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Le Paris souterrain dans la littérature


par Céline Knidler
Université Paris IV Sorbonne
Traductions: Original: fr Source:

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II) La représentation de Paris : une image double.

Paris est une ville. Paris est une capitale. Paris est un mythe. Et Paris est une personne. Pourquoi cette tendance des écrivains, à partir du 19ème siècle à personnifier la ville lumière ? Parce qu'elle rayonne sans doute. Parce qu'elle séduit comme une femme, surprend comme une personne, parce qu'elle vit, tout simplement. Or, si Paris a une vie propre, elle possède donc les moyens nécessaires à sa survie. Les hommes ont un coeur. Paris en trouve un. Disons, la bourse de Paris. Les hommes ont du sang dans les veines. Paris en a également : ce sont les milliers de passants qui circulent dans ses artères. Les hommes ont un estomac, un intestin. Et Paris ?

1) ecce Paris, ecce homo

a) La personnification de Paris

« L'intestin de Léviathan » :

Tel est le titre d'un des chapitres des Misérables de Victor Hugo. A quoi fait-il donc référence ? Aux égouts, bien évidemment. Car les égouts sont ici assimilés à des organes. Maxime Du Camp a consacré un ouvrage entier à la description de la capitale, ouvrage qu'il a intitulé : Paris, sa vie, ses organes et ses fonctions. Le titre est révélateur. Qu'est-ce qu'un organe sinon l'élément vital d'un corps vivant ?

Dans sa préface, Maxime Du Camp écrit : « Paris étant un grand corps, j'ai essayé d'en faire l'anatomie. Toute mon ambition est d'apprendre au Parisien comment il vit et en vertu de quelles lois physiques fonctionnent les organes administratifs dont il se sert à toute minute sans avoir jamais pensé à étudier les différents rouages d'un si vaste, d'un si ingénieux mécanisme. [...] Paris trouve en abondance tout ce qui concourt au développement de sa vie physique et de sa vie intellectuelle. Il peut manger, boire, se promener, se baigner, fumer, aller au spectacle. » Paris et le Parisien ne font donc qu'un : Paris fait le Parisien et le Parisien est Paris.

Très tôt cependant, la personnification de Paris va perdre de sa superbe et la capitale va être comparée à un monstre. Elle va devenir le « colosse endormi » du prince Schwarzenberg81(*). Et pour cause : le 19ème siècle, c'est le début de l'ère industrielle, l'ère du progrès, de la pleine croissance. Les patrons ont besoin de machines qui ont besoin de bras. L'exode rural explose. Paris attire dans son ventre les espérances de conquête, de fortune. « Tout ce monde criait intérieurement : Paris ! Paris ! Tous criaient : Fortunes, honneurs, argent ! Et le train qui les renfermait rencontrait d'autres trains immenses chargés de vin, d'animaux, de légumes, de farines, de denrées de toute espèce, que l'ogre de Paris, qui a faim d'hommes, de femmes, de jeunes gens, de jeunes filles et d'enfants, allait avaler d'un bouchée. »82(*) Voilà sur quelle image s'achève La mascarade de la vie Parisienne de Champfleury.

Mais il lui faut donc digérer tout ce monde. L'ogre Paris est donc doté d'un intestin, et pour le trouver, il faut creuser, sous « le ventre de Paris », pour reprendre la terminologie de Zola, dans ses souterrains. Victor Hugo reprend cette idée du monstre qui digère. « Rien n'égalait l'horreur de cette vieille crypte exutoire, appareil digestif de Léviathan »83(*) dans lequel les coups de feu deviennent les « borborygmes de ce boyau titanique »84(*). Tantôt catacombes, ils digèrent les morts, tantôt égouts, ils digèrent l'ordure.

L'opéra Garnier :

Si nous appliquons cette attitude anthropomorphique à l'opéra Garnier qui intéresse tout particulièrement une de nos oeuvres, nous pourrons relever une particularité, que l'on pourra discuter certes, mais qui paraît après réflexion, tout à fait probable. L'Opéra Garnier, dans son architecture et dans son aura, est un concentré de Paris, et, à la lumière du chapitre précédent, un concentré de l'être humain.

Expliquons-nous. Nous avons parlé de Paris et de l'ouvrage de Maxime Du Camp « Paris, sa vie, ses organes et ses fonctions ». Appliquons cette même théorie à l'opéra Garnier. Si l'on dissèque le monument, qu'observons-nous ? Sa façade est son sourire, son paraître, l'image que tout un chacun renvoie de sa personnalité. Sa scène est son intimité, livrée aux cercles des heureux élus, des amis. Ses couloirs sont ses vaisseaux sanguins, sa direction est sa tête pensante, son centre nerveux, ses salles de danses, son coeur qui bat. Les salles des machines sont les multiples rouages qui lui permettent la vie, ses organes vitaux plus simplement. L'Opéra a d'un côté la tête dans les étoiles, sur son dôme de zinc, dans la salle de danse sous ses toits. C'est l'élévation de son âme, c'est le sublime. De l'autre, l'Opéra a les pieds dans l'eau de ses souterrains. C'est son inconscient, ce qu'il voudrait bien cacher. C'est l'eau noire de son lac et de ses cauchemars. Ce sont les caves où furent assassinés les communards. Ce sont les pulsions que l'on voudrait bien enterrer.

Quoi de plus complet que ce microcosme purement symbolique ? L'Opéra Garnier a les pieds enracinés dans le plus profond de la terre quand sa tête va chatouiller les nuages. Inconscient quasi inaccessible si ce n'est au prix de maints efforts, surmoi difficile à atteindre, hall d'entrée luxuriant comme un sourire d'accueil et qui dissimule ces coulisses : l'Opéra a tout d'un être humain. Naturellement disposé à l'art, ici la danse et la musique dont les notes s'élèvent jusqu'à sa coupole, il a les pieds dans les sous-sols ténébreux, plongés dans une eau croupie qui a servi de refuge à bien des légendes. Ne dit-on pas que les contes et légendes sont les vestiges de l'inconscient collectif ?

Toujours est-il que voilà bien des contrastes pour un tel monument. Mais n'est-ce pas le reflet même de l'individu, ni bon, ni méchant, loin de tout manichéisme ? C'est ce qu'entend exprimer le traité de Nietzsche intitulé « Par-delà bien et mal » : l'âme humaine est complexe et ne peut se réduire à une simple opposition. Car les degrés de conscience se mélangent et brouillent les pistes. Or, si les souterrains de l'Opéra Garnier sont la métaphore de notre inconscient, par extension, les souterrains de Paris le sont aussi, l'inconscient du Paris-personne. Et pour cause, « Paris n'est-ce pas le cerveau qui pense, qui délibère, qui agit ? [...] la province suivra Paris. ». Mieux encore, les souterrains de Paris sont la métaphore de l'inconscient de la France entière... et pourquoi pas, même, du monde entier, puisque Paris concentre l'humanité ? « Paris est un, pour cette raison qu'il est le diminutif, le résumé, la réduction complète et rigoureusement exacte du monde, et que le monde est un. Il n'y a en cet univers de parfaitement UN que le monde et Paris. »85(*). Si Paul Féval le dit...

Et Louis-Sébastien Mercier de renchérir : « Paris est un gouffre où se fond l'espèce humaine. », car, selon lui, on « peut parvenir à la connaissance entière du genre humain, en étudiant les individus qui fourmillent dans cette immense capitale. »86(*). On trouve de tout à Paris, Paris la gigantesque, « la ville [qui] écrase les personnages. Elle les enfonce. Jusqu'à des profondeurs sans nom. Jusqu'au plus profond d'elle-même, là-bas en bas : au trente-sixième dessous. Elle y entraîne les plus faibles. Elle les ensevelit. Alors se révèle toute l'ampleur du piège. Le trou, la fosse. Car elle n'est pas lisse, cette ville. Elle est creusée. On y descend, on s'y débat, on peut s'y enterrer irrémédiablement. »87(*). Voilà donc l'intérêt profond, et c'est le cas de le dire, d'avoir choisi le souterrain urbain pour cette étude. Voilà comment, en partant d'une restriction, nous parvenons à un résultat plus exhaustif.

* 81 Evoqué par Maxime Du Camp, Paris, ses organes, ses fonctions et sa vie dans la seconde moitié du XIXème siècle, (Paris, Hachette, 1874), vol.1, p. 8

* 82 Champfleury (Jules-François-Félix Husson), La Mascarade de la vie Parisienne, (Paris, A. Bourdilliat et Cie, 1860) p.463

* 83 Victor Hugo, Les Misérables, (Paris, Librairie Hachette et Cie, 1875), V,II, 4

* 84 Ibid., V, III, 2

* 85 Paul Féval, Les Nuits de Paris, drames et récits modernes, (Paris, administration des publications populaires, 1851), vol. 1, p. X

* 86 Louis-Sébastien Mercier, Tableau de Paris, (Paris, Mercure de France, 1994), p.23

* 87 Jean-Noël Blanc, Polarville : images de la ville dans le roman policier, (Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1991), p.84

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