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L'art de la bifurcation : dichotomie, mythomanie et uchronie dans l'oeuvre d'Emmanuel Carrère

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par Mario Touzin
Université du Québec à Montréal - Maîtrise en Etudes Littéraires 2007
  

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CHAPITRE II

L'UCHRONIE DANS LES oeUVRES DE CARRÈRE

Nul n'éprouve le besoin de faire coexister deux univers dans un même espace. Il y a suffisamment de place ailleurs pour qu'on s'abstienne de menacer le statu quo entre le réel et l'imaginaire.

Emmanuel Carrère, Le détroit de Béhring.

Qu'en est-il de l'uchronie dans les oeuvres d'Emmanuel Carrère, et principalement dans L'adversaire ? Que vient faire une telle notion dans un récit qui ne relève ni de la science-fiction, ni du fantastique (ou si peu) ? et où il n'est nullement question de voyage dans le temps, ni de monde parallèle (du moins pas au sens science-fictionnel du terme) ? Comment cet auteur contemporain, fervent admirateur de H.P. Lovecraft, de Richard Matheson et de Philip K. Dick (il en a même écrit une biographie), a-t-il intégré le concept d'uchronie au sein de ses oeuvres ? Quelle est sa technique d'écriture et pourquoi la structure de monde uchronique est-elle si originale dans son oeuvre ? C'est ce que nous tenterons de voir dans ce chapitre. Nous verrons d'abord comment l'auteur aborde le concept d'uchronie à travers chacune des oeuvres où il apparaît, de La moustache à La classe de neige, en passant par Hors d'atteinte ? et sa biographie de Philip K. Dick, Je suis vivant et vous êtes mort, puis nous analyserons L'adversaire, qui s'impose comme une uchronie « réalisée ».

L'adversaire, raconte l'histoire véridique d'un homme qui a menti toute sa vie. Qui a mystifié, escroqué, berné tous les gens qui l'ont côtoyé ; il s'est inventé un monde imaginaire dans lequel il exerçait la profession de médecin alors qu'en fait... il n'était rien. Pour Carrère, L'adversaire est le prolongement, pour ne pas dire l'aboutissement de ce qu'il a préalablement réalisé en tant qu'écrivain. En Jean-Claude Romand, acteur principal de L'adversaire, une bonne partie des personnages créés par Carrère se retrouvent. L'auteur a vu en lui le résultat factuel d'une carrière de romancier. Ainsi, à partir de ce constat, l'uchronie ne pouvait plus être représentée de la même façon que dans tous ses autres oeuvres puisqu'elle relevait d'une histoire vraie. Emmanuel Carrère n'y est pas l'instigateur de cette structure du monde uchronique ; ce n'est pas lui qui va choisir le point d'altération, le moment de la bifurcation, mais bel et bien le personnage réel de l'histoire, Jean-Claude Romand. Dès lors, nous verrons comment Carrère représente la notion d'uchronie à partir du cas Romand. Mais tout d'abord, voyons comment l'auteur de L'adversaire aborde la structure du temps uchronique dans ses oeuvres romanesques.

2.2 La moustache

Pour les hommes, c'est le temps qui passe ; pour le temps, ce sont les hommes qui passent.

Proverbe chinois.

La moustache, paru en 1986, est le troisième roman de Carrère. Dans celui-ci, le héros s'enfonce véritablement dans la démence. Carrère découpe au scalpel une folie quotidienne, apparemment bénigne et qui va s'achever dans l'indicible horreur. Tout débute normalement, rien ne laisse présager les événements inimaginables qui vont suivre. Un homme, dans sa baignoire, demande simplement à sa femme : « Que dirais-tu si je me rasais la moustache ?267(*) » ; geste pour le moins banal et pour lequel sa femme lui répond : « Je t'aime bien avec [...], elle [qui] ne l'avait jamais connu sans268(*) ». Profitant de la brève absence de celle-ci, il joint le geste à la parole : il se rase la moustache. À son retour, son épouse n'a aucune réaction quant à sa nouvelle apparence. Qui plus est, le couple d'amis, chez qui ils vont dîner, semble ne rien remarquer non plus. Une seule pensée vient alors à l'esprit du personnage : sa femme, avec la complicité de ses amis, a monté un canular pour lui faire croire qu'il a toujours été glabre. Au retour de la soirée, souhaitant abréger la plaisanterie, les explications sont de mise :

« Tu n'as rien remarqué ? demanda-t-il quand même.

- Non, non, je n'ai rien remarqué [...]

« Mais enfin ma moustache » finit-il par lâcher [...]

« Ta moustache ? » [...]

« Je t'en prie, arrête [...]

« Tu sais bien que tu n'as jamais eu de moustache269(*)...

À sa grande surprise, personne ne semble se rendre compte de ce changement, soutenant même qu'il n'y a jamais eu trace d'une quelconque moustache. Le héros tente, tant bien que mal, de comprendre ce qui lui arrive.

Dans La moustache, le geste de se raser devient un point d'altération - ou un événement fondateur (Henriet) - et, à partir de ce simple événement, la vie du protagoniste se voit complètement chamboulée. Du même coup, s'installe une structure du monde uchronique et nous sommes témoins en tant que lecteur de la bifurcation et de ses conséquences.

Comme tous les personnages créés par Carrère, sans oublier Romand qui lui n'émerge pas de son imagination, le héros de La moustache semble vivre dans deux univers parallèles, le sien propre : celui avec le souvenir d'avoir déjà porté la moustache, et l'autre : celui dans lequel, selon sa femme et ses proches, il a toujours été imberbe.

Carrère ne manque pas de faire participer le lecteur à cette ambiguïté : qui croire ? L'homme s'est-il rasé la moustache ou est-ce simplement un produit de son imagination ? Est-il en train de perdre la raison ou est-ce sa femme et ses amis qui se jouent de lui ? Le héros se remet lui-même en question lorsqu'il se dit qu'« il avait [peut-être] rêvé, [qu'] il n'avait [finalement] jamais rasé sa moustache, [qu'] elle était toujours là, bien fournie, en dépit du témoignage de ses doigts tremblants270(*)... » Incapable de supporter cette double réalité et « de faire que n'ait pas eu lieu ce qui avait eu lieu271(*) », l'homme sans nom s'exile et, après en être arrivé à la conclusion que « l'ordre du monde avait subi un dérèglement à la fois abominable et discret272(*) », il connaît une fin dramatique.

2.2.1 La fausse réalité dans La moustache

La fausse réalité, telle que décrite dans le chapitre précédent, est omniprésente dans La moustache. Elle tend à créer un malaise, un effet d'étouffement, puisque cette illusion fait partie intégrante de l'intrigue. Le personnage principal est persuadé d'avoir rasé sa moustache alors que tous les autres sont convaincus du contraire. Au cours du roman, cette fausse réalité ne fait que s'accroître, elle devient exponentielle ; plus notre homme acquiert la certitude d'avoir porté la moustache, pendant près de dix ans, plus tous ses proches lui démontrent l'invraisemblance de la chose. Il tente constamment d'amener des preuves pouvant corroborer ce qu'il prétend, allant même jusqu'à montrer à sa femme une carte d'identité où il apparaît portant fièrement la moustache, mais celle-ci lui répond : « Tu sais que c'est défendu de maquiller sa carte d'identité273(*)? » Et, pour prouver ses dires, elle « se mit à gratter la moustache, sur le photomaton274(*) ». Suite à cela, notre protagoniste se demande s'il n'est vraiment pas en train de devenir fou « au point de plaquer une moustache imaginaire sur dix ans de sa vie et sur une photo d'identité275(*)... » Ainsi, Carrère joue ici sur une fausse réalité « bilatérale » puisqu'il est impossible de faire la part des choses.

Dans La moustache, Carrère emploie le « et si... » dès les toutes premières pages afin de représenter le point d'altération, le moment où la bifurcation apparaît : « Et si, quand elle remonterait, il lui avait fait la surprise de s'être vraiment rasé la moustache276(*)? » À ce moment précis, le protagoniste (et le lecteur) ne peut s'imaginer qu'un geste aussi anodin, se raser la moustache, puisse amener des circonstances à ce point catastrophiques. À en plus douter, tous les outils nécessaires pour un récit uchronique sont présents : le point d'altération (le rasage de la moustache), qui crée par le fait même une bifurcation ; la question fondamentale à toute forme d'uchronie (le « et si »), avec en plus, la présence d'univers parallèles : l'univers du héros (dans lequel il a toujours porté la moustache) et celui des autres (où il a toujours été imberbe). Carrère réitèrera, dans ses oeuvres ultérieures, cette forme narrative : celle d'un événement banal (la bifurcation) menant à des circonstances dramatiques.

* 267 Carrère, La moustache, op. cit., p. 9.

* 268 Ibid., p. 10.

* 269 Ibid., p. 26-27-31.

* 270 Ibid., p. 70-71.

* 271 Ibid., p. 157.

* 272 Ibid., p. 145.

* 273 Ibid., p. 79.

* 274 Ibid.

* 275 Ibid., p. 64.

* 276 Ibid., p. 11.

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"Enrichissons-nous de nos différences mutuelles "   Paul Valery