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L'art de la bifurcation : dichotomie, mythomanie et uchronie dans l'oeuvre d'Emmanuel Carrère

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par Mario Touzin
Université du Québec à Montréal - Maîtrise en Etudes Littéraires 2007
  

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2.6.2 Le « et si... » dans L'adversaire

Par conséquent, avec Carrère, nous passons d'un mode conditionnel avec le « et si... » à un mode circonstanciel avec le « comme si... ». En effet, dans La moustache, le protagoniste n'a d'autres choix de faire comme s'il s'était réellement rasé la moustache ; dans La classe de neige, le jeune Nicolas, en créant un monde imaginaire, va faire comme si... tout était réel. Dans L'adversaire, Carrère fera du mode circonstanciel l'une des pierres angulaires de son récit. « Parce que cela s'est passé ou parce que, le temps de la lecture, on fait comme si328(*) », Jean-Claude Romand, en jouant le rôle du médecin pendant près de 20 ans, a fait « comme si... ».

Même Carrère se prêtera à ce petit jeu uchronique : suite à sa lettre envoyée à Jean-Claude Romand pour lui proposer d'écrire son histoire, Carrère se demande, « [et] si par extraordinaire Romand accepte de me parler [et] si le juge d'instruction, le Parquet ou son avocat ne s'y opposent pas [et] si, comme il est plus probable, Romand ne me répond pas, j'écrirai un roman «inspiré» de cette affaire329(*)... » C'est d'ailleurs ce que fera Carrère avec La classe de neige.

De par la présence répétée du mode conditionnel dans le récit L'adversaire, Emmanuel Carrère démontre bien toute l'importance accordée, en matière d'uchronie, à cette question centrale qu'est le « et si... ». Et si... Romand n'avait pas menti ? Et si... il n'avait pas tué toute sa famille ? Et si... il était allé passer l'examen de deuxième année de médecine ? Et si... il avait passé le concours des Eaux et forêts ? Et si... il avait tout avoué ? Et si... les gens qui le connaissaient avaient été moins crédules, plus curieux ? Et si... tout cela avait eu lieu, le cours de l'histoire, du moins celle de Jean-Claude Romand et de certaines autres personnes, aurait été changé. Mais alors, force est de constater que la structure du monde uchronique présente dans L'adversaire ne saurait pas advenue. Malgré la présence du « et si...», démontrant plutôt une vision hypothétique, transitive et fictionnelle du récit, cela ne change rien à l'emploi du « comme si », qui tend plutôt à démontrer une vision authentique, réflexive et factuelle du récit. Or, le « comme si » s'avère être le point d'ancrage de cette structure de monde uchronique présente dans L'adversaire.

2.6.3 Hasard et déterminisme dans L'adversaire

Lorsque l'on aborde l'hypothèse des possibles parmi les possibles, comme ce fut le cas dans le chapitre précédent, on ne peut faire abstraction de la question du hasard et du déterminisme. Mais qu'en est-il vraiment du hasard dans l'oeuvre de Carrère ? Et en quoi va-t-il servir ses protagonistes ? Comme nous l'avons déjà dit, et principalement lorsqu'il est question d'uchronie, on ne peut passer outre les infinis possibles liés au hasard.

Avec L'adversaire, il est clair que le hasard a joué un rôle déterminant dans la vie de Jean-Claude Romand. Sans les improbables et innombrables concours de circonstances, Romand n'aurait jamais été en mesure de mentir pendant une si longue période. Peut-on parler de chance inouïe ? Il faudrait presque parler de « miracle », tant les lois de la probabilité étaient largement en sa défaveur. On ne peut que rester perplexe devant le fait que personne ne s'est aperçu qu'il mentait effrontément !

Romand va passer toute sa vie à attendre dans l'angoisse le moment où il devra rendre des comptes et où il sera contraint de se suicider : « cent fois un miracle, ou le hasard, l'y avait fait échapper330(*) », lit-on dans L'adversaire. Romand semble donc assujetti à une série de hasards qui font de lui le « héros d'une tragédie, poussé par une fatalité obscure331(*) ». Annie Oliver, dans son essai sur L'adversaire, dira à propos du hasard que :

toutes les rencontres qui auraient pu démasquer l'imposteur ne se sont jamais produites. Le hasard, la coïncidence, le destin, peut-être, ont joué un tel rôle dans le cours des événements, que l'énigme de la non-découverte des mensonges de Romand devient une question centrale332(*)...

C'est d'ailleurs ce qui va particulièrement intriguer Emmanuel Carrère et le forcer à écrire sur le sujet. En effet, dans l'affaire Romand, ce n'est pas l'assassinat de toute la famille qui étonne le plus mais le fait que Romand ait pu mentir pendant dix-huit ans sans que ni l'administration, universitaire ou fiscale, ni ses proches ne pensent une seule fois à vérifier ses dires, sans que le moindre hasard ne le démasque. Telle est la véritable « énigme » de cette histoire.

On peut dès lors supposer qu'Emmanuel Carrère se soit demandé en quoi l'existence de Romand était préalablement déterminée. Et comment faire la part des choses entre le déterminisme et le libre arbitre, entre la causalité et la contingence dans ce qu'il est convenu d'appeler « le destin tragique de Jean-Claude Romand » ? Tout d'abord, il nous semble évident que les causes de ses choix ont, dans une large mesure, inévitablement amené l'effet prévu. Par exemple, lorsque Romand a fait le choix de mentir à tous, il devenait inéluctable que l'effet de cette cause soit négatif à long terme et que cela appelle une fin attendue : « Il savait que son histoire à lui ne pouvait pas bien finir333(*) » et « sans savoir d'où le premier coup allait venir, il savait que la curée approchait334(*) ». Fatalisme ou déterminisme ? Peu importe, Romand sait très bien que l'effet suit la cause et que le hasard et les lois de la probabilité vont finir par jouer. D'ailleurs, Clément Rosset, lorsqu'il nous dit qu' « il est certain qu'on n'échappe pas au destin qui fait que le soi est le soi, et que l'unique est l'unique. [Et qu'] on sera donc soi, de toute façon335(*) », met de l'avant l'hypothèse que Jean-Claude Romand ne pouvait éternellement échapper à son propre destin, qu'il devait un jour ou l'autre faire face à l'adversité, malheureusement au détriment de plusieurs membres de sa famille. Toutefois, Rosset allègue que, dans tout destin, « deux itinéraires sont [...] possibles : le simple, qui consiste à accepter la chose [et] le compliqué, qui consiste à la refuser336(*)... » Romand a également eu à faire ce choix puisque « d'un côté s'ouvrait le chemin normal [et] de l'autre, ce chemin tortueux du mensonge337(*)». Romand a opté pour le second choix ; il a préféré compliquer la situation en refusant le destin qui lui était dévolu.

* 328 Carrère, Le détroit de Béhring, op. cit., p. 107.

* 329 Carrère, L'adversaire, op. cit., p. 37.

* 330 Ibid., p. 135.

* 331 Ibid., p. 108.

* 332 Oliver, op. cit., p. 65.

* 333 Carrère, L'adversaire, op. cit., p. 100.

* 334 Ibid., p. 148.

* 335 Rosset, op. cit., p. 96.

* 336 Ibid.

* 337 Carrère, L'adversaire, op. cit., p. 76.

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