde et un autre, et, pour autant que sans moi le possible A ne se réaliserait pas, je suis co-créateur du monde.252(*)

Nous sommes donc libres de faire un choix entre une multitude d'alternatives afin de modifier notre propre futur. Dans son étude sur le hasard, David Ruelle affirme qu'« il est raisonnable de penser que l'on ne peut pas prédire le cours de l'histoire avec certitude253(*) ». Puisque les décisions sont prises par des individus et que « le comportement d'un individu n'est pas facile à prédire254(*) », il nous est donc impossible de faire des prévisions qualitatives concernant l'avenir, mais on peut faire en sorte de le modifier avantageusement, le cas échéant.

Emmanuel Carrère s'est demandé : « peut-on considérer un événement comme la cause d'un autre, c'est-à-dire estimer qu'en supprimant le premier, on supprime du même coup le second255(*)? » Nous pensons qu'il en est ainsi et que chacun de nos gestes influe sur chacun des événements ultérieurs. Dès que nous modifions, de façon aussi minime soit-il, un événement, celui-ci a un effet immédiat sur tout ce qui va suivre. Entre autres, nous croyons que, si le Christ n'avait pas été crucifié, comme c'est le cas dans le roman Ponce Pilate256(*) de Roger Caillois, le christianisme n'aurait pas existé ou, comme le suggère l'auteur Eric-Emmanuel Schmitt dans son roman La part de l'autre257(*), si Adolf Hitler avait été reçu aux Beaux-arts, il n'y aurait pas eu de nazisme.

* 242 Baruch de Spinoza, L'Ethique, I, Paris, du Seuil, Coll. L'ordre philosophique, 1988, prop. 33.

* 243 Paul Césari, Les déterminismes et la contingence, Paris, PUF, Coll. Nouvelle Encyclopédie Philosophique, 1950, p. 48.

* 244 Sacha Bourgeois-Gironde, Temps et causalité, Paris, PUF, Coll. Philosophie, 2002, p. 15.

* 245 Ibid., p. 85.

* 246 Ibid.

* 247 Cf. George Orwell, 1984, Paris, Gallimard, Coll. Folio, 2002 [1948], 439 p.

* 248 Ibid., p. 62.

* 249 Ibid., p. 117.

* 250 Ibid., p. 56.

* 251 Bourgeois-Gironde, op. cit., p. 30.

* 252 Ibid., p. 62.

* 253 David Ruelle, « Hasard et chaos », in Le hasard aujourd'hui, Paris, du Seuil, Coll. Point Science, 1991, p. 173.

* 254 Ibid., p. 174.

* 255 Carrère, Le détroit de Béhring, op. cit., p. 78.

* 256 Roger Caillois, Ponce Pilate, Paris, Gallimard, Coll. L'Imaginaire, 1995 [1961], 149 p.

* 257 Eric-Emmanuel Schmitt, La part de l'autre, Paris, Le Livre de Poche, 2003. 491 p.

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"Il y a des temps ou l'on doit dispenser son mépris qu'avec économie à cause du grand nombre de nécessiteux"   Chateaubriand