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L'art de la bifurcation : dichotomie, mythomanie et uchronie dans l'oeuvre d'Emmanuel Carrère

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par Mario Touzin
Université du Québec à Montréal - Maîtrise en Etudes Littéraires 2007
  

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Conclusion

Dans le cadre de ce travail, nous avons tenté de comprendre l'obsession d'Emmanuel Carrère pour le thème de la bifurcation. En effet, cette thématique s'avère être la pierre angulaire de toute l'oeuvre de Carrère. L'omniprésence de la bifurcation fait en sorte que, dans chacune de leur vie, ses personnages voient leur existence chamboulée par l'entrée en scène d'une faille dans l'histoire. Cette disjonction va provoquer des changements majeurs qui auront des répercussions insoupçonnées.

De plus, nous avons vu que la bifurcation est fondée sur trois principes formels que sont la dichotomie, la mythomanie et l'uchronie. Il y a récurrence quant à la présence de ces trois principes dans l'oeuvre de Carrère.

Dans la première partie de ce travail, nous avons étudié la structure du mythomane. Dans un premier temps, il a été question des fondements du mensonge. Quelles en sont les diverses composantes : comment le menteur vit-il en société et qu'en est-il du paradoxe du mensonge à soi-même ? Nous avons vu que la part de vérité est non négligeable au sein du mensonge. En effet, le mensonge se doit d'être le plus vrai possible tout en étant le contraire de ce que l'on est censé dire. Si le mensonge se marie étroitement avec la vérité, il en est encore plus complexe ! Sartre confirme que le mensonge ne peut vivre sans la vérité puisque « l'essence du mensonge implique, en effet, que le menteur soit complètement au fait de la vérité qu'il déguise [...], la niant dans ses paroles et niant pour lui-même cette négation359(*) ». Nous avons donc une situation où le mensonge doit être non seulement intentionnellement l'inverse de la vérité, mais la remplacer à juste titre et convaincre aussi bien sinon mieux qu'elle. Quoi qu'il en soit, nous ne pouvons nous dissocier du mensonge. Il conditionne nos vies. Il serait utopique de croire que nous pouvons nous passer de mentir en société.

Les mensonges que nous faisons à autrui pour paraître supérieurs sont parfois un moyen indirect de nous rehausser dans notre propre estime : après avoir inculqué à autrui une opinion favorable de nous-mêmes, nous y adhérons, et cela constitue, à la limite, un mensonge à nous-même. Nous avons constaté que ce mensonge était en fait un réel paradoxe, tel celui d'Épiménide le Crétois qui déclare : « Tous les Crétois sont menteurs », comme si nous disions : « Je mens en ce moment même ». Il y a aberration dans ces deux énoncés et, comme le souligne Marcel Côté, : « Chacune des prémisses, parce qu'elle conduit à une conséquence qui l'invalide, est fondée sur l'obligation absolue d'admettre l'autre qui lui est contradictoire.360(*) »

Par la suite, il a été question du mensonge chez l'enfant. Nous avons étudié ses diverses caractéristiques et en quoi le mensonge, voire la mythomanie, sont si importants dans le développement de la personnalité.

Nous avons ensuite tenté de répondre à deux questions fondamentales. D'une part, qu'est-ce que la mythomanie ? D'où vient-elle ? En quoi la mythomanie est-elle pathologique ? Que représente la mythomanie du point de vue psychiatrique et peut-on en guérir ? Et, d'autre part, qu'est-ce qu'un mythomane ? Comment et pourquoi devenons-nous mythomane ? En quoi l'auditoire devient-il essentiel pour le sujet mythomane ? Qu'arrive lorsqu'il est découvert et comment réagit-il ?

Ainsi, nous avons montré que la mythomanie est une pathologie née d'un besoin irrépressible de mentir. La mythomanie semble satisfaire un besoin d'équilibre mental, en permettant au mythomane de fuir une réalité qu'il reconnaît par ailleurs en son for intérieur. Au niveau psychiatrique, la mythomanie se situe entre la névrose et la psychose, en ce sens qu'il y a refoulement de la personnalité. Le délire mythomaniaque fait en sorte que le sujet vit une existence parallèle. Nous avons observé d'une part qu'avec la mythomanie, le malade se retrouve victime de l'image qu'il projette, mais, d'autre part, qu'il prend un certain plaisir à croire en sa fabulation. D'ailleurs, Boris Cyrulnik nous confie que : « Plus on ment, plus le réel est cohérent, policé, supportable.361(*) » Le mythomane ment afin de pouvoir vivre sa vie et ainsi la rendre supportable. N'ayant pas la force d'exister dans le réel, le sujet mythomane ne sait pas réellement qui il est. Il devient l'acteur d'un univers imaginaire qu'il a lui-même créé de toutes pièces.

Tout comme l'enfant, le mythomane confond la réalité et la fiction, ayant parfois de la difficulté à faire la part des choses entre ce qui est vrai et ce qui est faux. Mais ce qui s'avère le plus important pour lui, ce qui lui permet de fabuler à sa guise et de faire en sorte que sa pathologie devienne un mode de vie, c'est son public. Sans un auditoire pour ajouter foi au délire du mythomane, celui-ci se voit dans l'impossibilité de poursuivre. Le mythomane sans spectateurs se retrouve seul sur la scène de son univers imaginaire, il n'a alors d'autre choix que de cesser de jouer. Marcel Eck comparait d'ailleurs le jeu du mythomane à celui d'un comédien en mentionnant qu'« Il y a une sorte d'exhibitionnisme théâtral dans la mythomanie. Ce goût du rôle à jouer est souvent du ressort de la comédie, mais peut tourner à la tragédie.362(*) » N'est-ce pas ce qui est survenu dans l'affaire Romand ?

En outre, il a été prouvé qu'un mythomane, pris en flagrant délit, n'a qu'une seule possibilité, mentir de nouveau. Et rien ne sert de l'en dissuader, car le sujet mythomane est incapable de comprendre la situation. La seule porte qui s'ouvre à lui, c'est la réitération du mensonge. C'est pourquoi « le mythomane évite toujours avec soin et le plus souvent avec succès de situer sa fabulation dans un domaine où il pourrait être contredit à coup sûr par l'un de ses auditeurs. 363(*)»

Par conséquent, force est de constater que la différence fondamentale entre le mensonge et la mythomanie, et bien que dans certains cas la ligne de démarcation soit assez mince, est, pour le premier, de l'ordre de la tromperie, de la duperie, du jeu, alors que pour le second, elle est de l'ordre de l'inconscient, de l'incoercible et du fantasme. Pour le menteur, le mensonge sert à construire une vérité, alors que pour le mythomane, c'est la vérité qui sert de base à la construction de son mensonge. L'un vit dans la réalité, l'autre dans l'imaginaire. Le mensonge est normal, la mythomanie est, quant à elle, pathologique...

Au cours du deuxième chapitre, nous avons vu qu'Emmanuel Carrère, dans son désir d'expliquer l'inexplicable, met en scène une bataille que se livrent les forces du bien et du mal. Il le fait dans une tentative de délimiter, même approximativement, la zone où l'individu bascule dans un espace de non-retour, d'erreur et de folie « ordinaire ». 

Dans son roman La moustache, la mythomanie est imbriquée dans un univers d'étrangeté, où l'on ne peut guère être certain de celui qui ment, tous les personnages étant disposés au mensonge. Toutefois, Agnès s'avère posséder les caractéristiques principales du parfait mythomane. Mais tout se joue autour d'un imbroglio, à partir du moment où le personnage principal se rase la moustache. Tout chavire, le récit tout simple se transforme en un univers kafkaïen où le réel et l'imaginaire s'emboîtent l'un dans l'autre.

Avec Hors d'atteinte ?, nous avons pu constater que le mensonge servait avant tout à cacher une double existence, celle de Frédérique, qui voit sa vie chamboulée lorsqu'elle franchit pour la première fois les portes d'un casino. Dès lors, Frédérique va créer, inventer, fabuler, simuler, jouer avec toutes les facettes du mensonge afin de couvrir sa double vie, et cacher sa nouvelle grande passion : le jeu. Mais comme tous les romans de Carrère, la fin est souvent abrupte, et le retour à la réalité tout particulièrement laborieux...

Avec La classe de neige, Carrère a su créer un roman claustrophobique, un roman qui nous rappelle nos plus profondes angoisses, nos peurs primaires, celles de l'enfance. Avec un père tueur d'enfants comme toile de fond, le jeune Nicolas, afin de se soustraire à une existence qui ne lui convient pas, va plonger dans un monde fantasmatique, où l'imaginaire fracasse les cadres de la simple rêverie. Ici, plus que dans tout autre roman de Carrère, Nicolas prend ses rêves pour des réalités. Ses angoisses prennent forme, ses hallucinations prédominent sur le réel qui ne semble plus avoir d'emprise sur lui.

Pour conclure, nous pouvons affirmer que la structure du personnage mythomane accède, avec le jeune Nicolas, à un degré supérieur par rapport aux autres personnages des romans précédents ; Nicolas se nourrit, se meut, respire, vit par son imaginaire. C'est l'essence même de sa vie. Or, cette mythomanie va atteindre son paroxysme dans la personne de Jean-Claude Romand. D'ailleurs, Emmanuel Carrère dira qu'il a « souvent pensé au personnage de L'adversaire comme s'il était un peu l'enfant de La classe de neige grandi. Quelqu'un de replié depuis longtemps dans une espèce d'autisme, enfermé en soi.364(*) »

Un vieil adage nous informe que « la réalité dépasse la fiction ». Ce proverbe s'applique très bien à la figure de Jean-Claude Romand, le mythomane, le maître de l'imposture, l'escroc, l'assassin, et nous pourrions continuer de l'affubler de plusieurs autres sobriquets peu élogieux. Cet homme est l'image de tous les personnages fictionnels créés par Emmanuel Carrère. Nous l'avons maintes fois mentionné, Jean-Claude Romand est le prolongement de ce qui a tant obsédé l'auteur. Non seulement le prolongement, mais l'achèvement, puisque Romand ferme la boucle de ce que Carrère considère comme la fin d'un processus qui a débuté avec La moustache. Carrère lui-même a dit, suite à la sortie de L'adversaire : « J'ai la conviction que ce livre met fin à un cycle. Ma fascination pour la folie, la perte de l'identité, le mensonge, c'est fini.365(*) »

Romand évolue en effet dans un monde parallèle qui se désagrège peu à peu, dont toutes les limites et les barrières morales se délitent. La folie de Romand pourrait trouver son origine dans une dépression post-adolescente qui l'a poussé à mentir sur un examen, comme beaucoup de gens ont pu l'expérimenter. Il n'est pas la seule personne a avoir menti à propos d'une note ; seulement Romand n'a jamais su dire la vérité et s'est enfoncé toute sa vie dans les conséquences de cet acte insignifiant. C'est le mensonge comme principe de vie appliqué au quotidien.

Dans cette analyse en profondeur de L'adversaire, nous avons vu que le mensonge est un moyen redoutable pour Jean-Claude Romand. Il lui permet de dominer sa famille, puis son entourage, tout en ne se confrontant jamais à la réalité et aux autres comme interlocuteurs possibles. Il s'est institué lui-même comme son propre créateur omnipotent, et jamais contrarié.

Pendant près de vingt ans, sans que personne ne l'en soupçonne, Romand est parvenu à construire un mensonge sur lequel reposait l'intégralité de sa vie : « Il aurait préféré souffrir pour de bon du cancer que du mensonge - car le mensonge était une maladie, avec son étiologie, ses risques de métastases, son pronostic vital réservé -, mais le destin avait voulu qu'il attrape le mensonge et ce n'était pas sa faute s'il l'avait attrapé.366(*) » Même pris au piège, sentant que la fin est proche et qu'il risque d'être découvert à tout instant, « que son imposture allait être percée à jour367(*) », Romand n'arrive toujours pas à abdiquer. Comme le mentionne si bien Carrère, il « se conduisait comme un roi de jeu d'échec qui, menacé de toutes parts, n'a qu'une case où aller : objectivement, la partie est perdue, on devrait abandonner, mais on va quand même sur cette case, ne serait-ce que pour voir comment l'adversaire va la piéger.368(*) » Les psychiatres Toutenu et Settelen répondraient pour leur part que Romand n'a jamais pu avouer, car prisonnier de son image narcissique. Selon eux, « dans un système complètement narcissique, perdre la face, perdre son image, équivaut à tout perdre.369(*) » C'est sans doute pour cette raison que Jean-Claude Romand a opté pour les meurtres : il ne voulait pas avoir à dévoiler cette image de mythomane narcissique dont il était en quelque sorte la victime. Plutôt la mort que la déchéance honteuse...

Mais qu'en est-il aujourd'hui ? Romand se sert-il encore du mensonge ? Est-il guéri ? Malgré une rédemption douteuse vers une nouvelle quête spirituelle, Romand se ment-il encore à lui-même ? Une chose est certaine, les psychiatres responsables du cas Romand sont unanimes :

Il (Romand) lui sera à tout jamais impossible [...] d'être perçu comme authentique et lui-même a peur de ne jamais savoir s'il l'est. Avant on croyait tout ce qu'il disait, maintenant on ne croit plus rien et lui-même ne sait que croire, car il n'a pas accès à sa propre vérité mais la reconstitue à l'aide des interprétations que lui tendent les psychiatres, le juge, les médias.370(*)

Maintenant, plus aucune confiance ne lui est acquise (hormis les membres des Intercesseurs : les gens qui le visitent en prison). Romand est non seulement prisonnier au sens propre, mais également au figuré : il est prisonnier de sa propre image. Et la question que l'on est en droit de se poser, et à laquelle Emmanuel Carrère a tenté de répondre dans L'adversaire, est : pourquoi Jean-Claude Romand est-il devenu ce qu'il est ? Selon Carrère, « il est impossible de penser à cette histoire sans se dire qu'il y a un mystère et une explication cachée. Mais le mystère, c'est qu'il n'y a pas d'explication et que, si invraisemblable que cela paraisse, cela s'est passé ainsi.371(*) » Par conséquent, ni Carrère, ni l'armée de psychiatres délégués à l'instruction de son procès, ne sauront quels étaient ses véritables motifs.

En tout dernier lieu, nous avons analysé la dichotomie dans la relation entre Emmanuel Carrère, l'écrivain, et Jean-Claude Romand, personnage de L'adversaire. Cette figure dichotomique est partagée entre le réel et l'imaginaire, entre l'auteur et sa création. Emmanuel Carrère est obsédé, fasciné, obnubilé par Jean-Claude Romand. Romand est entré dans sa vie telle une bifurcation, une faille dans l'existence de l'auteur. À partir du 13 janvier 1993, après avoir « lu le premier article de Libération consacré à l'affaire Romand372(*) », la vie de l'écrivain n'est plus la même. À partir de ce jour, il est incapable de se défaire de l'emprise de Romand. Ce dernier fera d'ailleurs partie du quotidien de l'auteur pendant sept années. Au cours de cette période, il va chausser les souliers de Romand afin de comprendre ce qui se passait dans sa tête. De l'enfance de Romand jusqu'au drame final, Carrère va entrer dans la peau de l'assassin et tenter d'expliquer l'inexplicable et comprendre l'incompréhensible. Mais Carrère, après un long périple, découvrira un chemin sans issu, des questions sans réponses. Les similitudes entre Carrère et Romand n'ont fait que démontrer qu'un monde sépare l'auteur du personnage. D'un côté, nous avons un écrivain célèbre, un « homme libre », un « mari et [...] père de famille heureux373(*) », et de l'autre, un imposteur, un assassin qui a tué toute sa famille après leur avoir menti pendant dix-huit ans. L'un mène une vie ancrée dans le réel, l'autre, dans l'imaginaire. Bertrand Gervais écrira d'ailleurs à ce sujet que « l'un a simplement pris le chemin de la littérature tandis que l'autre s'est inventé une vie sans fond.374(*) »

Dans la deuxième partie de l'étude, nous avons tenté d'y voir plus clair quant à cette structure du monde que l'on nomme uchronie, présente dans presque toute l'oeuvre d'Emmanuel Carrère et tout particulièrement dans le récit dont nous traitons ici : L'adversaire. Nous avons tout d'abord abordé la question de l'origine de l'uchronie, de ses diverses composantes (le point d'altération, l'uchronie pure, l'uchronie personnelle) ainsi que de quelques-unes de ses distinctions (voyages dans le temps, univers parallèles, récits révisionnistes). Nous avons montré que le concept d'uchronie est fondé dans une large mesure sur une faille dans l'histoire, une bifurcation dans le cours du temps, et qu'à partir de ce point précis, tout bascule, plus rien n'est ce qu'il aurait dû être. Charles Renouvier a dit, à propos de l'uchronie, qu'elle n'est que l'« histoire, mêlée de faits réels et d'événements imaginaires [dont l'écrivain se sert pour écrire] l'histoire, non telle qu'elle fut, mais telle qu'elle aurait pu être... 375(*)» Emmanuel Carrère, quant à lui, précise que l'uchronie représente « le signal de la bifurcation, le moment contingent où [l'auteur] choisit de quitter l'histoire connue 376(*)». À titre d'exemple uchronique, Carrère, dans L'adversaire, présuppose un des multiples possibles en nous proposant une vision de ce qu'aurait pu être la vie de Florence si elle n'avait pas connu Jean-Claude Romand ou, selon une perception dichotomique de l'uchronie, si elle avait choisi le chemin A au lieu du chemin B :

Elle semblait promise à une vie sans histoire [elle aurait fait] des études supérieures pas trop poussées, le temps de se trouver un mari solide et chaleureux comme elle ; deux ou trois beaux enfants qu'on élève dans de fermes principes [...] un train de vie en progression modérée mais constante ; puis le départ des enfants, un à un, leurs mariages [...] le mari [qui] prend sa retraite [...] la maison trop grande, les jours trop longs, les visites des enfants trop rares [...] une brève aventure [...] et un jour [...] on apprend qu'on a un cancer et que voilà, c'est fini, dans quelques mois on sera enterrée. Une vie ordinaire, mais elle aurait su y adhérer... 377(*)

Cet exemple ne représente qu'un seul des possibles parmi une infinité, mais Florence a, à son insu, pénétré dans un univers uchronique créé de toutes pièces par son mari, Jean-Claude Romand. Elle fut bernée par celui-ci durant toute sa vie et on peut penser qu'elle est morte sans savoir qu'elle avait vécu dans un monde faux, un monde imaginaire, qu'elle avait été un personnage catapulté en pleine uchronie !

Nous nous sommes également posé la question de la validité des faits historiques. Vivons-nous dans un monde uchronique ? Avons-nous été bernés par les historiens ? Pouvons-nous vraiment nous fier aux écritures canoniques ? Jésus-Christ a-t-il vraiment existé ? Devrions-nous illusoirement croire tout ce qui est écrit dans nos livres d'histoire ? Voilà beaucoup de questions qui demeurent sans réponses véritables. Tout n'est peut-être pas tel qu'il paraît. Dans sa biographie sur Philip K. Dick, Carrère expose une des conceptions de la réalité telle que l'imaginait l'auteur de science-fiction. En effet, pour Dick,

non seulement [...] le réel est impossible à appréhender directement, puisque filtré par la subjectivité de chacun, mais encore [...] le consensus à peu près général à son sujet résulte d'une tromperie. Ce que tous les êtres raisonnables, par-delà leurs différences de perception et de jugement, s'accordent à considérer comme la réalité n'est qu'une illusion, un simulacre ourdi soit par une minorité pour abuser la majorité, soit par une puissance extérieure pour abuser tout le monde. Ce que nous appelons la réalité n'est pas la réalité378(*)

Dans L'adversaire, tous les proches de Romand ont été bernés, ils ont tous cru à l'histoire de cet étonnant imposteur. « [Romand] assistait aux cours, fréquentait la bibliothèque universitaire. Il avait sur sa table, dans son studio, les mêmes manuels et polycopiés que les autres et continuait à prêter ses notes aux étudiants moins consciencieux que lui379(*). » Alors comment aurait-on pu mettre en doute la validité des faits ? Tout semblait si réel. Florence « lui faisait [même] réviser ses questions d'internat380(*) » et Romand a été jusqu'à « boucl[er] le cycle complet des études de médecine...381(*) » Tout a été savamment élaboré par Romand. Il a pensé à tout : le faux cancer, les prétendus placements, les meurtres, et un incroyable hasard a fait le reste. Il a joué la carte de la simulation pendant près de vingt ans et il a réussi. Personne n'a douté un seul instant que tout n'était qu'illusion et qu'ils avaient été trompés, mystifiés, abusés... Lorsque « chacun se demandait : comment avons-nous pu vivre si longtemps auprès de cet homme sans rien soupçonner ? 382(*)», ils ne pouvaient croire que la vérité n'était en fait qu'un leurre et qu'ils furent tous entraînés dans une uchronie machiavélique dont la seule porte de sortie était... la mort.

Toutefois, on ne peut totalement négliger le mode conditionnel dans les oeuvres de Carrère. À travers plusieurs exemples, nous avons montré que le « que serait-il arrivé si... » est en soi la question fondamentale de tout structure uchronique et, bien que n'étant pas la question centrale, nous avons vu à quel point elle demeure omniprésente et importante chez Carrère et comment ce dernier se sert de ce principe pour aborder la structure du temps uchronique dans L'adversaire.

La situation est d'autant plus étrange dans le cas Romand qu'il s'agit d'une vie réelle : ce n'est pas Carrère qui crée la bifurcation, qui force Romand à ne pas se rendre à son examen de médecine, c'est Romand lui-même. En fait, elle surgit du fait d'avoir menti sur sa présence à l'examen ! Pour être encore plus précis, nous pouvons avancer l'idée que c'est le mensonge, plutôt que Romand lui-même, qui crée la bifurcation. C'est Romand, par son mensonge, qui ouvre la brèche, qui invente sa propre uchronie et qui décide du point d'altération dans le cours de son existence. L'auteur ne fait qu'exposer les faits.

Nous avons par la suite essayé de cerner la part du hasard et du déterminisme dans l'existence de l'homme (et par conséquent celle de Jean-Claude Romand). Nous nous sommes rendu à l'évidence que le hasard a été déterminant dans la vie de Romand à un point tel qu'il nous est presque possible de parler de « miracle ». Néanmoins, nous avons vu que plusieurs auteurs croient que le hasard est un leurre, qu'il ne peut y avoir d'effets sans cause et que, par conséquent, tout est déterminé. Mais si toute notre existence est déterminante, alors qu'advient-il de notre avenir ? Peut-on prévoir ce que sera notre futur ? Nous avons montré que le déterminisme se confrontait à certaines limites et qu'il n'avait vraisemblablement aucun pouvoir sur l'avenir. Selon les dires de Marcel Conche sur ce sujet : « La représentation de l'avenir s'accompagne de la conscience de possibilités, en ce sens que ce qui est à venir peut devenir présent et se présenter, mais peut aussi ne pas devenir présent, en ce sens donc que cela peut «arriver» ou «ne pas arriver»... 383(*)» Seul l'homme semble posséder le pouvoir de faire en sorte qu'un « devenir » soit possible.

Conjointement à cette notion de hasard, nous avons abordé ce que le célèbre mathématicien français, Henri Poincaré, va désigner comme la théorie du chaos, ou plus communément l'effet papillon. Nous avons appliqué cette théorie au cas Romand : le simple fait de ne pas se lever de son lit un matin va engendrer un événement majeur imprévisible, le meurtre de toute une famille. En d'autres mots, si Jean-Claude Romand avait mis les pieds hors du lit ce matin-là pour aller passer son examen et devenir médecin, le drame aurait sans doute été évité. Ce qui atteste une fois de plus l'imprévisibilité du futur ; il nous est totalement impossible de prévoir ce qu'il adviendra.

Tout au long de cette étude, il a été montré que la bifurcation était au centre de toute l'oeuvre d'Emmanuel Carrère. Partant de ce principe, nous avons analysé les trois structures assujetties à la bifurcation, soit celle de la dichotomie, de la mythomanie et de l'uchronie. À travers l'oeuvre d'Emmanuel Carrère, et principalement de L'adversaire, nous avions comme mandat de comprendre les raisons de cette étrange obsession de l'auteur pour la bifurcation. Nous croyons avoir mené à bien ce travail. En effet, chacun des personnages de Carrère bifurque, créant par conséquent une uchronie temporelle. Et chacun se retrouve catapulté dans un univers où le mensonge est omniprésent. Cette dichotomie, qui est celle de l'altérité, fait en sorte qu'Emmanuel Carrère devient le double de Jean-Claude Romand.

Nous pouvons en conclure que, dans l'oeuvre d'Emmanuel Carrère, le mensonge engendre la bifurcation qui, elle, engendre l'uchronie.

* 359 Jean-Paul Sartre, L'être et le néant : essai d'ontologie phénoménologique, Paris, Gallimard, 1976 [1943], p. 83.

* 360 Côté, op. cit., p. 40.

* 361 Cyrulnik, op. cit., p. 15.

* 362 Eck, op. cit., p. 112.

* 363 Sutter, op. cit., p. 78.

* 364 Carrère, Interview par Jean-Pierre Tison, op.cit.

* 365 Ibid.

* 366 Carrère, L'adversaire, op. cit., p. 82.

* 367 Ibid., p. 133.

* 368 Ibid., p. 147.

* 369 Toutenu et Settelen, op.cit., p. 69.

* 370 Carrère, L'adversaire, op. cit., p. 184.

* 371 Ibid., p. 94.

* 372 Ibid., p. 9.

* 373 Carrère, L'adversaire, op. cit., p. 41.

* 374 Gervais, op. cit., p.130.

* 375 Renouvier, Ibid., p. 10.

* 376 Carrère, Le détroit de Béhring, op. cit., p. 86.

* 377 Carrère, L'adversaire, op. cit., p. 63-64.

* 378 Carrère, Je suis vivant et vous êtes morts, op. cit., p. 98.

* 379 Carrère, L'adversaire, op. cit., p. 85.

* 380 Ibid., p. 86.

* 381 Ibid.

* 382 Ibid. p. 25.

* 383 Marcel Conche, Temps et destin, Paris, PUF, Coll. Perspectives critiques, 1992, p. 165.

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"L'ignorant affirme, le savant doute, le sage réfléchit"   Aristote