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L'art de la bifurcation : dichotomie, mythomanie et uchronie dans l'oeuvre d'Emmanuel Carrère

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par Mario Touzin
Université du Québec à Montréal - Maîtrise en Etudes Littéraires 2007
  

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2.6.1 La fausse réalité dans L'adversaire

Cette situation nous amène à examiner la présence du faux, de l'illusion, de la tromperie dans L'adversaire. C'est ce que nous nommons « fausse réalité ». Chacun des personnages du récit seront bernés. Ce qu'ils croyaient véridique va s'avérer faux. Toute la vie de Jean-Claude Romand est un leurre et les gens qui auront eu une confiance aveugle en lui auront à payer de leur vie ou à vivre avec l'idée d'avoir été dupés, mystifiés, trahis.

Pour faire la preuve de cette fausse réalité, Carrère raconte qu'un jour, pendant l'écriture de L'adversaire, il a lu « qu'une photo de grand format représentant [l'OMS] était encadrée au mur du salon où [Jean-Claude Romand] a tué sa mère. [Sur cette photo] une croix marquait, sur la façade, la fenêtre de son bureau316(*) ». Tout semble véridique, mais a posteriori nous savons qu'il n'en est rien, puisque Romand n'a jamais travaillé pour l'OMS. Toujours selon Bertrand Gervais, les proches de Jean-Claude Romand ont été bernés : « Le monde réel, le monde des sensations n'est qu'un écran de fumée qui maintient dans l'aliénation ses sujets. Ce qu'ils pensent vivre n'est qu'une illusion préparée à leur intention317(*). » Sur ce point, Jean Baudrillard va encore plus loin - et nous sommes proche, ici, de la pensée de l'auteur américain Philip K. Dick -, disant en effet que : « la réalité est une illusion, et toute pensée doit chercher d'abord à la démasquer [...] C'est le monde lui-même qui doit se révéler non comme vérité, mais comme illusion318(*) ».

Nous avons mentionné que Carrère n'est pour rien dans l'uchronie présente dans L'adversaire, puisque c'est Romand qui en est l'auteur. Toutefois, Carrère va quelque peu jongler avec ce concept. Comme tout bon auteur d'uchronie, il spécule. Et si le soir du meurtre de sa femme, suppose Carrère, une querelle avait éclaté entre Romand et son épouse ? Et si après que celle-ci lui ait dit avoir découvert ses mensonges il avait décidé de la tuer ? Ce scénario est parfaitement plausible et, qui plus est, fort probable, mais il n'y a pas de témoin : Florence est morte et Romand, quant à lui, répond qu'il ne se souvient de rien :

Je ne peux pas dire avec certitude qu'elle n'a pas eu lieu, mais je ne me la rappelle pas [...] Je suis incapable de dire ce qui s'est passé entre le moment où je consolais Florence sur le canapé et celui où je me suis réveillé avec le rouleau à pâtisserie taché de sang entre les mains319(*).

Ainsi, Carrère imagine ce qui a pu se passer. Il met en scène des scénarios vraisemblables pour combler les vides laissés par Romand. Mais comme le souligne Annie Oliver : « [...] c'est là un travail d'un romancier et non de biographe.320(*) » Il va de soi qu'il n'est pas question ici d'une uchronie au sens propre puisqu'elle n'implique pas un événement public. Alors en quoi la « possible » querelle du couple Romand peut-elle être considérée comme une uchronie ? Tout simplement, comme le souligne Pierre Versins, parce « le nombre des causes découpables est infini, pour la seule raison que la compréhension causale sublunaire, autrement dit l'histoire, est description et que le nombre de descriptions possible d'un même événement est indéfini321(*). » En d'autres mots, tous les possibles demeurent possibles. Chaque événement pourrait avoir été autre.

Nicolas Boileau écrit dans son Art poétique : « Le vrai peut quelquefois n'être pas vraisemblable322(*) » et les exemples tirés de cette maxime abondent dans ce récit factuel qu'est L'adversaire. Toujours selon Annie Oliver, « Le faux docteur Romand, si proche, était plus crédible que le Romand menteur, escroc et assassin323(*). » Carrère, quant à lui, confirme en quelque sorte ces dires, car selon lui, « sous le faux docteur Romand il n'y avait pas de vrai Jean-Claude Romand324(*) ». Quand son plus fidèle ami, Luc Ladmiral, nous dit que « leurs vies se ressemblaient [et que] Jean-Claude était devenu une sommité de la recherche, fréquentant des ministres et courant les colloques internationaux325(*)... », tout n'est que falsification. Tout semble vrai, mais tout est faux. Quant à la mort providentielle de Pierre Crolet, beau-père de Jean-Claude Romand, alors que celui-ci « est tombé dans l'escalier de sa maison où il se trouvait seul avec son gendre326(*) », personne, à part Romand bien sûr, ne peut être certain des faits, bien qu'il soit peu probable qu'il s'agisse d'une pure coïncidence. Évidemment, qu'il soit responsable ou non du décès de M. Crolet ne change rien à l'histoire. Toutefois, si le père de Florence n'était pas mort, tout aurait pu être très différent. Il aurait insisté pour récupérer une partie de son argent, prétendument placé dans un compte bancaire en Suisse, aurait demandé des comptes à son gendre et ce dernier, incapable de lui rendre son argent, aurait peut-être été dans l'obligation d'avouer. Par conséquent, tous les événements ultérieurs (les meurtres) n'auraient probablement pas eu lieu. Il va de soi, qu'ici, tout comme le fait Carrère, nous spéculons, mais c'est bien ce que font les uchronistes : ils spéculent sur les probabilités, sur les diverses plausibilités, sur les nombreux et presque infinis possibles d'un passé autre que le nôtre, autre que celui que l'on connaît. Comme l'affirme Denis Guiot, dans son article sur l'uchronie :

Il est un fait que nous ne pouvons agir sur ce qui a été. Tout au plus, dans sa tentative d'explicitation du passé, l'historien peut faire varier certains paramètres et imaginer ce qui aurait pu se passer. Car l'intérêt que l'on porte à l'histoire est tout soutenu du sentiment que les choses eussent pu être autres327(*).

* 316 Carrère, L'Adversaire, op. cit., p. 45.

* 317 Gervais, op. cit., p. 122.

* 318 Jean Baudrillard, La pensée radicale, Paris, Sens & Tonka , Coll. Morsure, 1994, p. 19.

* 319 Carrère, L'adversaire, op. cit., p. 161.

* 320 Oliver, op. cit., p. 17.

* 321 Versins, op. cit., p. 907.

* 322 Nicolas Boileau, L'Art poétique, Paris, Bordas, 1984 [1676], p. 28.

* 323 Oliver, op. cit., p. 11.

* 324 Carrère, L'adversaire, op. cit., p. 99-100.

* 325 Ibid., p. 13.

* 326 Ibid., p. 107.

* 327 Guiot, op. cit., p. 27.

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