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Crimes sexuels sur enfants en Indre-et-Loire à  la fin du XIXème siècle

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par Timothée Papin
Université François-Rabelais (Tours) - Master 2 Histoire contemporaine 2011
  

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Chapitre II : Protection de la victime ou de sa propre tranquillité ?

« *...+ Il y a des atteintes a l'honneur, qui sont plus redoutées que les atteintes a la vie. »431

Le code pénal assure la répression d'un acte mais celle-ci apparaît éloignée des préoccupations quotidiennes de la population. Celles-ci vont plutôt aux protagonistes de l'affaire, la victime comme l'accusé. A ceci près que par son jeune âge, l'enfant abusé doit être protégé de l'extérieur afin de prévenir les retombées néfastes qu'ont régulièrement ce genre de procès.

La peur d'une « double peine » : stratégies de défense de l'honneur de la victime

Le sentiment de culpabilité et de honte est inhérent à ce genre de crime, mais il est d'une ampleur bien plus conséquente lorsqu'il est placé dans le contexte de la communauté, souvent villageoise. Ainsi, les trois termes qui reviennent le plus souvent pour expliquer les réticences des parents à porter plainte sont, par ordre de récurrence : la honte, le scandale, et enfin l'honneur de la victime. Ambroise-Rendu donne une excellente définition de ces craintes : « Dénoncer c'est donner une consistance, verbale d'abord, judiciaire ensuite, a un évènement souvent furtif et dont les enfants et parents peuvent espérer qu'il sombrera dans la trappe de l'oubli. C'est exposer la victime au déshonneur, à la honte, à la suspicion et parfois même a l'opprobre »432. On craint donc que l'enfant soit non seulement victime du crime, mais également de la situation qui en découle. Qui plus est celle-ci est logiquement bien plus longue que la première. Une des nombreuses particularités des crimes sexuels consiste dans le fait qu'ils sont bien plus nuisibles a la réputation de la victime qu'à celle de l'agresseur433. « *...+ Ça ne vous

431 Alfred BERTAULD, Cours de code pénal et leçons de législation criminelle (2ème édition), Paris, Cosse et Marchal, 1864, p. 349.

432 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 79.

433 Marie-Thérèse COENEN, Corps de femmes : sexualité et contrôle social, Bruxelles, De Boeck et Larcier, 2002, p.74.

avantagerait pas beaucoup », déclare à la victime un maire arrangeant qui conseille de régler l'affaire a l'amiable434.

Cette notoriété malheureuse peut mettre en péril l'avenir de la jeune fille, car elle sera immanquablement un frein à la rencontre du futur mari. Si bien qu'il n'est pas rare de voir les victimes s'en aller de leur propre chef, souvent en s'engageant comme domestique dans une grande ville, afin d'éviter d'avoir a subir toute leur vie les conséquences d'un fait dont elles ne sont pas a blâmer. Les victimes n'en sont pas les seules conscientes, le père d'une jeune fille déclarant n'avoir pas porté plainte par peur que ces aveux entraînent sa fille à quitter la commune435. Il a tout de même averti la gendarmerie tout en demandant de ne pas faire de rapport.

La situation des parents est assez inconfortable, car ce que la justice considère comme une mesure de protection de l'enfance, a savoir réprimer les abus sexuels commis sur celle-ci, ils ne la partagent pas forcément. Naturellement, ils ne conçoivent pas la portée universelle et préventive qui est celle de la répression pénale, eux replacent le crime dans son contexte local. La nécessaire publicité d'un procès va a l'encontre de la préservation de la réputation de la victime. C'est ce qu'exprime le gendre d'un suspect, qui se déplace chez les parents d'une des victimes et leur demande de ne rien dire car selon lui ils auraient autant de tort que l'accusé436. Réflexion similaire chez une mère qui avoue avoir été contrariée par le fait que les gendarmes aient été interroger sa fille a l'école : elle a eu peur qu'on croit que son enfant avait fait quelque chose de répréhensible437. La peur de ces néfastes retombées pousse les parents à exiger le silence de la part de leurs enfants abusés, et il faut alors la perspicacité des gendarmes pour repérer la manoeuvre. Sans qu'on lui pose la moindre question, une fillette de quatre ans répond que l'accusé ne l'a pas touchée438. Le brigadier note alors : « Ces paroles ne pouvant nous laisser à douter qu'elle avait été victime d'attouchements, nous lui avons dit que c'était, sans doute, son papa qui lui avait dit de nous dire cela ~. L'habilité du gendarme encourage les aveux de

434 ADI&L, 2U, 624, affaire Arnault.

435 ADI&L, 2U, 713, affaire Tricoche.

436 ADI&L, 2U, 744, affaire Poirier.

437 ADI&L, 2U, 700, affaire Clisson.

438 ADI&L, 2U, 713, affaire Champigny.

la petite, signe qu'un vocabulaire et une démarche adaptés aux spécificités de l'enfant est indispensable, nous aurons l'occasion d'en reparler.

Elle met également en péril les liens de sociabilité que sont le voisinage ou le village439. Celle-ci est tellement primordiale qu'une mère regrette que l'affaire se soit ébruitée, et confie au juge d'instruction : « Je donnerais bien dix francs pour que cette affaire n'ait pas eu lieu »440. Dans un seul dossier nous avons la trace d'une mère qui regrette de ne pas avoir porté plainte plus tôt441. Un élément toutefois peut faire office de catalyseur en atténuant les effets négatifs d'un procès, ou plutôt en les répartissant entre plusieurs victimes : ainsi, une mère ne s'est décidée a porter plainte que lorsqu'elle a appris l'existence de deux autres victimes442. Plus leur nombre est conséquent, plus la population semble les prendre en considération. Une victime isolée peut entraîner la suspicion sur sa personne, quand il y en a plusieurs, les soupçons changent de cible.

En second lieu, les parents ou les maîtres ne portent pas plainte car l'enfant ne porte pas de traces physiques de l'attentat, ne ressent aucune douleur, et ne saigne pas. Un maire étend même ses prérogatives et demande au garde-champêtre d'aller voir si la victime a des dommages physiques, si elle n'en a pas on laissera l'affaire tranquille443. Un témoin déclare : « N'ayant aucune preuve matérielle de ces faits, je n'en ai jamais parlé *
·
·
·+ »444. Il est des parents pour se contenter de soigner l'enfant, le plus souvent avec de la fécule de pomme de terre445. Nombreux sont les parents à examiner en premier la jeune victime, mais leur manque de connaissances peut les amener à un mauvais diagnostic, ne constatant pas de traces de l'agression ils passent a autre chose. Dans une moindre proportion, ils emmènent leur enfant chez le médecin le plus proche. Cette confiance dans la science peut paradoxalement les mener a abandonner l'idée de poursuites en justice : une mère veut requérir l'avis du praticien, malheureusement il n'est pas là, alors

439 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 80.

440 ADI&L, 2U, 624, affaire Arnault.

441 ADI&L, 2U, 613, affaire Cathelin.

442 ADI&L, 2U, 647, affaire Ligeard. Dans une autre affaire, c'est la victime qui, apprenant qu'elle n'était pas la seule dans ce cas, a enfin prévenu sa mère. (ADI&L, 2U, 643, affaire Ouvrard)

443 ADI&L, 2U, 624, affaire Arnault.

444 ADI&L, 2U, 732, affaire Chaboureau.

445 Dans des dossiers différents on trouve mention de beurre pour les petites filles, et de décoction de guimauve pour les garçons.

l'affaire ne va pas plus loin pour l'instant446. Une autre a la malchance de croiser le chemin d'un médecin qui refuse la victime car sa mère n'a pas de quoi payer la consultation. Il est vrai que beaucoup de parents veulent être assurés de l'authenticité des faits, car ils ont peur d'un acquittement qui entraîne une condamnation aux dépens447.

Les femmes sont victimes de la dépréciation de leur autorité dans la famille. Selon le code civil, elles doivent être soumises à leur mari, avec pour conséquence pour certaines d'entre elles une atrophie de leur capacité à prendre leurs responsabilités. Cette hésitation peut avoir de lourdes conséquences dans des affaires où les séquelles physiques sont une preuve d'importance. Nous avons donc l'exemple de deux femmes qui, mises au courant des attouchements subis par leur fille, ont pris le parti de différer leur plainte, attendant l'avis de leur mari parti aux moissons. L'une d'elle va jusqu'à déclarer : « Sans cela je n'aurais jamais osé agir moi-même »448. On note qu'elles semblent attendre de la fermeté de la part de leur mari, plaçant le destin de leur fille entre les bras d'un mari qui, elles l'espèrent, saura se montrer viril et a la hauteur. L'une d'elles confie, quelque peu dépassée par les évènements : « Je me demande ce que va dire mon mari, absent, en apprenant ce qui vient de se passer »449.

Les divergences d'attitudes entre les deux sexes, en ce qui concerne la dénonciation, ne s'arrêtent pas là : dans la seconde moitié du XIXème siècle, les femmes sont légèrement plus nombreuses à dénoncer les faits dont leur enfant a été victime450. En premier lieu, il faut souligner qu'elles ont un taux d'activité presque deux fois moindre que celui des hommes451. Cette présence à la maison ou au milieu de la proche communauté permet de mieux surveiller les enfants, que ce soient les siens ou ceux des autres. Il est vrai aussi que la circulation de l'information, en particulier ce qui a trait aux moeurs, a l'intime, est

446 ADI&L, 2U, 688, affaire Champigny.

447 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 79. Le plaignant doit payer les frais de justice liés a l'instruction, au procès, etc.

448 ADI&L, 2U, 605, affaire Bailleux.

449 ADI&L, 2U, 713, affaire Tricoche.

450 COENEN (2002), p.76.

451 Claire FREDJ, La France au XIXème siècle, Paris, Presses universitaires de France, 2009, p. 103. Les chiffres sont de 67% contre 36%, pour l'année 1911.

plus rapide entre femmes, même s'il s'agit le plus souvent de « on-dit »452. a La société traditionnelle confie à la femme la parole sur les sujets personnels, presque tabous, qui mettent le corps en jeu », affirme Martine Segalen453. Elles sont en quelque sorte les a gardiennes de la morale sexuelle » et sont par conséquent plus attentives à ce qui se dit à ce sujet454. Si elles sont surreprésentées dans les témoignages, c'est qu'elles se montrent plus volubiles, complexes mais précises455. Toutefois, elles privilégient le maire ou le curé, tandis que les pères se tournent plus naturellement vers les autorités compétentes, principalement les forces de l'ordre. Dans le département, nous avons recensé deux fois plus de pères que de mères allant à la gendarmerie ou la police, et la situation est exactement inverse quand il s'agit de dénonciations auprès du maire. Bien que cela n'explique pas ces divergences entre sexes, il faut souligner que la gendarmerie n'est pas présente dans l'ensemble des communes françaises. Lors du recensement de 1882, on en dénombre plus de 36 000, pour environ 21 000 gendarmes, qui est chargée de la police judiciaire456. Le chiffre est le même entre les deux parties quand il s'agit d'aller directement au tribunal. Quant aux pères, ils semblent accorder une plus grande importance aux gardes-champêtres que ne le font leurs épouses. Ces derniers, ainsi que les gardes forestiers, sont également chargés de faire respecter l'ordre, mais dans la théorie ne s'occupent que des délits et des contraventions de police. Elles ont néanmoins un avantage que n'ont pas les forces de gendarmerie : depuis une loi de 1795, chaque commune est dans l'obligation d'être dotée d'un garde-champêtre457.

La famille de la victime est donc souvent démunie face à une situation inattendue. Les moeurs, pas vraiment fixés a cette époque, rendent floue l'action a entreprendre. Mis au courant des outrages subis par leur fille, un couple décide de a laisser ça tranquille », ajoutant que si d'aventure le triste sire recommençait, a ils verraient ce qu'il faudrait faire »458. La méconnaissance de la justice, de ses avantages et de ses inconvénients, pousse les parents a s'adresser préalablement à l'édile ou au curé, voire au médecin, afin

452 Jean QUÉNIART, a Sexe et témoignage : sociabilités et solidarités féminines et masculines dans les témoignages en justice », in Benoît GARNOT (dir.), Les témoins devant ía justice : une histoire des statuts et des comportements, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2003, p. 247-255, p. 254.

453 Martine SEGALEN, Mari et femme dans ía société paysanne, Paris, Flammarion, 1980, p. 151.

454 QUÉNIART, in GARNOT (2003), p. 254.

455 Ibid., p. 249-250.

456 FREDJ (2009), p. 267.

457 Ibid., p. 268.

458 ADI&L, 2U, 705, affaire Jamet.

d'avoir un avis pertinent sur la question. Pour ce qui est des prêtres, dans les deux cas où la situation s'est présentée ils ont gardé le secret de la confession. Le rôle des maires est bien plus trouble, ils ont souvent un rôle de médiateur entre les deux parties, et encouragent l'indemnisation pour résoudre les problèmes a l'amiable. Pour nuancer le tableau, il faut convenir qu'une minorité se refuse a jouer les intermédiaires et dénonce immédiatement l'affaire a la justice ou aux forces de l'ordre. Il en existe qui se retrouvent aussi dépassés que les plaignants et qui demandent l'avis d'un magistrat. Un autre considère ce genre d'affaire comme relevant avant tout de la volonté de la famille, et demande à celle-ci s'il peut envoyer le suspect en justice459. On demande également aux édiles de sermonner et menacer le suspect - n'oublions pas que le maire peut déclarer une personne indésirable dans sa commune et l'en chasser. Il arrive même que les auteurs de crimes et délits contre les moeurs soient amenés a changer fréquemment de commune à cause de leur comportement. Mais tous les édiles n'osent pas sauter le pas, comme en témoigne un gendarme : « Tous les gens du pays et notamment M. le maire seraient désireux que cet individu disparaisse du pays *
·
·+ »460.

Surtout, ne pas prendre parti

Toutefois, il n'est pas rare que les maires montrent un visage moins impartial et décident de garder le silence face aux révélations qu'on leur a faites. L'un d'eux répond en toute simplicité au juge d'instruction qui lui demande les raisons de son omission : « J'aurais peut-être dû vous en informer mais comme personne ne s'est adressé a moi, sachant que l'affaire était arrangée entre *l'accusé+ et *le grand-père de la victime] et qu'il n'y avait pas eu de violences, j'en ai gardé le silence »461. On remarque au passage qu'une nouvelle fois, l'attentat sans violence n'est pas vu comme un fait d'une grande gravité. « Ça serait fâcheux pour *l'accusé+ et sa famille s'il attrapait cinq ou six ans de prison *...+ » indique un maire à une victime qui vient lui demander conseil462. Si les édiles se montrent réticents c'est que « dénoncer *...+ c'est aussi prendre le risque

459 ADI&L, 2U, 614, affaire Petit. Dans cette affaire, c'est la mère de la jeune victime qui a été raconter les faits a l'édile, tout en lui demandant de ne pas les ébruiter afin de préserver les intérêts de sa fille.

Quelques semaines plus tard le maire convoque les parents pour savoir s'ils ont changé d'avis. Le lendemain il se déplace à Tours pour en avertir le préfet directement.

460 ADI&L, 2U, 663, affaire Chanteloup.

461 ADI&L, 2U, 700, affaire Lemant.

462 ADI&L, 2U, 624, affaire Arnault.

d'introduire un clivage mortel pour la cohésion de la communauté »463. En revanche, plus difficile a expliquer est l'inaction des forces de l'ordre. Elle est fort heureusement très rare, et nous aurons même l'occasion de souligner qu'elles se trouvent bien souvent très attentives à la victime et à sa détresse. Mais il arrive que le récit d'un témoin, pourtant oculaire, ne convainc pas les gendarmes d'engager des poursuites464.

Les plaintes différées sont très fréquentes, faute de témoins ou d'examen médical sûr465. Parfois, elles sont classées sans suite, et ressurgissent dans le dossier de procédure quand l'accusé est de nouveau accusé quelques années plus tard. En Indre-et-Loire, la plupart des dénonciations volontairement différées sont a mettre au crédit d'une trop grande indulgence des parents, qui laissent une seconde chance à l'agresseur. Anne-Marie Sohn explique qu'il est admis par l'opinion que les pulsions prennent parfois le pas sur la raison466. Cette conviction ressemble étroitement à celle des juristes et des médecins légistes, qui mène à une atténuation des peines voire à un acquittement. La communauté, que ce soit la famille ou le village, fait donc en quelque sorte son propre procès de l'affaire. On ne peut toutefois s'empêcher de voir également dans ces attitudes une pusillanimité qu'illustrerait bien l'expression « reculer pour mieux sauter ». Un père qui se contente de menacer l'agresseur, un autre qui ne veut pas porter plainte en espérant que l'attoucheur arrête de lui-même, un autre qui renonce à porter plainte devant les supplications de la femme de l'indélicat monsieur, et encore un qui a pitié de la famille de l'accusé - mais qui exige tout de même des excuses467. Il faut dire que la démarche n'est pas toujours de tout repos, un honnête homme qui vient rendre au coupable présumé l'argent qu'il a donné a sa fille, et qui lui fait des remontrances, ne

463 Jean-Claude CARON, A l'école de la violence, Paris, Aubier, 1999, p. 220. Cité dans AMBROISE-RENDU (inédit), p. 81.

464 ADI&L, 2U, 637, affaire Gautard. Le garde-champêtre est également resté sourd à ces accusations. Il faut dire que ceux-ci semblent être les moins enclins à écouter et à croire les dénonciations de ce type. Un ancien garde est d'ailleurs accusé d'attouchements, il a une mentalité déplorable du point de vue des moeurs et reçoit chaque jour des prostituées chez lui. De plus il n'a pas toujours été honnête dans l'exercice de ses fonctions et a été condamné pour coups et blessures volontaires, notent les gendarmes. (ADI&L, 2U, 717, affaire Desouches). Dans une autre affaire, c'est directement l'accusé qui est un ancien policier municipal - par ailleurs renvoyé pour ivresse. (ADI&L, 2U, 748, affaire Lendemain).

465 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 79.

466 SOHN (1996-a), p. 257.

467 ADI&L, 2U, 749, affaire Marlin. Voici les termes de l'aimable monsieur : « Je ne veux pas porter plainte à la gendarmerie contre Marlin, cela me fait de la peine pour sa femme et ses six enfants, faites-le venir à la mairie et faites-lui des remontrances ».

reçoit en échange que deux coups de poing dans la figure468. Comble du saugrenu, le père d'une fillette qui se refuse a porter plainte parce que le suspect a un enfant (( bien malade p469 ! Les femmes ne sont pas plus fermes : une mère s'en tient a adresser des reproches a l'accusé, une autre tente de l'intimider en lui annonçant que la prochaine fois elle le dénonce, et enfin une dernière qui préfère surveiller sa fille de plus près. C'est ce rôle de médiatrices qui leur convient le mieux, dont le but est de détourner la violence470. Mieux encore, le cas d'un maître qui, averti du malheur qui vient d'arriver a sa domestique, lui conseille de n'en rien faire car « ce serait malheureux pour *l'agresseur+, pour sa femme et pour ses enfants p471.

Il existe des solutions bien plus radicales pour éviter tout scandale : ne rien dire. De cette extrême pleutrerie, les parents sont exclus. Les personnes concernées sont plutôt à chercher parmi les grands-parents ou les voisins, voire le quartier ou le village tout entier. Face aux cris ou aux coups, on se tait. L'affaire Bocquené est caractéristique de cette situation latente selon un témoin : (( Tout le monde savait que les jeunes filles allaient chez Bocquené et on se doutait de ce qu'il s'y passait, mais personne n'a jamais osé porter plainte p472. Mieux encore, la déclaration d'une femme qui montre l'attentisme qui règne dans ce genre d'affaire : (( On s'étonne généralement a Château-la-Vallière que le père Hurson ait pu faire aussi longtemps sans être poursuivi, des actes du genre de ceux qui lui sont reprochés p473. Pire encore, la rumeur publique qui accuse Jean Fournier d'avoir tué sa propre fille « par la violence et la fréquence de ses attentats p474. Visiblement, personne n'a rien fait pour porter l'affaire devant la justice, puisqu'il a fallu attendre la mort de l'enfant pour que l'accusation soit lancée475.

Il faut dire que tous les suspects ne sont pas charmants et une certaine proportion est
même crainte de la communauté toute entière. Dénoncer comporte donc des risques,
même à long terme. (( Si j'avais su être arrêté aujourd'hui, j'aurais fourré mon fusil dans

468 ADI&L, 2U, 700, affaire Clisson.

469 ADI&L, 2U, 605, affaire Bailleux.

470 QUÉNIART, in GARNOT (2003), p. 253.

471 ADI&L, 2U, 624, affaire Arnault. Le maître tient toutefois à démentir cette information.

472 ADI&L, 2U, 720, affaire Bocquené.

473 ADI&L, 2U, 603, affaire Hurson.

474 ADI&L, 2U, 635, affaire Fournier.

475 Et encore, les langues ne sont déliées que bien trop tard, puisque l'instruction judiciaire n'a pas abouti a cause de l'autopsie qui, pratiquée trop longtemps après la mort, n'a rien pu prouver.

le ventre de celui qui m'a dénoncé, mais si jamais je reviens au pays je lui ferai sauter la tête comme à un cochon », menace sans se cacher un journalier incestueux476. Mais d'autres raisons entrent en jeu. Une jeune domestique, bien que témoin des caresses de l'accusé, confesse qu'elle n'a rien voulu révéler car elle aimait mieux que cela soit dit par quelqu'un d'autre qu'elle477. Une voisine dit qu'elle a commencé a interroger l'enfant, mais qu'elle n'a pas voulu poursuivre plus loin car cela la répugnait de le faire478. Pas mieux chez un employé de l'accusé : « *...+ Je n'en ai jamais parlé parce que je trouvais cette affaire trop délicate et sérieuse »479. On a également peur de corrompre l'imagination des enfants en évoquant la sexualité avec eux. Un jeune garçon révèle a sa mère qu'un homme veut lui faire faire « des choses », mais elle stoppe ici la discussion, craignant d'en apprendre trop a son enfant480. Il y a donc un paradoxe qui dessert la cause de la victime. Soit le témoin ne voit pas en l'attentat un fait d'une gravité telle qu'elle doit nécessairement être dénoncée, soit il est conscient du sérieux de l'affaire, mais c'est justement cet aspect qui lui interdit de s'engager plus, par crainte d'ennuis.

Beaucoup de témoins, principalement masculins, pensent que l'homme est maître chez lui, et rechignent donc a se mêler de ce qui s'est passé dans la maison du voisin481. On se borne à ne plus adresser la parole au supposé coupable, comme le fait le jeune employé d'un boulanger au comportement incestueux, qui pendant un an et demi ne lui parle plus que pour des motifs professionnels482. Les supputations vont bon train, on dit avoir remarqué ou entendu ceci ou cela, en avoir parfois parlé aux voisins, mais l'aspect scabreux de l'affaire semble toujours paralyser la capacité à aller vers les autorités. Alors on se contente de menacer l'individu, lui disant qu'un jour il sera emmené par la police483. On donne également son avis, a défaut d'une main secourante, a une voisine qui ne sait plus quoi faire, en indiquant comment on agirait en pareil cas. « Si mon homme en faisait autant je le dénoncerais », déclare la voisine d'une famille minée par l'inceste484.

476 ADI&L, 2U, 618, affaire Chevallier.

477 ADI&L, 2U, 602, affaire Trouvé.

478 ADI&L, 2U, 645, affaire Clément.

479 ADI&L, 2U, 732, affaire Chaboureau.

480 ADI&L, 2U, 644, affaire Authier.

481 QUÉNIART, in GARNOT (2003), p. 253.

482 ADI&L, 2U, 732, affaire Chaboureau.

483 ADI&L, 2U, 644, affaire Authier.

484 ADI&L, 2U, 746, affaire Destouches.

Les témoins semblent parfois être victimes des clivages et du contexte local, et se refusent à croire ce que le fils de la voisine tant honnie a pu raconter. Certaines instructions se transforment en véritables règlements de comptes. Nous ne sommes pas là pour juger de la sincérité des propos de chacun, par ailleurs impossibles à confirmer ou infirmer. Évoquons simplement l'exemple d'une femme qui a déclaré qu'il était impossible que le prêtre ait pu être capable de toucher des petits garçons, et qui accuse les parents et le commissaire de s'être entendus485. Les affaires de moeurs montrent bien souvent les dissensions et les clans qui règnent dans le village ou le quartier. Chaque partie déplore les manipulations de l'autre, et les théories du complot ne sont pas rares, et les autorités y jouent parfois un rôle. Un témoin soupçonne le frère de la victime et le garde-champêtre d'avoir comploté contre l'accusé, très riche au demeurant. L'argent semble être le moteur de ces divisions et de ces jalousies qui datent parfois de dizaines d'années.

Toutefois, dans la grande majorité des cas le voisinage n'est pas dupe de la nature des rapprochements vus ou entendus. Mais il arrive que l'entourage soit abusé par la banalité des coups et n'en comprenne pas la signification. Il est vrai que les enfants malmenés voire battus sont légion, et aux alentours on ne s'étonne généralement pas d'entendre un enfant crier et pleurer, même régulièrement. Une femme témoigne en ce sens lorsqu'elle déclare qu'en entendant les cris de sa petite voisine, elle a cru au premier abord que c'était sa mère qui la corrigeait, mais les cris étant étouffés et persistants, elle a soupçonné quelque chose et est allée voir486. D'autres témoins éprouvent le regret de ne pas avoir su dépasser leur répugnance a se mêler des affaires d'autrui. « Je regrette de n'avoir pas connu la cause des cris de l'enfant car je me serais hasardée a entrer », confesse la voisine du petit Emile, fréquemment victime nocturne de son père487.

Dans un type d'affaire aussi délicat, les individus extra-familiaux, moins concernés par celle-ci, ont une importance remarquable. Cela n'atteint pas des proportions comparables à celles des parents, bien sûr, mais atteste justement des limites exprimées précédemment au sujet des dénonciations parentales. Les voisins, les oncles sont bien représentés dans cette catégorie, oü l'on trouve également des maires. Il faut dire que

485 ADI&L, 2U, 635, affaire Ganier.

486 ADI&L, 2U, 700, affaire Troubat.

487 ADI&L, 2U, 635, affaire Fournier.

dans les affaires de moeurs, beaucoup de monde se retrouve petit a petit au courant, quand celle-ci n'est pas dénoncée immédiatement. Il n'est pas rare d'entendre parler dans un dossier judiciaire, à un moment ou à un autre, de « la rumeur - ou clameur - publique ». A la fin du XIXème siècle celle-ci circule aussi facilement dans les quartiers urbains que les petits « pâtés de maisons ~ qui composent l'habitat rural488. Ainsi, chacun est connu de l'autre, ses moindres faits et gestes donnant lieu à coup sûr à autant de commentaires. Outre l'avantage d'une meilleure circulation de l'information, cela permet de retrouver l'agresseur avec plus de facilité489. La rumeur a ses propres cycles, elle peut s'éteindre et réapparaître quelques mois ou années plus tard, quand un fait nouveau enclenche une vague de souvenirs enfouis.

Celle-ci peut avoir deux fonctions, la première étant de prévenir la famille de la victime, qui peut alors interroger l'enfant et aller porter plainte. La seconde est plus directe mais n'est pas nécessairement volontaire pour autant : l'information arrive dans les oreilles d'une quelconque autorité, bien souvent les gendarmes qui font une tournée dans le quartier ou le village et s'enquièrent des derniers ragots. Une fois informés, ceux-ci recherchent alors un peu partout s'il n'y pas eu d'autres agressions de la part de l'accusé. La rumeur peut également décider un parent hésitant à donner des traits plus officiels à l'information en allant déposer plainte. L'information peut voyager à travers une multitude de bouches et d'oreilles comme le montre l'affaire Besnard490. Le père d'une des victimes raconte : « La femme Girard *...+ ayant été témoin de ce fait en a parlé a sa fille la femme Rabusseau, *...+ celle-ci l'a raconté a la femme Bauzon, cette femme l'a rapporté à la belle-mère de la femme Robin la mère d'une des petits filles, et cette dernière est allée en faire part à M. le maire ». C'est le principe de ce que les témoins appellent la rumeur publique, même si bien souvent on se souvient de la personne qui l'a lancée. Comme on peut le voir elle est surtout une affaire de femmes.

488 QUÉNIART, in GARNOT (2003), p. 251.

489 Il faut toutefois garder a l'esprit le nombre d'affaires laissées sans suite faute d'avoir pu identifier l'agresseur, et qui n'apparaissent donc pas dans notre corpus. Ainsi, il est rare que la famille de la victime doive rechercher son identité. Si au départ l'homme est inconnu, les chances que l'affaire aille au tribunal sont très faibles. La poignée de cas que nous avons recensés montre que si d'aventure le crime est l'oeuvre d'un parfait inconnu, c'est qu'il est étranger au village.

490 ADI&L, 2U, 630, affaire Besnard.

Quand décidément l'affaire reste difficile a divulguer, on recourt a la lettre anonyme. Elle peut être de la propre main des parents des victimes, qui cherchent à se soustraire à la vindicte probable de leurs maîtres. Une mère de famille a ainsi attendu quatre ans avant de finalement opter pour la lettre anonyme, car le suspect étant en très bon termes avec ses employeurs, ils l'auraient sûrement renvoyée491. Dans les quatre cas sur cinq, elle provient du voisinage, comme celle-ci, adressée au procureur de la République, qui se termine par ces mots : « J'ai cru faire mon devoir en faisant connaître ces bruits à la justice mais en raison de ma situation je désire garder l'anonymat »492.

Enfin, dernier type de dénonciation extra-familiale, la découverte de nouveaux faits dans une procédure. Dans la majorité des cas, il s'agit de nouvelles victimes d'un même prévenu, qui mises au courant du procès décident d'y apporter leur contribution. On trouve également des dénonciations provenant d'un autre jugement pour attentats a la pudeur - avec un accusé différent, donc. Il est encore plus fréquent qu'un procès pour vol occasionne des révélations de violences sexuelles.

Enfin, évoquons trois cas, certes complètement singuliers par leur mode de révélation, mais qui restent intéressant car ils illustrent parfaitement certaines facettes que nous venons d'évoquer. Le premier concerne le mutisme caractéristique de la victime, et porte le sceau du hasard, bien que l'affaire débute de façon classique, par la rumeur. En septembre 1881, le bruit court que la petite Henriette, neuf ans, a été abusée par un certain Arnault493. L'enfant nie les faits devant ses parents, l'affaire est enterrée pour le moment. Au printemps suivant, la fillette se trouve sur la place du village lorsqu'elle laisse tomber par inadvertance un billet, ramassé aussitôt par une passante. C'est la confession d'Henriette, qui prépare sa première communion, et qui mentionne tout ce dont l'enfant entend se repentir. Vous devinez déjà la suite...

Le deuxième illustre la proéminence de l'honneur, a travers le récit d'un inceste, et
pourrait même prêter à sourire si les faits n'étaient pas aussi graves et pathétiques. Marie
a seize ans quand son père, réputé pour ses moeurs légères, commence a la toucher494.

491 ADI&L, 2U, 730, affaire Challe.

492 ADI&L, 2U, 665, affaire Lebouc.

493 ADI&L, 2U, 619, affaire Arnault.

494 ADI&L, 2U, 674, affaire Hardion.

Trois années ont passé et leurs relations sont devenues complètes, si bien que la malheureuse s'en trouve enceinte. L'histoire pourrait s'arrêter là et perdurer dans le triste anonymat qui caractérise tant d'incestes. Seulement la demoiselle s'est entichée d'un damoiseau, et la réciproque veut que les noces soient pour bientôt. Le fiancé est néanmoins tourmenté par les ragots qu'on colporte a droite a gauche, mais il s'efforce de ne pas y croire. Il a d'ailleurs lui-même des relations sexuelles avec sa promise. Ce qu'il ignore, c'est qu'elle n'y consent que parce qu'elle se sait enceinte de son père. Elle cherche à maquiller les faits et à faire passer son fiancé pour le géniteur du bébé à naître. On s'approche des deux heureux évènements quand un jour, et par le plus grand des hasards nous assure le jeune homme, il surprend Marie et son père dans une position équivoque, en plein bois de Chenonceau. Avec un aplomb irréel, il s'approche a cinquante centimètres du couple criminel et leur dit : « Vous n'êtes pas mal là ? ». Le lendemain, le fiancé déshonoré rompt ses projets de mariage.

Le dernier concerne un certain Pierre Catinat, dont il n'est pourtant nullement question au déclenchement de l'affaire495. En effet, tout débute par des insultes que le père de l'outragée entend bien rapporter aux gendarmes. Il leur raconte qu'ensuite il a adressé des reproches à ce malotru dénommé Delarue, qui s'est défendu avec une bouteille et lui a occasionné des blessures, lesquelles ont entraîné un arrêt de travail. Le père vient donc pour réclamer des dommages et intérêts. Petit à petit, la conversation prend un autre tour, lorsque le père révèle qu'on a traité sa fille de « grande putain » et de « grosse vache ~. Intrigués, les gendarmes invitent Delarue a s'expliquer, et ils ont eu le nez creux. Il leur révèle que c'est parce que la rumeur accuse la jeune fille d'avoir dit, en parlant d'un certain Garnier, qu'il lui avait « fripé le cul ». Le brigadier écrit alors « Supposant qu'il puisse y avoir attentat *...+ ». C'est lors de l'enquête sur Garnier que la jeune fille révèle les attouchements de la part d'un autre homme, le fameux Catinat.

Le nombre de ces dénonciations extra-familiales illustre la délicatesse de ce genre d'affaire, et laisse imaginer combien n'ont jamais été jusqu'au processus judiciaire. Si la majorité se fait silencieuse par respect pour l'honneur de la victime, il est difficile de ne pas y voir une certaine répugnance, dont certains ne se cachent pas d'ailleurs, a se mêler de choses si scabreuses.

495 ADI&L, 2U, 711, affaire Catinat.

Peut-on parler de crédulité des adultes ?

Cette question peut être posée puisque si l'enfant se caractérise par son insouciance naturelle, la réaction de personnes plus expérimentées laisse l'homme du XXIème siècle perplexe. Face à ces attitudes a priori inappropriées, il faut rester prudent, et chercher à les replacer dans leur contexte afin d'éviter des conclusions hâtives.

Les cibles privilégiées sont les parents qui, nous avons déjà eu l'occasion de le percevoir, se déresponsabilisent parfois lors de tels évènements. Au vu des conditions de vie de l'époque, on ne doit pas nécessairement leur jeter la pierre. Les journées de travail sont longues et éprouvantes pour chacun des parents, le temps disponible pour s'occuper des enfants reste limité. Nombreux sont les cas où la plainte parentale a été différée de quelques jours a cause d'une surcharge temporaire de travail. De toutes manières, mis à part dans les familles bourgeoises, la place de l'enfant n'est pas encore conséquente au sein de la famille. Bien sûr il est un sujet de préoccupation, d'inquiétude - on voit des mères inquiètes rechercher des heures voire des nuits entières leurs enfants disparus. Mais on ne lui accorde pas un temps d'écoute nécessaire a une meilleure compréhension de ses problèmes. Ce détachement a l'égard de sa parole, on le retrouve de la même manière vis-à-vis de ses occupations quotidiennes. Les dossiers judiciaires nous dressent le tableau d'enfants très libres de leurs mouvements, aussi bien dans les rues que dans les champs. Dans les enquêtes de gendarmerie on découvre bien souvent des enfants livrés à eux-mêmes, encore dehors à des heures avancées, et le voisinage a la critique facile contre ces parents qui ne les surveillent pas.

Les blessures légères sont les aléas de la vie, et les parents ont l'habitude de voir rentrer leurs enfants avec les vêtements tachés de sang. Aussi on n'y prête pas une grande attention. Même quand cela se produit a plusieurs reprises, on n'en demande pas la provenance. On leur cherche une raison logique, et dans le cas de jeunes filles elle paraît toute trouvée. Deux mères de famille se laissent ainsi abuser par cette facilité, quand bien même leurs filles n'ont que onze et douze ans. L'une d'elles précise qu'elle a tout de même trouvé cela curieux. En effet à la fin du siècle, l'âge des premières règles tourne autour de quinze ans. De la même manière, les conséquences physiques de l'attentat échappent parfois aux parents, sans doute à cause de méconnaissances médicales. On

découvre une mère qui croit que l'écoulement de sang qu'elle constate sur sa fille provient de la rougeole que sa fille vient d'avoir496. Il en va également ainsi d'un père qui guérit la verge enflée de son fils, mais qui n'y prête pas plus d'importance497. Même son de cloche chez la mère d'une petit garçon de neuf ans, qui croit que sa croissance naturelle est a l'origine de ses verge et anus enflés498.

Cette inattention face aux détails révèle la prise de distance des adultes a l'encontre des enfants. Les témoins, pour une large part masculins, n'ont pas automatiquement la présence d'esprit de relever des gestes quelque peu inhabituels. Étant donné qu'ils n'ont aucun soupçon a priori, ils n'envisagent pas une seconde signification a un fait dont ils ne relèvent rien sinon sa banalité. Les archives nous révèlent deux cas presque identiques de pères qui voient l'agresseur reboutonner son pantalon devant leur enfant. L'air embarrassé qu'ils affichent dans cette circonstance ne produit pas plus de déclic dans l'esprit paternel. « *Il+ avait la braguette de son pantalon déboutonnée, comme il m'arrive quelquefois d'oublier moi-même de boutonner ma braguette, je n'ai rien soupçonné de *l'accusé+ ~ déclare l'un d'eux499. On pourrait être surpris par les conséquences différentes d'un fait analogue : une jeune fille voit son père sortir de la chambre de sa soeur en se reboutonnant, et interroge de suite celle-ci500. Cela illustre la meilleure acuité qui est celle des premiers concernés par ce type de violence. Les cas ne sont pas rares de membres de la fratrie qui, se demandant où est passé un des leurs, se mettent en quête et le surprennent dans une position malheureuse. Les menaces qui pèsent sur la jeunesse façonnent la vision de ceux-ci a l'encontre des adultes qui les entourent. Nombreux sont les enfants qui se laissent abuser par leur insouciance, mais non moins considérable est la proportion de ceux-ci qui usent de la méfiance comme d'une nécessaire protection.

Les adultes ne sont pas aussi imprégnés par la suspicion, et leur capacité à ne jamais
envisager le mauvais côté des choses tourne clairement a l'idéalisme chez certains. Certes
une fois de plus les liens qui unissent les habitants des mêmes quartier ou village sont de

496 ADI&L, 2U, 605, affaire Ferbeuf.

497 ADI&L, 2U, 638, affaire Mathieu.

498 ADI&L, 2U, 655, affaire Massaloup.

499Un troisième individu est lui aussi abusé par un fait dont il ne saisit pas la portée : le père d'un petit écolier remarque que le pantalon de ce dernier est décousu, mais quand il apprend que c'est l'instituteur qui a fait cela, il ne pousse pas plus loin ses recherches. (ADI&L, 2U, 655, affaire Massaloup).

500 ADI&L, 2U, 661, affaire Himmelspach.

nature à altérer les jugements. Non seulement les soupçons s'avèrent impensables, mais lorsque les faits se font jour c'est l'incrédulité. Les témoignages abondent en ce sens, d'individus surpris par l'attitude de leur voisin pourtant charmant au demeurant, ou qui s'étonnent qu'un autre ait pu tromper son monde sur une si longue durée. Le père d'une petite victime fait l'amère expérience de cette découverte quand il avoue aux gendarmes la raison de ses tergiversations : il ne lui est pas venu a l'idée que « ces atrocités existassent dans le monde »501. Dans la même veine, mais pire encore, le cas de cette femme, pourtant agressée un an avant sa fille par le même individu, à qui le juge demande : « Vous connaissiez l'immoralité de *l'accusé+. Comment se fait-il que *...+ vous ayez envoyé votre fille chez ce dernier ? »502. Et la mère de famille de répondre : « Je ne pensais pas qu'il aurait le courage d'attaquer des enfants ». On voit poindre dans cette déclaration l'idée de la distinction que beaucoup font entre les crimes sexuels sur personnes majeures, et sur mineurs. Nous développerons cette réflexion dans un chapitre ultérieur.

Le manque de bon sens se fait parfois plus flagrant, le désintéressement presque criminel. Ils reflètent la difficulté d'une partie de la société, plutôt masculine, a voir en l'enfant un individu différent, et qu'il faut traiter comme tel. La petite Claudine, domestique, est victime d'attouchements répétés mais garde le silence503. Sa maîtresse remarque des taches de sperme sur ses chemises, et en avertit son mari, qui lui répond simplement qu'elle doit avoir des relations avec quelqu'un. Claudine n'a pourtant que dix ans. Plus incroyable encore, la nonchalance d'un père, si tant est qu'une nonchalance puisse être aussi révoltante. Celle-ci n'échappe pas au gendarme, qui sans doute outré a souligné la phrase dans son rapport : « J'ai été avisé *...+ que ma fille avait eu des relations avec le nommé Monclerc, mais je ne m'en suis pas trop préoccupé »504. Ladite enfant est âgée de seulement huit ans. Les femmes ne sont pas exemptes de tout reproche bien que les cas soient plus rares : une mère de famille ne réagit pas lorsque son mari lui avoue avoir embrassé leur fille sur les parties sexuelles505. Ce n'est que quelques temps après que ces paroles sont revenues a son esprit, et qu'elle a questionné sa fille a ce sujet, qui lui a

501 ADI&L, 2U, 619, affaire Arnault.

502 ADI&L, 2U, 700, affaire Clisson.

503 ADI&L, 2U, 721, affaire Boizard.

504 ADI&L, 2U, 754, affaire Mauclerc.

505 ADI&L, 2U, 750, affaire Allain.

révélé des faits bien plus graves. Visiblement, elle n'a pas mesuré la gravité des faits avoués par son mari, mais dans les affaires incestueuses on connaît bien la capacité des mères à demeurer aveugles. Pour expliquer tous ces faits qui heurtent la raison, il ne faut pas oublier que tous les parents n'ont pas les moyens intellectuels d'assumer de façon responsable leurs enfants. Un greffier fait une parenthèse acerbe au sujet d'un homme victime visiblement limité : « Le témoin semble à peu près idiot et nous ne pouvons obtenir de lui aucune explication catégorique »506.

Au moment de conclure, plusieurs idées se dégagent au vu de ces exemples. Si quelques individus semblent se draper dans une naïveté confondante, il faut noter qu'ils sont rares. La majorité semble plutôt ne pas prendre conscience du danger qui guette les enfants au coin des rues comme des chemins. Les affaires de moeurs n'ont pas encore une forte résonnance dans les journaux et il n'existe pas d'état de psychose quant a la sécurité de l'enfant. On n'a pas pour habitude de prêter attention aux faits et gestes de ceux-ci, qui jouissent d'une grande liberté de mouvements, qui contraste avec les longues journées de labeur des adultes - toutefois ne généralisons pas, nombreux étant les enfants à travailler ailleurs qu'à l'école.

Protection et empathie pour les enfants

Les cas de désintéressement face aux gestes ou aux paroles des jeunes filles et garçons n'est, fort heureusement, que minoritaire. Peut-on y voir une métamorphose des mentalités sous l'impulsion des évolutions de la répression pénale ? Nous n'en sommes pas là, mais on peut déjà dire que la cause de l'enfant ne laisse pas insensible, quand bien même les manifestations d'une grande empathie ne sont pas monnaie courante. La plupart des observateurs de ces affaires se contentent d'être gênés, parfois un peu froids. Quant aux médecins légistes, ils n'exposent que rarement leur compassion pour la petite victime507. Dans une affaire toutefois - il est vrai la plus abjecte de notre corpus - l'expert ne peut s'empêcher d'afficher son opinion, parlant de faits « inqualifiables »508.

506 ADI&L, 2U, 754, affaire Mauclerc.

507 CHAUVAUD (2000), p. 95. Toutefois, il faut rappeler que ce n'est sûrement pas ce que le juge d'instruction leur demande.

508 ADI&L, 2U, 635, affaire Fournier.

Pour ce qui est de l'assistance aux enfants victimes ou potentiellement victimes, les mesures sont en premier lieu l'éloignement, nous l'avons déjà vu, ainsi que la surveillance. La plupart du temps ces deux dispositions ont trait aux suspicions d'inceste. Dans la maison, la promiscuité engendre une surveillance collective permanente afin de prévenir les écarts509. Un dossier présente le cas de parents obligés d'envoyer leur fils en domesticité tant sa santé périclite de façon préoccupante, conséquence des attentats subis depuis des mois510. Un autre nous montre une propriétaire qui refuse de renouveler le bail de son locataire car tout le voisinage est au courant de ses activités licencieuses511. On interdit également aux enfants de se rendre a l'église, chez l'épicier ou le voisin soupçonné - quitte à employer les coups. On les défend de côtoyer tel ou tel camarade au comportement équivoque, ou bien on les presse de questions au sujet des adultes qu'ils fréquentent.

Les mesures de protection peuvent être postérieures au crime. Premièrement, cette volonté est inscrite dans le code pénal : la déchéance de la puissance paternelle est une arme a la disposition du jury, de même que l'interdiction de séjour - qui défend à un condamné de se rendre dans certains lieux à sa sortie de prison. La première mesure est née tard dans le siècle, en 1889, ce qui limite son influence dans notre corpus, puisque la loi n'est effective que pour la seconde moitié de notre durée d'étude. Elle a tout de même été prononcée dans cinq affaires, toutes d'inceste512. Il faut bien remarquer que cette peine, puisqu'elle est considérée comme telle, ne s'applique pas aux autres condamnés, qui pourraient une fois sortis de leur cellule, reproduire de pareils faits sur leur propre progéniture. De plus, cette protection ne revêt pas un caractère obligatoire, puisque deux hommes jugés pour faits incestueux ont échappé à un tel réquisitoire. Sans doute est-ce dû a l'absence de viol de la victime. L'un des deux a même échappé à l'interdiction de séjour. Cette seconde mesure, à peine plus ancienne puisque datée de 1885, apparaît de façon assez inégale, et il est difficile de trouver quelles sont les motivations du jury. Afin d'éviter des raisonnements hasardeux, nous nous contenterons

509 SOHN (1996-b), p. 385-386.

510 ADI&L, 2U, 603, affaire Hurson.

511 ADI&L, 2U, 644, affaire Authier. Évidemment, il ne faut pas voir dans cette femme un modèle de défense de la cause des enfants, en premier lieu elle a sans doute considéré que cette affaire lui causerait du tort.

512 Dans l'affaire Vaudeleau et Léprivier (2U, 640), le jury a assortit, pour la mère comme pour le beau-père, la peine d'une interdiction de leurs droits pour une période de dix ans, sorte de prélude a la loi de 1889.

de simples constatations : elle est ajoutée à des condamnations assez sévères, peut être jointe à la déchéance de la puissance paternelle, et concerne à partir de 1890 un peu plus de 16% des condamnations513. Les suites de l'affaire Chaboureau représente bien ces préoccupations du personnel judiciaire : quand la femme du détenu demande une libération conditionnelle, le procureur consulte le commissaire de police pour savoir si la jeune victime demeure toujours avec sa mère à Tours, et si en étant libéré le père indigne se retrouverait à nouveau avec elle514. Entre-temps la femme est morte, et la victime a été placée chez son oncle, toujours à Tours, ce qui fait que la demande de libération est refusée.

Deuxièmement, elles peuvent être a l'initiative des institutions. Un préfet demande au procureur si le directeur d'une école congréganiste dans laquelle un instituteur a pu abuser pendant près d'un an de ses élèves n'a pas manqué a ses devoirs, en ne surveillant pas assez son personnel515. L'inspecteur du service des enfants assistés écrit au procureur pour lui notifier son intention de retirer une petite victime du village où elle est placée et de l'envoyer ailleurs, afin de l'éloigner d'un milieu qui pourrait être traumatisant516. Enfin, un procureur fait preuve de bon sens en demandant a ce qu'un inculpé pour inceste ne retourne pas dans le village où habite toujours sa famille.

La méfiance des témoins, bien que n'étant pas une qualité des plus répandues, permet de déjouer quelques manoeuvres audacieuses. Un passant qui tousse intentionnellement, un autre qui trouve suspecte l'insistance d'un homme a vouloir qu'une petite fille le suive dans sa propriété, une femme qui connaissant la réputation du voisin décide d'aller chercher la fillette ; tous ces exemples illustrent les tentatives, certes isolées, de contrôle a l'intérieur de la communauté villageoise. Le plus beau d'entre eux est a chercher a Tours, où pendant dix jours un instituteur retraité de soixante-quatorze printemps se livre à des actes obscènes sur des petites filles, boulevard Béranger, ce qui « scandalise le quartier »517. Lassé de ce triste spectacle, un chef de chantier charge deux de ses ouvriers de se cacher pour surveiller l'indécent vieillard. Pris sur le fait, il est emmené ilico au

513 On peut ajouter que dans certains verdicts, il est stipulé que le condamné est dispensé de l'interdiction de séjour.

514 ADI&L, 2U, 732, affaire Chaboureau.

515 ADI&L, 2U, 755, affaire Granier.

516 ADI&L, 2U, 628, affaire Perrigault.

517 ADI&L, 2U, 638, affaire Mathieu.

poste de police, oü l'un des deux braves messieurs résume sa glorieuse action : « Indigné de ces faits, je me suis approché de lui et l'ai traité de vieux cochon, le public criant il faut le conduire au commissaire c'est ce que j'ai fait ».

En revanche, il est de coutume de dire que l'inaction face a des faits d'une grande gravité est presque criminelle. Les raisons sont semblables à celles qui animent les témoins craignant qu'une dénonciation ne leur attire des ennuis. On n'ose pas s'impliquer, on se contente d'observations sur une attitude suspecte tout en prédisant qu'il va arriver un malheur. « Il a un drôle d'air, comme il a l'air de tripoter ces enfants-là », dit une passante à son mari, qui lui répond en haussant les épaules qu'elle est folle518. On trouve des témoins qui relatent ce genre de choses lors de l'instruction, pour s'indigner visiblement devant l'inaction, mais l'inaction de qui ? On attend patiemment qu'une bonne âme se dévoue pour faire le sale travail en allant au-devant du suspect, de la famille de la victime ou encore de la gendarmerie. Les mêmes attitudes se retrouvent a l'intérieur même de la famille, oü l'on craint ce qu'on pourrait découvrir. « J'ai bien peur qu'il en fasse autant a ma petite-fille », confie une vieille femme après avoir vu son fils copuler avec une chèvre519.

Au-delà de l'indignation, la réaction, souvent violente. Dans plus de 8% des 702 dossiers qu'elle a dépouillés, Anne-Marie Sohn a trouvé la trace de manifestations de violence verbale ou physique a l'encontre de l'agresseur520. Dans notre étude, les faits de brutalité ou les menaces, qui vont de la simple gifle aux coups de poing, sont présents dans plus d'une affaire sur vingt. Les sept cas recensés sont tous l'oeuvre d'un membre de la famille de la victime521. Un homme apprenant que sa belle-fille a été abusée par le curé de la paroisse déclare être entré dans une colère rouge et avoue avoir pensé à aller frapper le prêtre522. « La raison venant, et sachant qu'une justice sévère attendait le curé ; et que j'avais une voie ouverte en m'adressant a vous *juge de paix+ ou a la gendarmerie, j'attendais avec patience le résultat de la plainte de la jeune *Modeste, une autre victime du même homme] auquel même je devais me joindre dans le principe ».

518 ADI&L, 2U, 610, affaire Fontaine.

519 ADI&L, 2U, 618, affaire Chevallier.

520 SOHN (1996-a), p. 59-60.

521 Dans quatre affaires le père est en cause, une fois la mère, une autre la belle-mère, une encore l'oncle.

522 ADI&L, 2U, 601, affaire Damné.

Malgré ce dernier exemple, peu nombreux sont ceux qui expriment leur désir de justice, qui symbolise la prise de distance de la population vis-à-vis du rôle dévolu au tribunal. Nous sommes devant une réplique, mais à une échelle macroscopique, du phénomène qui caractérise les affaires de moeurs. Ne pas s'immiscer dans les affaires d'autrui est valable également pour l'institution judiciaire. Les prérogatives de celle-ci sont vues comme une intrusion. La communauté attend avant tout des réponses en adéquation avec son contexte local, et non en rapport avec une quelconque politique de répression à l'échelle du pays tout entier. On constate tout de même que certaines personnes placent leur confiance dans les tribunaux, souhaitant que le coupable soit puni523. Le père d'une victime exprime ses regrets à ce sujet : « Aujourd'hui je ne peux plus supporter l'atrocité qu'il vient de faire a ma petite fille et il serait malheureux qu'un fait semblable reste impuni »524. « Je viens vous déclarer une chose très grave et pour laquelle je demande justice », annonce un autre aux gendarmes525. Il en est même qui considèrent la dénonciation d'un crime comme un véritable devoir, sans préciser si celui-ci est relatif à la victime ou à la société.

Finalement, il apparaît que les individus les plus enclins a suivre l'intérêt de la victime sont les forces de l'ordre - ainsi que les magistrats, mais leurs opinions n'apparaissant qu'au moment du procès, et seront étudiées plus tard. Nombreux sont donc les gendarmes ou les policiers à encourager une dénonciation, prenant parfois leurs responsabilités en faisant du zèle devant des témoins réticents à porter plainte526. D'autres déplorent l'apathie générale pour un homme « dangereux » qui « aurait dû être arrêté depuis longtemps »527. On peut les observer compatir avec une petite victime, leur vocabulaire étant souvent celui de l'empathie. Ils n'hésitent pas a rédiger leur rapport avec force émotion, prenant de manière explicite le parti de la victime présumée : « En outre depuis qu'elle a été victime d'attentats *...+ elle n'a plus aucune petite camarade pour s'amuser avec elle. Elle est toujours seule avec sa grand-mère, étant rejetée de

523 ADI&L, 2U, 688, affaire Champigny. Ce procès illustre les difficultés à cerner les intentions de beaucoup de familles de victimes, en particulier a l'égard des possibilités de règlement infrajudiciaire. En effet dans le présent dossier, la femme déclare souhaiter que l'accusé soit puni, en revanche sa victime de fille confie au juge que sa mère a eu l'intention de se faire verser une somme d'argent par l'accusé afin d'étouffer l'affaire.

524 ADI&L, 2U, 643, affaire Ouvrard.

525 ADI&L, 2U, 601, affaire Damné.

526 ADI&L, 2U, 635, affaire Ganier.

527 ADI&L, 2U, 663, affaire Chanteloup.

toutes ses petites camarades d'autrefois, ce qui la fait autant souffrir que le mal qu'elle endure »528. On peut même noter l'apparition, ce qui reste rare a cette époque, d'une prise en compte prépondérante de la douleur morale de la victime. On peut lancer plusieurs hypothèses à ce propos. Sans doute sont-ils plus au fait de la dépravation des moeurs d'une frange de la société, peut-être ont-ils assimilé toute l'importance de la mission qui leur est confiée. Enfin, ils apparaissent détachés du contexte communautaire qui régit les actions des différents acteurs d'une affaire.

L'infrajudiciaire

La notion de réparation est au coeur de toute affaire judiciaire. Elle a plusieurs formes, pouvant être de type répressif ou de type compensatoire. Le premier concerne les tribunaux, le second est bien plus obscur, et son étendue reste difficile à apprécier. L'infrajudiciaire consiste en un dédommagement à la victime ou plus souvent à sa famille, mais postérieur a l'attentat, lorsque la crainte d'une dénonciation se fait jour. AmbroiseRendu note qu'à partir du milieu du XIXème siècle les arrangements de ce type se font de plus en plus rares529. Toujours est-il que si on peut mesurer quantitativement leur évolution, il serait périlleux d'évaluer leur poids, car l'objectif de ces règlements a l'amiable est justement d'éviter que l'affaire n'arrive devant la justice. En conséquence de quoi c'est sans doute la majeure partie de ces compromis qui échappe aux magistrats comme aux historiens, puisque n'ayant pas débouché sur une instruction. Le conditionnel est de rigueur, et ce n'est pas le grand-père de la petite Louise qui va nous contredire, lui qui déclare : « Vous voulez vous arranger mais c'est bien rare si les gendarmes ne le savent pas »530.

En Indre-et-Loire à la fin du siècle, 16% des dossiers comprennent une tentative de ce genre, pas toujours a l'initiative de l'accusé, d'ailleurs. Ce procédé est dans les moeurs et ne choque pas la majorité des gens, les témoins allant parfois jusqu'à encourager celui-ci. Dans tous les cas il donne lieu à de nombreux commentaires de la part du voisinage, prompt à donner son avis sur la question. On échafaude même des hypothèses, à la manière de plusieurs témoins de l'affaire Catinat qui déclarent avoir vu la mère d'une des

528 ADI&L, 2U, 739, affaire Jabveneau.

529 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 90.

530 ADI&L, 2U, 700, affaire Lemant.

victimes aller le jour des dépositions au tribunal dans la même auberge que la femme de l'accusé531.

Honneur à la victime et à sa famille, commençons par examiner les solutions qui s'offrent à elles afin de se dédommager des sévices reçus. Presque un quart des arrangements sont à leur initiative. Selon les apparences l'annonce de la triste nouvelle n'accable pas certains parents, une voisine déclarant avoir vu la mère d'une victime s'écrier : « Il va falloir qu'il crache de l'argent ! »532. Pour la famille peu éplorée, deux possibilités existent : soit on s'adresse directement a l'intéressé, soit on passe par un intermédiaire, le maire dans la majorité des cas. A dire vrai ces histoires sont souvent obscures et confuses et le rôle de la famille est rendu difficile à cerner. Par exemple une femme qui a l'honnêteté de d'admettre qu'elle a demandé 200 francs a l'agresseur de sa fille, mais qui précise, comme pour se dédouaner, que c'était non pour les accepter mais pour lui faire avouer sa faute533. Un autre couple réclame pas moins de 1000 francs pour payer l'opération de leur fille, il est vrai sérieusement abîmée puisque la malheureuse a développé une crête-de-coq534. Ils précisent tout de même dans leur déposition qu'ils ne savaient pas si c'était exagéré, ne connaissant pas le prix de l'intervention chirurgicale. Devant la justice chacun essaie d'apparaître sous le meilleur jour possible, et d'assombrir le tableau de la partie adverse, aussi on impute à l'autre l'origine de la démarche. Un témoin accuse ainsi la famille de la victime présumée d'avoir voulu profiter de la pauvreté d'esprit du suspect, il est vrai placé sous tutelle535. Les plaignants savent que s'il est démontré qu'ils ont tenté d'arranger l'affaire au préalable, cela jouera peut-être contre eux. De même, l'accusé est conscient que toute démarche en ce sens sera interprétée comme une preuve de culpabilité. Il est intéressant de relever que les jurés ne semblent pas prendre en compte ce paramètre, puisqu'un tiers des dossiers oü l'accusé a proposé de l'argent a abouti a un acquittement. En revanche, 60% des procès dans lesquels l'arrangement était a l'initiative de la famille de la victime a donné lieu à une relaxe. Mais cette peur est bien présente, comme en témoigne un prévenu qui dit regretter d'avoir brûlé les lettres que la famille de la victime lui a envoyées pour réclamer une réparation,

531 ADI&L, 2U, 711, affaire Catinat. La mère nie tout arrangement.

532 ADI&L, 2U, 744, affaire Poirier.

533 ADI&L, 2U, 637, affaire Gautard.

534 ADI&L, 2U, 614, affaire Petit.

535 ADI&L, 2U, 648, affaire Besnard.

car il estime que cela aurait pu lui servir à prouver le chantage dont il se dit victime536. La seule victime qui est elle-même allée démarcher son agresseur via l'édile fait preuve d'un grand détachement vis-à-vis de ce qui lui est arrivé. Au maire qui lui demande si elle souhaite porter plainte, elle répond : « Pas plus que ça ; mais je voudrais qu'il me donne quelque chose ))537. Effectivement on entend parfois un peu tout et n'importe quoi et ces affaires prennent tellement d'ampleur qu'elles finissent par occulter peu a peu le réel objectif de l'instruction. Dans l'affaire Fillon, le père de la victime a même séquestré le coupable présumé dans une cabane de bois pendant deux heures, pour lui faire souscrire de force un titre d'une valeur de 1000 francs, avant de baisser a 500 puis 200538. Devant l'échec de l'entreprise, la mère de la jeune victime est allée porter plainte.

La plupart du temps le prévenu prend les devants, ce qui n'est pas toujours du goût des plaignants, car certains accusés sont coriaces et entêtés. En pleine instruction, la mère d'une petite victime se plaint au commissaire « de ce que la famille *de l'accusé+ vient l'assiéger constamment et la tourmenter, en lui offrant de l'argent pour arrêter l'affaire ou tout au moins pour l'adoucir ))539. Dans la grande majorité des cas il propose entre 50 et 200 francs de dédommagement, on en voit même un qui va cultiver un lopin de terre.

On comprend aisément la tentation qui anime les familles et les victimes outragées, car nombre d'entre elles appartiennent a un milieu modeste voire pauvre. La situation économique et sociale s'est pourtant améliorée sous la IIIème République, notamment les salaires qui progressent de 35 %540. Afin de mieux apprécier combien ces sommes peuvent être fort attrayantes, il faut savoir qu'un journalier de sexe masculin gagne environ deux francs et vingt-deux centimes par journée de travail hivernale, contre trois francs et onze centimes l'été541. Cela représente même presque la totalité du salaire

536 ADI&L, 2U, 614, affaire Petit.

537 ADI&L, 2U, 624, affaire Arnault.

538 ADI&L, 2U, 739, affaire Fillon.

539 ADI&L, 2U, 605, affaire Ferbeuf.

540 FREDJ (2009), p. 108. La période observée va de 1873 à 1896. Entre 1881 et 1896 le produit intérieur

brut du pays progresse à une moyenne de 0,5% par an. (Dominique BARJOT, Jean-Pierre CHALINE, André ENCREVÉ, La France au XIXème siècle (1814-1914), Paris, Presses universitaires de France, 1995, p. 378).

Cela signifie que ce sont principalement les salaires qui ont profité de cet enrichissement au niveau

national. Toutefois, n'ayant pas connaissance de la répartition de cette hausse entre les différentes professions, nous nous abstiendrons de faire de plus amples commentaires.

541 Michel VANDERPOOTEN, Les campagnes françaises au XIXème siècle, Nantes, Éditions du temps, 2005, p. 167. Les chiffres correspondent a l'année 1882, et pour des salariés non-nourris. Pour une femme les sommes sont d'un franc et quarante-deux centimes contre un franc et quatre-vingt-sept centimes. Un

annuel d'une servante de ferme, dans le cas de compensations à hauteur de 200 francs542. Les bas salaires sont nombreux dans les familles d'enfants agressés : Anne-Marie Sohn estime à plus de 40% la proportion de filles de paysans, pour la plupart journaliers543.

Ces arrangements sont acceptés dans une proportion légèrement plus forte qu'ils ne sont refusés. Si l'on y ajoute les accords a l'initiative de la victime ou de sa famille, on s'aperçoit que l'infrajudiciaire est accepté par plus des deux tiers des futurs plaignants. Bien entendu cette proportion est bien plus grande si l'on y inclut les arrangements qui ont totalement passé le crime sous silence. Si pour la plupart ces procédés ne sont point choquants et relèvent de la vie privée, certaines personnes en sont outrées, et n'hésitent pas à le faire savoir. Un mystérieux individu se fend même d'une lettre au procureur544 :

« Le bruit court que le maire de la commune, paysan brut et presque illettré, qui en sa qualité de magistrat, aurait dû, au nom de la moralité publique, dénoncer pareil crime, aurait au contraire, arrangé tacitement l'affaire, en faisant verser une certaine somme par l'auteur de cet acte inqualifiable, à la famille de l'enfant. Ne serait-ce pas encourager le crime ? De pareils faits ne peuvent, ce me semble rester impunis. »

Évidemment, tous les témoignages de cette sorte sont à prendre avec des pincettes, au vu des luttes de clans et de voisinage qui sont le quotidien des quartiers et des villages. Alors, faut-il vraiment voir dans cette énigmatique personne un pourfendeur des injustices ? Rien n'est moins sûr...

La plupart du temps l'accusé se contente de discuter directement avec la victime et ses parents, mais on constate également des tentatives de corruption de témoins, de policier, voire même de médecin - toutefois ce dernier exemple est sujet à caution. Lorsque la rumeur accuse Alexandre Jabveneau d'avoir violé la petite Marie, six ans, le malhonnête homme décide d'aller lui-même à la gendarmerie dénoncer ces bruits545. Toutefois, on l'accuse d'avoir acheté les personnes ayant lancé la rumeur. Malencontreusement l'action judiciaire se met quand même en marche, et Jabveneau est emprisonné dans

enfant gagne quatre-vingt-quatorze centimes l'hiver contre un franc et trente-et-un centimes à la belle saison.

542 VANDERPOOTEN (2005), p. 167. Elle gagne a l'année 235 francs de gages.

543 SOHN (1996-a), p. 251.

544 ADI&L, 2U, 700, affaire Lemant.

545 ADI&L, 2U, 739, affaire Jabveneau. Dans un autre dossier, l'accusé porte plainte pour diffamation. (ADI&L, 2U, 741, affaire Lallier).

l'attente de son procès. Sa femme prend alors le relais, cherchant par tous les moyens a corrompre les témoins comme la victime. Et elle ne recule devant aucune immoralité, essayant de convaincre l'enfant de rejeter la faute sur son cousin. Elle l'amène chez une voisine, l'oblige a raconter la version falsifiée des faits devant témoin, mais une fois partie, la petite fille se rétracte immédiatement. Un accusé tente même de corrompre un agent de police en déclarant pouvoir lui donner quelques petites choses « pour [le] débarrasser de cette fripouillerie là »546.

Accepter un dédommagement ne signifie pas pour autant nier la gravité des faits qui l'y ont amené. Un père de famille qui a accepté l'argent de l'agresseur et n'a rien dit dans l'intérêt de ses filles annonce que puisque l'affaire s'est ébruitée, il va rendre lui rendre la somme et le poursuivre en justice547. Une femme accepte l'argent mais prévient l'accusé que si l'affaire venait a être découverte, elle serait obligée de dire la vérité548.

Les négociations infrajudiciaires sont révélatrices du peu de cas que les familles font parfois de la victime. Sous couvert de la volonté d'obtenir réparation pour son honneur perdu, les parents cherchent avant tout à tirer profit de la situation. Les blâmer serait pourtant trop facile : bien des familles vivent dans la misère au point de recevoir l'aide de l'assistance publique, et leur temps de réflexion n'est pas bien long quand s'offre une opportunité d'améliorer leur situation pécuniaire. Attention toutefois à ne pas voir dans tous ces infortunés ménages - au deux sens du terme - de sordides profiteurs. Un juge de paix écrit au procureur lors d'une instruction que si la situation pécuniaire des parents de la victime n'est pas bonne, il les croit incapables de pousser leur fille a faire une fausse déclaration pour gagner de l'argent549. A la décharge de ceux qui ont moins de scrupules, il ne faut pas oublier que les attentats sans dommage physique ne sont pas tous pris en considération, même par les parents de la victime, aussi il n'apparaît pas immoral d'accepter une somme d'argent pour une action qu'on pense sans grande gravité. Un homme hésite a porter plainte car il dit que sa fille n'a pas été abusée mais juste

546 ADI&L, 2U, 739, affaire Fillon. L'honnête homme a décliné l'offre.

547 ADI&L, 2U, 713, affaire Champigny.

548 ADI&L, 2U, 744, affaire Poirier.

549 ADI&L, 2U, 749, affaire Fondayau.

touchée550. Jamais on ne dénonce des faits sans importance, ou du moins qu'on considère comme tels.

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Il apparaît difficile de résumer les processus qui entourent la dénonciation, et lui donnent une résonnance judiciaire ou la font tomber dans l'oubli. Ils se nourrissent des particularités de chacun des protagonistes de l'affaire, ainsi que du contexte local. Toutefois on comprend qu'au coeur de ces hésitations se trouve la gravité du fait, car on ne dénonce pas des faits sans importance. « Lorsqu'il n'y a ni flagrant délit, ni dommage physique irréversible, ni grossesse, la dénonciation est au XIXème siècle *...+ une entreprise délicate et qui fait hésiter », explique Ambroise-Rendu551. Comme toute révélation n'est jamais sans conséquences, on y réfléchit a deux fois d'avant de sauter le pas. Il faut ajouter à cela la méfiance vis-à-vis de l'autorité judiciaire, due a une volonté plus ou moins consciente de lutter contre l'emprise de l'État sur des affaires qu'on juge personnelles552. Peur et honte se mêlent pour expliquer les absences courantes d'extériorisation. De nombreuses luttes d'influence souterraines régissent les communautés villageoise ou de quartier, et entravent la quête de la vérité de la gendarmerie ou du tribunal.

La notion de gravité est combinée au peu d'importance accordée a l'enfant, a son statut comme a sa parole. Il ressort de ces dossiers judiciaires l'image de petites victimes a qui on ne confère pas une protection digne de celle que les juristes et les politiciens tentent de promouvoir.

550 ADI&L, 2U, 643, affaire Chaptinel.

551 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 78.

552 Jean-Claude FARCY, « Témoin, société et justice », in Benoît GARNOT (dir.), Les témoins devant la justice : une histoire des statuts et des comportements, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2003, p. 423-428, p. 428.

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