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L'art de la bifurcation : dichotomie, mythomanie et uchronie dans l'oeuvre d'Emmanuel Carrère

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par Mario Touzin
Université du Québec à Montréal - Maîtrise en Etudes Littéraires 2007
  

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2.1.6 Les mondes possibles

Le déterminisme amène à réfléchir sur la question des mondes possibles. Bourgeois-Gironde se rapporte aux théories du scientifique David Lewis, selon qui « la théorie contrefactuelle de la causalité [part de] l'idée [...] que nous sommes en présence d'une relation causale lorsque nous pouvons dire que l'effet n'aurait pas eu lieu si la cause ne s'était pas elle-même produite258(*)». Ce qui fait dire à l'auteur que « dans la sémantique réaliste des mondes possibles de Lewis, cette seule notion de dépendance contrefactuelle permet de rendre compte de l'asymétrie de la relation entre causes et effets259(*) ».

La théorie des mondes possibles, repose sur l'asymétrie temporelle des relations causales. Sacha Bourgeois-Gironde, toujours selon les théories de Lewis, reconnaît que « nous concevons le futur comme un ensemble ouvert de possibilités et le passé comme une suite fixe de déterminations réelles260(*)», étant donné l'immuabilité des états antérieurs. Cela fait dire à Marc Wetzel, qui a écrit un petit ouvrage sur le temps, que « le présent est la réalité même du temps, parce qu'il est en même temps modifiable et observable [alors que] le passé est observable mais non modifiable [et] le futur [...] modifiable mais non observable261(*) ». En un sens, et comme l'a souligné Carrère, « on ne peut, c'est entendu, faire que n'ait pas été ce qui a été. On peut en revanche [...] soutenir que ce qui a été aurait pu être autrement, qu'avant de s'actualiser l'événement existait sous un nombre quasi infini de formes virtuelles et que chacune de ces formes pouvait l'emporter aussi bien262(*) ». Nous pouvons ainsi prétendre à une certaine capacité de changer le futur, en ceci qu'il nous est possible de créer ou d'introduire une différence dans le monde à partir d'un état présent. Dans cet infini possible, « l'homme prend tous les partis, il n'y a pas, d'un côté l'histoire (vraie), de l'autre l'uchronie (fausse), mais une infinité d'univers parallèles créés par l'exercice sauvage du libre arbitre et régis chacun par le déterminisme263(*) ». Les mondes possibles en sont une conséquence.

Prenons un exemple. Si, après avoir pris la décision de nous rendre chez un confrère de travail pour élaborer un projet, nous prenons en cours de route le chemin de droite, pour ne pas avoir à patienter aux feux de circulation, plutôt que celui de gauche que nous prenons la plupart du temps, notre futur risque d'être tout à fait à l'opposé. En effet, le simple fait de ne pas prendre la direction habituelle peut faire en sorte de changer totalement le déroulement des événements. En prenant le chemin de droite, nous sommes arrivés plus rapidement et nous avons été témoins de choses que nous n'aurions pas dû voir et qui auront un impact sur nos décisions futures. Bien sûr, il s'agit ici d'un exemple fictif, et présenté dans une possibilité binaire seulement car, selon Renouvier, « suivant l'hypothèse de l'égale possibilité de déterminations diverses aux points O,A,B,C, etc., on doit à chacun de ces points tenir compte de la double direction possible : OA, Oa ; AB, Ab ; BC, Bc ; CD, Cd, etc. ; encore est-ce beaucoup simplifier que de parler d'une direction simplement double264(*)». Effectivement, nous aurions pu également aller tout droit plutôt que de tourner, nous aurions pu revenir sur nos pas ; rendu sur les lieux, notre confrère aurait pu être absent, nous aurions pu être retardés à cause d'une crevaison, etc. Mais l'exemple tentait surtout de démontrer l'un des aspects des mondes possibles. Carrère résume assez bien notre pensée concernant les mondes possibles et les univers parallèles lorsqu'il dit que « dans le tunnel de nos vies, des bretelles de sortie s'offrent à chaque instant, conduisant à d'autres tunnels265(*)... » Le futur demeure donc un mystère pour chacun d'entre nous ; même pour le plus grand des visionnaires et le plus éminent des prophètes, le devenir reste, du point de vue de la simple raison une gageure inouïe. Ainsi, l'histoire - au sens temporel du terme - n'ayant ni début ni fin, fait en sorte qu'une cause, quel que soit le sens qu'on lui donne, est toujours l'effet d'une autre cause. Savoir, à partir de là, quel maillon il suffit de faire sauter pour qu'en soit affectée toute la suite de l'histoire relève d'une technique divinatoire dont l'uchronie pourrait être l'instrument.

Voyons, dans le chapitre suivant, ce qui différencie véritablement la structure du monde uchronique, apparaissant dans la majeure partie des oeuvres traitant d'uchronie, avec la véritable histoire de Jean-Claude Romand, personnage mythomane de l'adversaire.

Conclusion

Que l'uchronie soit à l'origine d'un simple hasard découlant d'un choix plus ou moins conscient de notre part ou d'un libre arbitre qui, lui, s'avère une décision plus rationnelle, ou qu'elle soit assujettie à une forme quelconque de déterminisme prenant pour acquis que tout effet est tributaire d'une cause, que rien n'arrive pour rien, cela importe peu puisque la plupart des auteurs d'uchronie s'entendent pour dire que cela s'avère avant tout un simple jeu de l'esprit. Le principe premier de l'uchronie est de s'amuser au dépend de l'Histoire. Mais un fait demeure indéniable, dans une structure du monde uchronique, tout devient possible ; toutes les avenues sont envisageables. Nous sommes libres de faire de l'Histoire ce qu'il nous plaira (tout en respectant une certaine cohérence historique). Ainsi, nous pouvons faire de Jésus-Christ un simple mortel, d'Adolf Hitler le plus grand des philanthropes ou que n'ait pas eu lieu la Deuxième Guerre mondiale. Éric B. Henriet résume assez bien ce que peut être l'uchronie, dans sa forme la plus pure : « Sous-genre de la science-fiction traitant de la science «Histoire», l'uchroniste décrit méthodiquement des univers crédibles et réalistes dans lesquels l'Histoire a suivi un cours différent de la nôtre à la suite d'un événement fondateur 266(*)».

Mais qu'en est-il lorsque l'uchronie n'est plus simplement fictive, mais belle et bien réelle ? lorsqu'il n'est plus question de la manipulation d'un auteur voulant se jouer de l'univers spatio-temporel historique, mais plutôt d'une uchronie issue d'un monde factuel ? Emmanuel Carrère en a été témoin, pour ne pas dire « victime » (étant donné les événements qui en découleront) avec Jean-Claude Romand, personnage à l'origine du récit L'adversaire. Ayant joué avec l'uchronie dans la majeure partie de ses oeuvres, Carrère voit en Romand l'aboutissement de tout ce qu'il avait précédemment créé. Carrère, à travers Jean-Claude Romand, se retrouve face à un amalgame de tous les personnages de ses romans. Cet univers fictionnel dichotomique inventé de toutes pièces et où s'entremêlent le réel et l'imaginaire, la quête d'identité, la double existence, l'étrangeté, le mensonge, va se retrouver imbriqué dans une seule et même histoire, mais cette fois-ci, dans tout ce qu'il y a de plus réel ; et dans un seul et même personnage, celui de Jean-Claude Romand, que Carrère va surnommer l'Adversaire.

Ainsi, dans le prochain chapitre, nous analyserons ce récit qui est à la base de notre travail afin de distinguer la structure du monde uchronique. Toutefois, pour bien comprendre ce qui va tant obséder Emmanuel Carrère chez Jean-Claude Romand, nous ferons tout d'abord un tour d'horizon des fictions traitant de ce concept. Nous incluerons aussi le récit biographique de Philip K. Dick, personnage emblématique ayant en tous points un lien direct avec les personnages créés par Carrère et, par extension, avec Jean-Claude Romand.

* 258 Bourgeois-Gironde, op. cit., p. 7.

* 259 Ibid.

* 260 Ibid., p. 59-60.

* 261 Marc Wetzel, Le temps, Paris Quintette, Col. Philosopher, 2003, p. 9-10.

* 262 Carrère, Le détroit de Béhring, op. cit., p. 75.

* 263 Ibid., p. 104.

* 264 Renouvier, op. cit., p. 467.

* 265 Carrère, Le détroit de Béhring, op. cit., p. 104.

* 266 Henriet, op. cit., p. 201.

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