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L'art de la bifurcation : dichotomie, mythomanie et uchronie dans l'oeuvre d'Emmanuel Carrère

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par Mario Touzin
Université du Québec à Montréal - Maîtrise en Etudes Littéraires 2007
  

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2.6.4 Les mondes possibles dans L'adversaire

Mais l'uchronie, vous en conviendrez, n'est qu'une chimère, un fantasme. D'ailleurs, Denis Guiot, affirme que « l'uchronie ne saurait prétendre à la moindre parcelle de réalisme puisque, le temps de l'histoire étant linéaire, il ne peut exister qu'un seul passé, et il est immuable338(*) ». Quand bien même Jean-Claude Romand, confortablement assis dans sa cellule, voudrait changer le cours de l'histoire, revenir en arrière et refaire le passé, il serait utopique de sa part de simplement l'envisager.

« Ce qui est fait, ne peut être défait339(*) » nous confirme Carrère. Le passé reste immuable, on ne peut le changer. « Tout est possible avant le choix, écrit Jankélévitch, mais à partir de l'actualisation, la puissance devient impuissance devant l'impossibilité de n'avoir pas choisi ce qu'elle a choisi340(*). »

Dans une certaine mesure, nous sommes d'accord avec ce principe. Romand, selon toute vraisemblance, n'a pas su faire les bons choix. S'il avait passé son examen de médecine, il n'y aurait probablement pas eu de crime. Or, avec la bifurcation que son mensonge amène, nous sommes en présence de ce que Henri Poincaré va qualifier de théorie du chaos341(*). Ce point de bifurcation, cette divergence, à partir d'un événement minime (« Que son réveil n'ait pas sonné ou qu'il n'ait pas voulu l'entendre, il s'est levé trop tard pour passer une des épreuves de ses examens de seconde année342(*) »), va provoquer une succession d'événements et ceux-ci, en atteignant un point critique, vont prendre des proportions gigantesques : « Le matin du samedi 9 janvier 1993 [...] Jean-Claude Romand tuait sa femme et ses enfants343(*) ». À partir de ce point, toute prédiction quant à l'évolution des faits demeure impossible à déterminer (personne ne pouvait envisager un tel drame à partir d'une cause si anodine) : « ce n'était pas une catastrophe : il lui manquait seulement quelques points pour être admis344(*) ». On voit comment une petite incertitude sur la condition initiale donne, au bout d'un certain temps, une imprécision tout à fait inacceptable. De là vient la rencontre entre deux notions contradictoires : le déterminisme et le hasard, puisqu'une décision initiale purement déterministe a pu engendrer un véritable chaos après un certain laps de temps.

Ceci prouve bien qu'« on ne peut rien faire en vue de produire le passé tel qu'il a effectivement été plutôt que tel qu'il aurait dû être [et que] le passé est contrefactuellement indépendant de l'action présente345(*) ». Jean-Claude Romand ne s'est pas levé pour se rendre aux examens de médecine, c'est un état passé - un fait observable mais non modifiable - et nous n'y pouvons rien. Toutefois, plusieurs possibilités s'offraient à Romand afin de lui éviter d'engendrer le chaos qui le mènera au meurtre et ainsi modifier un état futur non encore observable. Romand n'avait effectivement plus aucun pouvoir de changer le passé tel qu'il avait été, mais il possédait toujours celui de modifier le futur en créant ou en introduisant une différence dans son monde, ne serait-ce que pour réparer un passé à tout jamais immuable. Car, comme le mentionne Pastor, dans son ouvrage sur la temporalité : « Ce qui est possible prend de l'ampleur au fur et à mesure que le temps et le nombre de paramètres augmentent346(*). » L'exemple que nous donne ici Carrère démontre bien tous les possibles envisageables à partir du point d'altération :

Si la puérilité même de son mensonge le rendait inavouable [...] il lui restait la ressource de [...] dire qu'il avait été collé. S'il n'osait pas plus [...] avouer un échec qu'une dérobade, celle d'aller trouver une autorité universitaire [...] et négocier un rattrapage [...] aurait été préférable à ce qu'il a fait347(*)...

La bifurcation a eu lieu, Romand a préféré rester au lit plutôt que d'aller aux examens de médecine, tout va s'enclencher et amener le protagoniste à générer une explosion. Pourtant, comme nous l'avons vu, les possibles sont infinis à partir du point d'altération. Romand se retrouvait donc devant de multiples possibilités afin de créer un futur autre que celui dont il sera l'auteur puisque, sans contester la linéarité de l'existence, celle-ci est sujette à de perpétuelles bifurcations dans le temps, et ces dernières proposent, à chaque état de choses, des possibles multiples qui feront en sorte de modifier le futur de façon constante. En empruntant les propos de Carrère, nous pourrions établir une analogie entre l'existence de Jean-Claude Romand, à partir du point d'altération, et la conception de l'histoire pour un uchroniste : « la trajectoire de l'uchroniste ne peut pas être une ligne, ralliant au plus vite le poteau d'arrivée. Elle est [...] une suite de points innombrables et, à partir de chacun de ses points, une multitude de possibles rayonne en liberté348(*) ». Il en est de même pour Renouvier quand il affirme que l'uchronie (historique et personnelle)

est permise à un certain point de vue, en raison de la facilité que la logique et la morale nous donnent de dichotomiser les résolutions humaines en les ramenant en chaque cas à la question de faire ou ne pas faire un acte défini. Mais, au vrai, les manières possibles d'agir sont multipliées et se croisent en bien des sens avant d'aller à un résultat net349(*).

Sacha Bourgeois-Gironde arrive à la même conclusion quand il confirme qu'« on ne peut pas changer le passé. Si une chose est arrivée, elle est arrivée et on ne peut faire en sorte qu'elle ne le soit pas350(*) », et Carrère, dans La classe de neige, réitère presque mot pour mot les propos de Bourgeois-Gironde concernant la fixité du passé : « C'est arrivé, on n'y peut rien, on ne peut rien y changer351(*) ». Néanmoins, le futur s'avère modifiable.

Nous voguons constamment entre plusieurs univers parallèles, et tout comme les personnages créés par Emmanuel Carrère, et principalement Jean-Claude Romand (puisqu'il s'agit d'un récit factuel), chacune de nos décisions prises suite à un événement déterminé peut nous conduire dans deux ou plusieurs situations aux conséquences différentes et qui connaîtront chacune une existence propre. Pastor se demande :

le possible se règle-t-il toujours sur un schéma temporel pré-établi ? Ne dit-on pas d'ailleurs qu'on manque d'imagination lorsqu'on se représente l'avenir sur le modèle exclusif du passé ? Ou bien encore sur ce que nous connaissons là au moment où nous parlons, sans présager de ce qui nous dépasse352(*).

Nous serions enclins à répondre oui et non. D'une part, il est vrai que tous les possibles sont tributaires, en quelque sorte, d'un schéma temporel déjà existant, puisque chacun de nos gestes est en rapport avec un passé ou un présent bien établis. Mais, d'autre part, il est primordial de bien comprendre qu'à l'inverse chaque état antérieur ou chaque état présent ne cautionne pas qu'une seule ligne de possible, mais bien plusieurs alternatives. Il serait donc fallacieux d'imaginer que chacun des futurs possibles soit en rapport avec un passé qui lui est propre puisque le passé cautionne un futur aux infinies possibilités. Le philosophe Michel Onfray appuie cette thèse lorsqu'il affirme que « les événements à venir sont forcément liés aux faits passés [mais] nous devons comprendre que, dans une large mesure, le futur est - en principe comme en pratique - totalement imprévisible353(*) ». Quant à L'adversaire, la preuve en est établie, Jean-Claude Romand n'avait plus aucun recours afin de changer l'état de fait qui avait enclenché le processus uchronique, le point d'altération, la bifurcation. Si tel avait été le cas, nous devrions user du « et si... il était devenu médecin » plutôt que du « comme si... il était devenu médecin ». Devant une telle éventualité, nous serions témoins d'une double uchronie, et par le fait même, l'invraisemblable histoire de Jean-Claude Romand n'aurait plus sa raison d'être. Cependant, tel n'est pas le cas ; le passé étant immuable, Romand a fait « comme si... ». Mais un fait demeure, le futur de Romand, tout en étant imprévisible, était modifiable à l'infini. À chaque instant de sa vie, il aurait pu modifier ce qui a été, mais il a préféré jouer le jeu jusqu'au tout dernier moment, jusqu'au dénouement fatal, jusqu'au point de non-retour...

Conclusion

Tout comme L'adversaire, les trois romans et la biographie de Dick présentent un univers uchronique où le réel et l'imaginaire s'entremêlent et où les protagonistes ne font plus la différence entre le vrai et le faux. Dans ce passé immuable (on ne peut « faire que n'ait pas été ce qui avait été354(*)»), une bifurcation a eu lieu, un point de divergence dans le cours de l'histoire des protagonistes, qui fait en sorte que leur futur n'est plus le même, leur avenir n'est plus ce qu'il aurait dû être, ou du moins... ce qu'il aurait pu être.

Comme nous avons pu le constater avec L'adversaire, la divergence, ou le point d'altération, peut toucher non seulement l'Histoire avec un grand « H », mais l'histoire d'un individu ou d'un groupe de personnes : on peut l'interpréter comme étant une uchronie personnelle. Elle se caractérise par un bouleversement, non de l'Histoire, mais de l'existence propre à chacun de nous. D'ailleurs, l'uchronie ne fait-elle pas partie de nos vies, de façon quotidienne ? N'avons-nous jamais dit : « Ah ! Si j'avais su, j'aurais fait... ». Là, tapie dans l'ombre, ne peut-on déceler quelques traces d'uchronie ? Emmanuel Carrère, qui a déjà énoncé que l'uchronie n'est qu'un jeu de l'esprit, affirme « qu'on peut [y] jouer en se servant de l'histoire universelle ou de chaque instant de sa propre vie355(*)». C'est ce qui est au coeur des oeuvres d'Emmanuel Carrère et, qui plus est, de L'adversaire.

Les psychiatres Denis Toutenu et Daniel Settelen, chargés d'étudier le cas Romand, en sont arrivés à la conclusion que « Romand fonctionn[ait] dans le «comme si». [Qu']il viv[ait] comme s'il était en couple. [Qu']il se comport[ait] comme s'il était père356(*) ». Cela démontre, dans un certain sens, que Romand ne parvenait plus à faire la distinction entre le réel et l'imaginaire. Il semblait vivre dans un monde parallèle, un univers bien à lui. En fait, une très large partie de l'existence de Jean-Claude Romand prenait forme dans une structure du monde autre que celle que nous connaissons. De là le concept uchronique : Romand faisait « comme si... ». Comme s'il était devenu médecin, comme s'il ne mentait pas, comme s'il n'arnaquait personne, etc.

Pour emprunter les propos d'Emmanuel Carrère, ce qui va propulser les personnages de ses romans dans un univers uchronique et pour la plupart vers un point de non-retour, c'est que « l'ordre du monde [a] subi un dérèglement à la fois abominable et discret357(*) ». Quant à Jean-Claude Romand, ce maître de l'imposture va tout simplement créer sa propre uchronie en

cré[ant] un monde, crédible et vraisemblable, dans lequel il est non pas ce qu'il est véritablement devenu, mais ce qu'il aurait dû devenir [faisant] co-exister dans un même espace, dans une même réalité historique et sociale, deux univers antithétiques : l'un où il est médecin à carrière internationale, l'autre où il n'est rien, rien d'autre qu'un sujet errant dans un labyrinthe aussi vaste que le monde358(*).

* 338 Guiot, loc. cit., p. 28.

* 339 Carrère, Le détroit de Béhring, op. cit., p. 52.

* 340 Ibid., Emmanuel Carrère cite Vladimir Jankélévitch, p. 52-53.

* 341 Mis en évidence par « l'effet papillon » de Edward Lorenz selon lequel « Le battement d'ailes d'un papillon peut provoquer une tempête aux antipodes. »

* 342 Carrère, L'adversaire, op. cit., p. 68.

* 343 Ibid., p. 9.

* 344 Ibid., p. 68.

* 345 Bourgeois-Gironde, op. cit., p. 61.

* 346 Jean-Philippe Pastor, Devenir et temporalité : Les créations possibles chez Cornélius Castoriadis, Paris, Moon Stone, 2003, p. 31.

* 347 Carrère, L'adversaire, op. cit., p. 76.

* 348 Carrère, Le détroit de Béhring, op. cit., p. 91.

* 349 Renouvier, op. cit., p. 468.

* 350 Bourgeois-Gironde, op. cit., p. 85.

* 351 Carrère, La classe de neige, op. cit., p. 109.

* 352 Pastor, op. cit., p. 90.

* 353 Michel Onfray, Antimanuel de philosophie : Leçons socratiques et alternatives, Paris, Bréal, 2002, p. 215.

* 354 Carrère, Le détroit de Béhring, op. cit., p. 144.

* 355 Ibid., p. 107.

* 356 Toutenu et Settelen, op. cit., p. 66.

* 357 Carrère, La moustache, op. cit., p. 145.

* 358 Gervais, op. cit., p. 119.

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"Nous voulons explorer la bonté contrée énorme où tout se tait"   Appolinaire