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Crimes sexuels sur enfants en Indre-et-Loire à  la fin du XIXème siècle

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par Timothée Papin
Université François-Rabelais (Tours) - Master 2 Histoire contemporaine 2011
  

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DEUXIÈME PARTIE : LE CRIME

Chapitre I : La dénonciation

« Il est certaines transgressions (en matière de moeurs par exemple) dont le mal est uniquement ou principalement produit par la révélation. »338 Jérémy Bentham.

Les mauvaises langues pourraient dire qu'avec ce nouveau chapitre, nous ne sommes toujours pas arrivés au coeur du crime, et pourtant la dénonciation est une étape ô combien importante du processus criminel. Car pourquoi qualifie-t-on des faits de crime, de délit ? Parce qu'ils ont été portés a la connaissance de personnes diverses, qui peuvent faire partie du cercle proche de la victime, des amis, des voisins, ou en être totalement étrangères, tels les gendarmes, les maires ou les juges de paix. Un crime n'existe en tant que tel, c'est-à-dire comme objet répréhensible, que s'il est arrivé aux oreilles d'un individu qui lancera le processus judiciaire. Il y a bien des faits qui jamais ne sont révélés, sans aucun doute bien plus nombreux que ceux qui sortent du silence, mais comment les atteindre ? Jamais ils ne sont répertoriés dans les archives judiciaires, tout juste apparaissent-ils dans les témoignages d'affaires connexes. Ils se dessinent au fil de la plume du greffier, relégués à un rôle anecdotique quand eux-mêmes auraient pu prétendre au premier rôle. Anne-Marie Sohn, dans son étude sur les attentats à la pudeur sur mineurs, a recensé 20% de refus de plainte339.

Fort heureusement, certains faits remontent a la surface et jettent l'opprobre sur des
hommes qui mettent en danger l'équilibre social par leur dépravation morale. La
dénonciation emprunte parfois de tortueux chemins, se heurte à de nombreux obstacles,

338 Jérémy BENTHAM, Traité des preuves judiciaires, extraits par Étienne DUMPONT, tome second, Paris, Bossange frères, 1823, p. 115.

339 SOHN (1996-a), p. 59. La taille de l'échantillon étudié est importante, avec 702 cas répertoriés d'attentats a la pudeur.

ou bien se fait de façon plus directe. Ce sont ces dernières que logiquement, nous allons évoquer en premier lieu.

Difficultés d'une dénonciation spontanée

Avant toute chose et afin de d'offrir un panorama de la situation, quelques chiffres340. Premièrement, on constate que les dénonciations spontanées, c'est-à-dire le jour même de l'attentat, sont très rares, avec à peine un cas sur vingt. Ils sont environ un sur dix à être déclarés entre un et six jours, et la proportion reste sensiblement la même pour les dénonciations entre une semaine et un mois. Comme on pouvait s'y attendre, les deux dernières catégories regroupent les cas les plus répandus : plus d'un tiers des faits dénoncés l'est entre un mois et un an, et près de 40%, donc la majorité, le sont plus d'un an après l'agression.

En moyenne, la dénonciation se fait près de dix-huit jours après l'attentat. L'évènement dénoncé le plus longtemps après l'acte est resté sous silence pendant onze ans, ce qui est en théorie impossible puisqu'il y a prescription au bout de dix ans - de nombreux faits n'ont pu être jugés a cause de cela341. Plus curieux encore, cette accusation a été retenue par le jury, lui d'habitude si pointilleux342.

Dans les affaires de moeurs, la dénonciation immédiate par la victime n'est pas la solution la plus fréquemment et spontanément employée, et Vigarello la considère même comme rarissime343. De la même manière, les flagrants délits ne sont pas des plus nombreux. Ils sont parfois entravés par la victime elle-même, preuve en est une fillette de dix ans qui révèle n'avoir crié qu'à demi-mots car elle a eu peur que sa grand-mère ne l'entende344. Et quand par chance, les agresseurs sont pris sur le fait, encore faut-il parvenir à en

340

Pour créer cette classification nous avons procédé de la manière suivante : nous avons établi avec le plus de précisions possible la date du premier attentat sur la victime, et l'avons comparée a celle ou l'affaire a été révélée à une autorité - gendarme, garde-champêtre, maire etc.

341 Article 637 du code d'instruction criminelle de 1808. Une version datée de 1929 est disponible sur internet :

http://ledroitcriminel.free.fr/la_legislation_criminelle/anciens_textes/code_instruction_criminelle_1929.ht m

342 ADI&L, 2U, 750, affaire Allain. Il faut bien dire que dans certaines affaires, l'enfant a beaucoup de mal a dater les premiers faits. C'est donc au juge d'instruction de statuer a partir des éléments dont il dispose. Dans ce cas précis, sans doute aura-t-il eu une estimation différente de la nôtre, qui faisait passer le crime en-dessous du seuil de prescription.

343 VIGARELLO (1998), p. 200.

344 ADI&L, 2U, 741, affaire Lallier.

exploiter l'avantage. Rares sont ces témoins visuels ou auditifs à aller directement raconter les faits aux autorités, par pudeur vis-à-vis d'affaires délicates qui de surcroît ne les concernent pas directement. Il faut prendre en considération que les témoins ne veulent pas forcément perdre leur temps voire leur réputation à la gendarmerie et au palais de justice. Pour eux comme pour les enfants agressés, les obstacles à surmonter sont assez nombreux pour la dissuader d'ébruiter l'affaire. En premier lieu, évoquons les difficultés qui encombrent le chemin et l'esprit de la petite victime.

En premier lieu, l'état de choc émotionnel qui caractérise l'enfant après l'agression - bien que contrairement aux idées reçues cette proportion ne soit pas des plus élevées. Un homme indique toutefois que sa fille était tellement sous le choc qu'il a dû lui donner une goutte de rhum pour qu'elle raconte345. Autre raison, l'incapacité de nombreux enfants à saisir toute la gravité des gestes dont ils viennent d'être victimes. Cette attitude se retrouve également chez les mères qui découvrent leurs filles dans des situations inappropriées. Alors qu'elle ne voit pas sa fille revenir, la mère d'Émilienne a l'idée de regarder par la porte entrouverte de son voisin, et elle voit l'enfant les jupes relevées jusqu'à la taille346. Elle pousse un cri, entre et se saisit de la petite. Elle raconte la suite lors de l'instruction : « J'ai été tellement impressionnée, que je suis rentrée chez moi sans insulter cet homme comme il le méritait ». Une situation en tout point identique fait dire au procureur : « Muette de saisissement, elle n'eut la force d'adresser aucun reproche a *l'accusé+ »347.

Paradoxalement, c'est quand la victime prend du recul par rapport à ce qui vient de lui arriver que les chances d'une dénonciation immédiate s'amenuisent. Lorsqu'elle décide spontanément de prévenir une quelconque autorité, cela peut être la marque d'une plus grande maturité sexuelle, et donc d'un âge déjà avancé dans l'enfance. Les deux cas que nous avons rencontrés concernent effectivement deux jeunes filles de douze et dix-sept ans.

L'âge de la victime est d'une importance particulière car plus il est jeune et plus il éprouve
des difficultés a s'exprimer. C'est l'image classique de deux mondes qui cohabitent mais

345 ADI&L, 2U, 609, affaire Sauvage.

346 ADI&L, 2U, 713, affaire Tricoche.

347 ADI&L, 2U, 643, affaire Chaptinel.

qui ne se comprennent pas. Ou qui ne cherchent pas à se comprendre, comme cet homme qui avoue avoir entendu sa fille pleurer et appeler sa mère, mais sans y attacher d'importance étant donné son très jeune âge348. Interpréter les attitudes de l'enfant représente une grosse difficulté, même pour des parents, surtout quand celui-ci est encore très jeune, car elles sont alors sensiblement les mêmes pour des faits pourtant distincts. Devant les pleurs de sa fille de quatre ans, une mère pense au premier abord qu'on l'a fait boire349. Louise a cinq ans lorsque son père commence a l'attoucher, et sa tentative pour révéler ces agissements à sa mère est un échec, comme le dit plus tard son géniteur, elle parle « si peu franchement que sa mère ne l'a pas comprise »350. D'autre cas montrent que les parents n'ont pas toujours une haute estime de la valeur des paroles de leur progéniture, si bien que la victime préfère se taire, pensant que ses parents ne l'auraient pas crue351.

Et effectivement, cela arrive. Céline, treize ans, raconte a sa mère qu'elle a été violée par leur maître soixantenaire, mais celle lui rétorque que « ce n'est pas vrai car il est trop chétif »352. Les renseignements donnés à la gendarmerie sur la victime sont pourtant bons, et ne mentionnent pas de mensonges. Ceux-ci sont souvent au coeur de refus de croire l'enfant abusé, qui se retrouve victime de ses antécédents sur ce point. Son attitude peut lui jouer de mauvais tours, preuve en est ce petit garçon abusé par son instituteur, mais dont les allégations n'attirent que l'indifférence de son père car il est souvent puni par son maître353. Une réputation identique peut aboutir à une conséquence inverse : Marie, douze ans, a été violée au retour d'une fête patronale, ce qui fait qu'elle est rentrée en retard354. Elle jure être restée avec des camarades, mais la sachant de moeurs légères, sa belle-mère vérifie ses vêtements et il découvre des taches de sperme.

Toutes les victimes n'ayant pas mauvaise réputation, certaines méfiances sont a imputer
à un scepticisme vis-à-vis de la parole de l'enfant en général. Et quand un père reste

348 ADI&L, 2U, 707, affaire Dorise. La petite fille n'a que deux ans.

349 ADI&L, 2U, 653, affaire Gorgeard.

350 ADI&L, 2U, 750, affaire Allain. Ici le terme « franchement » est à prendre au sens de ne pas parler correctement.

351 ADI&L, 2U, 635, affaire Ganier.

352 ADI&L, 2U, 618, affaire Ledoux.

353 ADI&L, 2U, 655, affaire Massaloup.

354 ADI&L, 2U, 606, affaire Douel.

obstinément sourd aux dires de ses filles, cela peut durer longtemps. Pendant deux ans et demi, les petites Marie et Alexandrine se plaignent, et leur mère avec, d'être poursuivies par un homme, un dénommé Ouvrard355. A plusieurs reprises, le chef de famille a « grondé » femme et enfants parce qu'il ne croyait pas a leur histoire. Toutefois il a été, au cas où, en parler au patron du malotru, mais sans pour autant le dénoncer aux services compétents. Il faut attendre que son aînée se fasse violer pour qu'il réagisse et dénonce l'homme a la gendarmerie. Dans le cas de la petite Henriette, les parents ne peuvent soupçonner un homme qu'ils connaissent depuis vingt ans356. « J'en ai parlé a mon père et a ma mère *...+, je ne sais même pas s'ils y ont fait attention », commente, dépitée mais avec une grande lucidité pour son âge, une petite fille de neuf ans357. Ce refus de croire à de pareilles allégations ne s'applique pas seulement aux paroles de victimes : quand une femme de ménage prévient le père d'une fillette de sept ans de l'agression qu'elle a subie, il n'y croit pas, et il faut attendre la découverte de taches sur les draps du lit pour qu'il entreprenne d'interroger l'enfant358.

Une autre fois, c'est la mère qui ne prête pas attention aux paroles de sa fille, certes âgée de seulement trois ans359. Un langage inadapté a la description d'un tel acte est a l'origine de la situation, l'enfant ayant dit « le garçon m'a fait bobo a mon cul » ; l'absence de précision pouvant faire envisager a l'interlocutrice une multitude d'hypothèses en adéquation avec la vie d'une petite fille. Une autre ne comprend pas de qui il est question lorsque sa fille lui annonce que « Clément » lui a touché le cul360. Abusée par l'âge de son enfant, elle en interprète la déclaration de travers et pense qu'il s'agit là des fils du dénommé Clément. Nous l'avons constaté, les enfants manquent de vocabulaire pour parler du sexe et de leur corps en général, et cela n'a pas forcément trait a leur âge. La stratégie de l'évitement des adultes, dont nous aurons l'occasion de reparler, qui ne parlent pas de sexe devant ou avec les enfants, en est la cause361.

355 ADI&L, 2U, 643, affaire Ouvrard.

356 ADI&L, 2U, 619, affaire Arnault.

357 ADI&L, 2U, 643, affaire Ouvrard.

358 ADI&L, 2U, 762, affaire Heurtevent.

359 ADI&L, 2U, 686, affaire Hilaire.

360 ADI&L, 2U, 645, affaire Clément.

361 SOHN (1996-a), p. 137-138.

Ces derniers font donc avec les moyens du bord, employant très fréquemment - on serait même tentés de dire à tort et à travers - le terme polysémique « cul » pour désigner à la fois les organes sexuels, masculins comme féminins, les fesses et l'anus362. Par exemple, cette petite file de huit ans qui dit a sa nourrisse qu'un homme lui « a fait du mal au cul »363. L'enfant fait ici référence a ses parties sexuelles, mais peut-être la femme aura compris que l'enfant a reçu une tape sur les fesses, puisqu'elle ne l'interroge pas plus. Certains font une analogie avec des objets de leur quotidien, comme un morceau de viande, ou de bois. Parfois, leur vocabulaire inapproprié entraîne un euphémisme dans leur dénonciation. « Il m'a cherché des sottises », raconte une fille âgée pourtant de treize ans, qui a tout de même été sauvagement violée364. L'éducation des enfants, qui passe par le verbe, est sans doute la cause de ces litotes. Par ailleurs, on s'aperçoit que les enfants, quand ils ne manquent pas de vocabulaire à ce sujet, en ont un très fleuri et diversifié. Et on en retrouve que rarement les mêmes termes, signe de ce que chaque village a de particulier à cette époque.

Quand, déjà perspicaces, les enfants préfèrent utiliser des gestes plutôt que des mots, il faut un certain sens de la déduction de la part de l'adulte pour que la vérité éclate. La jeune Angèle peut en ce sens remercier sa petite soeur de quatre ans qui attire l'attention de sa mère en relevant sa robe et en montrant sa bouche du doigt365. La femme n'a sans doute pas compris qu'on a forcé sa fille a faire une fellation, mais peu importe puisque l'alerte est donnée. Le cas du jeune Félix, quatre ans, est légèrement différent mais le bon sens de sa grand-mère est tout aussi salutaire366. Alors que celle-ci soigne une plaie de l'enfant, il ne tient pas en place, et elle le menace de le faire taire en lui mettant un linge dans la bouche, ce a quoi l'enfant répond « Oh ! non grand-mère, c'est sale comme Charles ». Elle interroge l'enfant qui lui révèle que le domestique de la maison « lui prenait la tête et se livrait dans sa bouche à des actes obscènes », selon les termes employés par la grand-mère.

362 C'est d'ailleurs pour les premiers cités que cela s'applique le plus, avec régulièrement la variante plus précise du « cul de devant ».

363 ADI&L, 2U, 754, affaire Mauclerc.

364 ADI&L, 2U, 719, affaire Bassereau.

365 ADI&L, 2U, 647, affaire Ligeard.

366 ADI&L, 2U, 609, affaire Gaurier.

Il est des enfants qui, soit parce que c'est un moyen comme un autre de faire ressortir le malaise né d'un attentat, ou bien par pur défi à la société des adultes, exhibent, fièrement ou non, ce que leur agresseur leur a enseigné. Et quoi de mieux que de le monter dans une école ? C'est le parti pris par Léa, dix ans, qui tient des propos obscènes à ses camarades de classe et écrit « de vilains mots ~ sur les murs de l'établissement, selon les élèves qui ont été raconter l'affaire a leurs parents367. Un juge de paix qui interroge un écolier note : « Celui qui se trouvait avec *le témoin+ riait et avait l'air de connaître l'affaire »368. Dans une école congréganiste de Tours, les jeunes amis des victimes s'amusent en voyant passer les frères, a dire qu'ils vont « tirer à la carabine ». Un des frères en informe la police, qui se rend sur place demander aux enfants ce qu'ils entendent par là369. Quand l'insouciance met a jour des faits aussi sérieux que graves. De plus, la vague d'anticléricalisme qui caractérise la France des années 1880 entraîne de la méfiance et une recrudescence des dénonciations à leur égard370.Faisons une très brève digression pour signaler que les frères en religion sont les seuls à se protéger mutuellement en dissimulant des faits.

L'insouciance et le détachement ne sont pas l'apanage des seuls camarades de classe, il arrive, bien que le cas soit rare, que la victime elle-même ne saisisse pas la gravité de l'attentat, faute d'éducation nécessaire sur le sujet. Comparer les expériences avec les enfants de son âge est une solution pour prendre conscience de ce qui est arrivé. Sans cela, l'enfant peut comprendre de travers l'acte dont il est victime : une petite fille de huit ans abusée par son instituteur pleure souvent, mais comme elle voit ses camarades en faire autant, elle ne parle de l'affaire a personne, croyant que c'est là une punition371. La religion, qui se pose en gardienne des moeurs convenables, fait parfois office de déclic : une fillette de dix ans, en général consentante face aux attouchements de l'accusé, déclare n'avoir pris conscience de sa mauvaise attitude que le jour de sa première communion372. L'âge des victimes de tels attentats explique en partie leur méconnaissance du sujet et de la gravité qui en découle.

367 ADI&L, 2U, 741, affaire Lallier.

368 ADI&L, 2U, 755, affaire Granier.

369 ADI&L, 2U, 635, affaire Ganier.

370 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 281-282.

371 ADI&L, 2U, 614, affaire Petit.

372 ADI&L, 2U, 640, affaire Bouchet.

Il est plus surprenant de constater un phénomène semblable chez des individus bien plus expérimentés. Le père de quatre très jeunes victimes en apporte la preuve, lui qui a surpris son voisin en flagrant délit : « Lorsque j'ai moi-même surpris [cet homme], je ne croyais pas que c'était si grave ))373. Sa désinvolture s'affirme un peu plus dans la suite de sa déposition : « Après avoir surpris *mon voisin+ tenant ma fille *...+, j'ai continué a planter les oignons de ce dernier )).

Toutefois la plupart des enfants ne sont pas aussi légers face à de tels actes. Un sentiment très répandu parmi les jeunes victimes est celui de la honte, de l'impression d'avoir fait quelque chose de mal. L'enfant abusé se sent a la fois victime et coupable. La sexualité est tant dépréciée et encadrée que quand on cite un bon exemple éducatif, il est d'ordre sexuel dans trois cas sur quatre374. Les termes employés par les parents, quand ils évoquent le sexe avec leurs enfants, le dénigrent tellement qu'ils façonnent la vision de leur progéniture a propos de l'amour charnel375. Cela a sans doute été le cas avec la jeune Georgette, dix ans, qui répond à sa mère « je n'ose le dire c'est trop vilain ))376.

Quels que soit leurs motifs, certaines victimes n'osent rien raconter, ou restent évasives, espérant sans doute que leurs parents ou frères et soeurs devinent sans qu'ils aient a prononcer de vilains mots. Un an avant que l'affaire ne soit révélée, une petite victime a averti son grand frère des agissements de leur père, « espérant, dixit le procureur, que celui-ci en parlerait à leur mère ))377. La petite Berthe subit les attouchements du curé dès qu'elle va a ses leçons d'orgue, aussi elle dit simplement a sa mère qu'elle ne veut plus y retourner car il lui fait « des choses *...+ pas bien ))378. Elle est alors pressée de questions mais elle n'en dit pas plus. La mère d'une malheureuse enfant doit même la mettre devant la figure du Christ pour qu'elle avoue379. Il arrive également que l'enfant pleure, mais ne veuille rien dire, même si on lui demande ce qui motive ce chagrin. Nous avons même l'exemple d'une petite fille qui reste muette pour ne pas faire de peine a son

373 ADI&L, 2U, 707, affaire Dorise.

374 Anne-Marie SOHN, Chrysalides : femmes dans la vie privée (XIXème-XXème siècles), Vol.1, Paris, Publications de la Sorbonne, 1996-b, p. 371.

375 SOHN (1996-a), p. 20.

376 ADI&L, 2U, 698, affaire Beurg.

377 ADI&L, 2U, 661, affaire Himmelspach. Le confident déclare n'avoir rien dit par peur d'être battu.

378 ADI&L, 2U, 601, affaire Damné.

379 ADI&L, 2U, 610, affaire Fontaine.

maître, par ailleurs père de l'accusé380. Ce dernier témoignage montre combien les enfants sont conscients du mal que peuvent causer leurs révélations, et des liens qu'ils peuvent briser par la même occasion.

D'autres enfants vont jusqu'à mentir a propos de leurs blessures, voire nier l'évidence. Les vêtements ensanglantés, ils prétendent être tombés. En retard, ils prétendent avoir été punis a l'école. Le mensonge peut même aller jusqu'à une sorte de déni, quand une petite fille de onze ans, dont les parents sont pris d'un doute affreux et qui la questionnent, dément avoir été agressée381. On amène alors une de ses camarades qui a déjà avoué, mais elle persiste et signe, même en présence de l'accusé. Quand ses parents l'emmènent déposer a la gendarmerie, le fonctionnaire note dans son rapport : « Le père et la mère de la petite *...+ nous ont déclaré que leur petite fille ne devait pas nous dire toute la vérité car eux ne pouvaient rien lui faire avouer à ce sujet ».

Si la raison du silence la plus souvent invoquée est d'ordre moral - la honte -, la crainte de violences physiques est presque autant répandue. En premier lieu, la peur de représailles de la part de l'agresseur, qui n'hésite pas a tirer profit de l'ignorance ou de la faiblesse des victimes pour leur imposer le mutisme. Celles-ci se retrouvent dans un tel état de terreur qu'elles craignent que la rumeur qu'elles ont involontairement déclenchée ne revienne aux oreilles de leur bourreau. L'autorité de l'adulte n'est pas dévoyée et lorsqu'un prêtre défend aux petits élèves de son école de raconter ce que leur fait un de ses collègues, il est écouté382. La crainte de représailles n'est d'ailleurs pas l'exclusivité des victimes, les témoins pouvant garder bouche close pour les mêmes raisons. « Toi tu es un gueulard, tu n'as pas besoin de dire cela, je te taperai ma main par la figure », tonne le coupable contre le frère de sa victime383. Un homme surprend son voisin alcoolique et violent en fâcheuse posture avec ses deux petites filles, mais il ne dit rien de peur d'être frappé384.

380 ADI&L, 2U, 602, affaire Trouvé.

381 ADI&L, 2U, 705, affaire Jamet.

382 ADI&L, 2U, 635, affaire Ganier.

383 ADI&L, 2U, 619, affaire Alsace.

384 ADI&L, 2U, 707, affaire Dorise. Pour la défense du père de famille, signalons qu'il se trouve dans un état

« maladif ».

(( Je ne veux pas, car maman me battrait », déclare une petite à son agresseur385. Dans la majorité des cas, ce sont donc les enfants qui ont peur d'énergiques corrections de la part de leurs propres parents, qui vont jusqu'à utiliser le fouet. Cela ne choque d'ailleurs personne, puisque l'opinion admet la valeur éducative des punitions corporelles, pourvu qu'elles ne soient pas trop violentes et qu'elles soient justifiées. Elles touchent toutefois les garçons pour la majorité386. Elles ont tendance à se raréfier à la fin du siècle, de même qu'avec l'adolescence387. Une enfant de sept ans déclare que si elle a pleuré en rentrant chez elle c'était non parce que l'accusé lui avait fait mal, mais car elle avait peur d'être grondée par ses parents388. Pour les éviter, on trouve des enfants qui ne rapportent pas à la maison les fruits ou les sous qu'on leur a donnés, dont les parents auraient demandé la provenance. D'autres histoires semblent donner raison aux enfants, et illustrent bien le manque de tact de quelques parents : il s'en trouve pour infliger une correction à leur enfant, pourtant pris sur le fait en compagnie d'un homme qui ne leur veut pas forcément que du bien. Une fillette visiblement habituée aux coups dit même à sa mère (( Si tu ne veux pas me battre, je vais te le dire »389. Une femme lucide dit que (( [sa] fille qui craint beaucoup s'était sauvée ~ avant même qu'on ne puisse lui poser des questions390. On est beaucoup plus surpris par l'attitude des maîtres et maîtresses d'école, dont une se contente de gronder l'enfant et de lui défendre de retourner chez l'accusé391. On n'est plus très loin de penser que l'enfant est en partie coupable et l'a bien cherché. Alors de nombreuses victimes se tournent vers un confident privilégié, une oreille attentive mais qui reste néanmoins dans ce cercle intime que constitue la famille. Les frères et soeurs jouent ce rôle, et on leur doit de nombreuses dénonciations. Dans la majorité des cas ils s'abstiennent pourtant de trahir ce qui s'apparente à un secret. Il arrive qu'il le répète néanmoins à un domestique, un voisin, un camarade, et de fil en aiguille cela aboutit à un procès, quand le dernier confident se charge de révéler l'affaire a la justice. L'école est bien souvent un lieu où ces tristes faits remontent à la surface, mais sous un jour bien

385 ADI&L, 2U, 624, affaire Arnault.

386 Pascale QUINCY-LEFEBVRE, Familles, institutions et déviances : une histoire de l'enfance difficile (1880-fin des années trente), Paris, Economica, 1997, p. 54.

387 FARCY (2004), p. 28-29. Dans notre corpus, sur les huit victimes qui témoignent de la peur d'être corrigés, une seule n'a pas entre dix et douze ans.

388 ADI&L, 2U, 752, affaire Bochaton.

389 ADI&L, 2U, 610, affaire Brault.

390 ADI&L, 2U, 641, affaire Tessier.

391 ADI&L, 2U, 673, affaire Moreau.

moins sérieux. Les camarades de la victime se font une joie de raconter à tout le monde des faits dont ils ne distinguent pas la gravité. Jusqu'au jour oü cela tombe dans l'oreille d'un adulte, parent ou maîtresse d'école.

La peur de dire quelque chose de mal peut avoir des conséquences graves d'un point de vue sanitaire. Il n'est pas rare de voir des enfants supporter les souffrances nées d'un attentat pendant de longues semaines. Ainsi, deux jeunes garçons ont souffert pendant un mois entier sans oser rien dire, l'un de douleurs lors de la miction, l'autre de blessure a l'anus. Une jeune fille de quatorze ans est violée deux a trois fois par semaine par son père alcoolique, et ne le dénonce qu'au bout de sept mois - ce qui reste pourtant assez rapide pour une affaire d'inceste - car selon ses propres termes elle ne peut plus y tenir et est très fatiguée392.

Face à ces nombreux accrocs, la meilleure chance de découvrir le problème est d'ordre visuel. Les difficultés a marcher, a uriner ou a déféquer sont autant d'indices assez courants dans ce genre d'affaires, qu'il faut bien interpréter, même s'ils ne sont pas toujours visibles. Une attitude insolite peut attirer l'attention, telle une enfant qui observe son sexe, ou une autre qui se gratte l'entrejambe. On voit des parents qui, pris d'un doute, amènent leur enfant chez le médecin pour clarifier les choses. Plus l'attentat est violent et plus les séquelles attirent le regard et sont sans équivoque. Il est donc normal que les viols ou tentatives soient les crimes le plus rapidement dénoncés : une grande majorité l'a été dans l'immédiat.

Les taches inhabituelles sur le linge ou les draps de l'enfant sont également assez récurrents. Certaines sont très équivoques, ce sont les taches de sperme. « C'est un homme qui touche à votre enfant », déclare avec une acuité aussi bien visuelle qu'intellectuelle une voisine a qui on présente le linge d'une jeune victime393. Le sang l'est déjà moins, et il arrive que d'autres nécessitent une dose de perspicacité pour en révéler la criminelle origine. Toutefois, dans la quasi-totalité des dossiers de viol ou tentative, des taches de sang sont présentes sur les habits de la victime et ne portent pas à confusion de par leur étendue. On trouve également d'autres traces nettement moins

392 ADI&L, 2U, 605, affaire Drouault.

393 ADI&L, 2U, 605, affaire Ferbeuf.

caractéristiques : mention spéciale à une boulangère attentive qui remarque, après une absence de quelques minutes, de la farine sur le dos de sa fille394.

Pour conclure ce point, évoquons deux situations de dépendance, économique d'une part, affective de l'autre. La première concerne les jeunes domestiques, très nombreux et dont la situation pécuniaire n'est pas des plus simples. Dans la majorité des cas ils représentent une partie des ressources de leurs parents, ce qui représente une lourde charge morale. Il est donc très difficile pour l'enfant de renoncer a son travail de domestique sous peine de sévères remontrances de la part des parents, voire de mise en péril de l'avenir de la famille - d'une certaine façon, les enfants placés assurent celui de leurs petits frères et soeurs. Un mois de chômage équivaut pour les domestiques à une perte de six mois de gages. On comprend mieux pourquoi seule une petite minorité dénonce les abus dont elle est victime, qui est plus est si chaque domestique enceinte est systématiquement renvoyée395. A cette chape de plomb s'ajoute la crainte de violences physiques, le comportement des maîtres vis-à-vis des enfants placés n'étant pas toujours correct. Arthur Gautard, accusé de viol par sa servante de douze ans, a la fâcheuse habitude d'abuser de ses jeunes employées, et en a même envoyée une a l'hôpital pour deux mois396. On n'est donc pas étonnés des menaces de mort qu'il a proféré a l'encontre de celle par qui le scandale est arrivé, mais plus par le témoignage de celle-ci, qui n'a rien dit non par peur des coups, mais d'un renvoi. La situation de Rachel, bien que cas particulier, peut s'inscrire dans ce registre : la jeune fille a des relations sexuelles plus ou moins consenties avec l'ami - et mécène - de la famille397. Elle se refuse à dénoncer l'affaire, par crainte de voir sa mère et ses soeurs démunies sans l'aide de ce riche rentier. Plus ambigüe encore est la relation qui unit la victime d'un inceste avec son bourreau.

L'inceste, un cas a part

L'ancestrale tradition de la puissance paternelle est sans conteste la principale entrave a la dénonciation de l'inceste. Elle est même, comme un cas sur sept, a l'origine du crime398. Soumettant femme et enfant a l'autorité du chef de famille, elle en façonne les

394 ADI&L, 2U, 661, affaire Poisson.

395 Christophe CHARLE, Histoire sociale de la France au XIXème siècle, Paris, Seuil, 1991, p. 321-322.

396 ADI&L, 2U, 637, affaire Gautard.

397 ADI&L, 2U, 634, affaire Collet.

398 SOHN (1996-a), p. 71.

relations intrafamiliales. La Révolution est la première à tenter de la remettre en cause cette omnipotence. En 1794, Cambacérès y voit un symbole de la tyrannie399 :

« Les premiers tuteurs sont les père et mère. Qu'on ne parle donc pas de puissance paternelle. Loin de nous ces termes de plein pouvoir, d'autorité absolue, formule de tyran, système ambitieux que la nature indignée repousse, qui n'a que trop déshonoré la tutelle paternelle en changeant la protection en domination, les devoirs en droits et l'amour en empire. »

Toutefois Napoléon Ier en décide autrement et réaffirme avec le code civil les prérogatives paternelles. Ainsi, durant une bonne partie du XIXème siècle, l'État s'interdit de franchir les portes de l'intimité de la famille, soumise a la puissance du père, cette dernière étant le socle de l'ordre social.

En revanche, l'adoption de la loi de 1863 annonce un renforcement de la lutte contre l'inceste criminel, qui l'assimile a un viol400. A partir de la décennie suivante, l'inceste est dénoncé comme un crime monstrueux401. Mais le tabou reste entier, et dans un seul cas un témoin parle de « rapports incestueux »402. Jamais le mot n'apparaît dans la bouche des magistrats. Il est très difficile d'évaluer quantitativement l'inceste, justement a cause de dénonciations bien plus rares que pour les attentats « classiques ». Dans notre corpus, il concerne à peine 7% des victimes, mais illustre parfaitement les multiples facettes de ce crime, puisqu'on a retrouvé des pratiques incestueuses avec le frère, l'oncle, le grandpère ainsi que le beau-père de la victime. Lorsque l'on compare notre échantillon a celui d'Anne-Marie Sohn, on constate que les pratiques incestueuses sont moins répandues en Touraine qu'ailleurs403. Aucune affaire n'a été dévoilée avant quelques mois, la majorité l'a été au-delà de trois ans. Anne-Marie Sohn donne une estimation plus précise : dans les

399 Antoine FENET, Recueil complet des travaux préparatoires du code civil, tome premier, Paris, Videcoq, 1836, p. 102. Disponible sur Google Books en intégralité.

400 AMBROISE-RENDU, Revue d'histoire moderne et contemporaine, 2009, n°4, p. 181.

401GIULIANI, L'Atelier du Centre de recherches historiques, 05 | 2009, [En ligne], § 15.

402ADI&L, 2U, 732, affaire Chaboureau.

403 Nos chiffres montrent qu'un prévenu sur dix est accusé de crime incestueux. Anne-Marie Sohn a relevé un chiffre deux fois plus élevé, avec plus de 21% d'affaires. (SOHN (1996-a), p. 64.). Toutefois, si on enlève les cas d'attentat par le frère sur sa soeur, qui ne sont pas jugés en assises mais que Anne-Marie Sohn a incorporés a ses statistiques, son chiffre passe a 17%. L'auteur a également pris en compte des faits qui apparaissent lors de l'instruction, mais qui ne donnent pas forcément lieu a un procès. Si nous faisons de même, nous arrivons à 12,5% des affaires qui mentionnent des actes incestueux. Cela nous rapproche du chiffre d'Anne-Marie Sohn bien que notre pourcentage reste nettement inférieur.

deux tiers des cas, les relations excèdent un an404. Trois jeunes filles ont même gardé le silence pendant neuf, dix et onze longues années.

On peut expliquer cela par ce que les psychiatres appellent le « syndrome d'adaptation »405. Si la victime n'a reçu dans les premiers temps de l'inceste aucune aide ou n'a pas perçu de moyen de se substituer a l'emprise de son agresseur, elle apprend à s'accommoder de la situation, voire même a y participer activement, et dans un cas elle incite même sa petite soeur a en faire autant406. Nous n'irons pas jusqu'à dire, comme Anne-Marie Sohn, que ce sont des circonstances exceptionnelles407. Dans plusieurs cas la frontière entre la résignation et le consentement ne peut être clairement définie, rendant les conclusions difficiles. Ses plaintes sont de plus en plus rares, de même que sa résistance. Un procureur donne tout son sens à cette affirmation en proclamant dans l'acte d'accusation que la victime « a fini par s'abandonner a lui »408. On découvre des victimes, devenues consentantes, prêtes à mentir pour sauver leur amant : lors de son interrogatoire, une jeune fille affirme n'avoir couché ni avec l'accusé ni avec un autre homme409. Le juge d'instruction ordonne aussitôt un examen, qui révèle une défloration déjà ancienne. La victime change alors son plan de défense et prétend que c'est un autre qui lui a fait cela, mais quand on lui demande qui, elle reste dans un silence obstiné. Ce n'est du reste pas la seule victime qui défend son agresseur, même dans les affaires nonincestueuses.

Le mutisme de l'enfant provient principalement de l'intimidation qui va parfois jusqu'aux menaces de mort. « Si mon père était là je ne vous dirais pas cela parce que je crois qu'il me tuerait ~, raconte un petit garçon de sept ans, terrorisé depuis près d'un an par son père410. La maltraitance, sorte d'abus de la puissance paternelle, ne trouve aucune entrave dans le code civil, aussi les intéressés ne se privent pas de frapper à tout va sur des enfants qu'on pourrait qualifier de martyrs. Dans une affaire où le grand-père de la victime bat celle-ci avec une violence inouïe malgré son grand âge - soixante-dix-huit ans

404 SOHN (1996-a), p. 67.

405 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 295.

406 ADI&L, 2U, 747, affaire Sarton.

407 SOHN (1996-a), p. 67.

408 ADI&L, 2U, 605, affaire Drouault.

409 ADI&L, 2U, 640, affaire Vaudeleau et Léprivier.

410 ADI&L, 2U, 635, affaire Fournier.

tout de même -, un témoin déclare que quatre ans auparavant il a été chercher les gendarmes qui ont ouvert une enquête qui n'a pas abouti car la petite fille a déclaré ne pas être maltraitée411. Outre la violence et les menaces, la dépendance financière est à prendre en compte. Une jeune fille victime d'inceste menace son père de le quitter s'il ne veut pas arrêter immédiatement ses actions criminelles412. Ces timides menaces sont restées vaines, la malheureuse confiant a un témoin qu'elle n'a pu les mettre a exécution faute d'argent.

Des liens bien plus profonds, même indéfectibles, unissent l'abuseur et sa victime. Ils se trouvent renforcés par l'aspect transgressif et secret qui caractérise l'inceste413. Une enfant de sept ans demande visiblement anxieuse a ceux qui l'interrogent s'ils vont mettre son père en prison414. En général ce dernier essaie de culpabiliser sa fille, de l'intégrer pleinement au processus, pour éviter une dénonciation : « J'ai plus confiance en toi qu'en ta cadette *...+, car j'ai peur qu'elle parle », déclare à sa fille un père incestueux415.De plus, dénoncer c'est remettre en cause l'intégrité de la famille, et se sentir coupable non seulement vis-à-vis du père, mais aussi de la mère, qui a été en quelque sorte remplacée par sa fille416. A l'évidence, plus que dans les affaires nonincestueuses, la victime ressent une profonde honte, une culpabilité qui les fait se sentir souillées et débauchées. Les psychiatres l'ont, de manière très imagée, appelée le « syndrome des biens avariés »417. Un procureur note que se sentant honteuse de la vie que son père lui faisait mener, une jeune victime a décidé de monter à Paris chercher une place418. La dénonciation est donc très coûteuse psychologiquement, et ce n'est pas la jeune Juliette, depuis sept ans régulièrement battue et violée par son géniteur, qui dira le contraire419. La victime a tout avoué a sa mère a la suite d'une violente dispute avec son

411 ADI&L, 2U, 744, affaire Robin.

412 ADI&L, 2U, 605, affaire Drouault.

413 Evelyne PEWZNER-APELOIG, « Inceste, honte et culpabilité : l'enfant, victime expiatoire ? », in PierreFrançois CHANOIT, Jean DE VERBIZIER (dir.), Les sévices sexuels sur les enfants, Ramonville-Saint-Agne, Érès, 1999, p. 55.

414 ADI&L, 2U, 618, affaire Chevallier.

415 ADI&L, 2U, 750, affaire Allain.

416 PEWZNER-APELOIG, in CHANOIT, VERBIZIER (1999), p. 57.

417 Marie-Aimée CLICHE, « Un secret lentement dévoilé : l'inceste au Québec (1858-1975) », in Jean-Pierre BARDET, Jean-Noël LUC, Isabelle ROBIN-ROMERO, Catherine ROLLET (dir.), Lorsque l'enfant grandit, entre dépendance et autonomie, Paris, Presses de l'université de Paris-Sorbonne, 2003, p. 413.

418 ADI&L, 2U, 750, affaire Allain.

419 ADI&L, 2U, 717, affaire Desouches.

père, et en a été tellement émue qu'elle s'est évanouie. Les enfants subissent une forte emprise psychologique de la part de leur père, qui leur apparait comme un personnage omnipotent. A leur mère qui leur demande pourquoi elles sont restées si longtemps silencieuses - plus de neuf ans pour l'un d'elles -, deux jeunes filles répondent en toute simplicité que leur père leur avait interdit de le dire420. La victime d'inceste peut également souffrir du manque d'attention de la part de son entourage, comme Marie-Louise, pourtant victime régulière des excès de boisson de son père421. Plusieurs fois elle a prévenu sa mère, qui vit séparée de son mari, qui lui a conseillé de le dénoncer à la prochaine incartade. Pourtant, au juge d'instruction qui lui demande alors pourquoi elle n'a pas révélé l'affaire plus tôt, elle répond qu'elle n'avait personne a qui se confier.

Il est vrai que les mères ne sont pas les meilleures interlocutrices dans ce genre d'affaires. Dans les affaires d'inceste, peu de dénonciations sont de leur fait422. Elles préfèrent régler le problème dans l'intimité familiale, ou se contentent de fermer les yeux et de se lamenter sur leur sort : « Je n'avais plus qu'un malheur a avoir, je l'ai »423. L'homme de la maison est bien souvent le seul moyen de subsistance de sa famille, et la mère pense avant tout à ses enfants à élever. « Je regrette ce que j'ai dit, parce que mon mari était notre gagne-pain », déclare une femme éplorée424. La mère se retrouve partagée entre les deux obligations qui sont les siennes vis-à-vis de ses enfants : les protéger, et les nourrir. Aussi elle peut voir, comme dans le cas cité précédemment, la justice comme une possibilité d'intimider le père afin qu'il cesse ses actes criminels.

Toutefois le plus souvent la femme a simplement peur de son mari violent, situation partagée par nombre d'entre elles. La mère de Clémentine, bien que consciente des blessures occasionnées par son mari, refuse de la conduire chez le médecin, par crainte d'une dénonciation425. Il est vrai qu'elle ne risque rien pénalement, puisque le code pénal ignore la « complicité par abstention »426. Il faut qu'elle ait participé volontairement au crime, en livrant par exemple ses enfants a son compagnon, pour qu'elle puisse être

420 ADI&L, 2U, 731, affaire Bigot.

421 ADI&L, 2U, 605, affaire Drouault.

422 VIGARELLO (1998), p. 200.

423 ADI&L, 2U, 746, affaire Destouches.

424 ADI&L, 2U, 716, affaire Rossignol.

425 ADI&L, 2U, 731, affaire Bigot.

426 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 315.

punie, sous le chef d'accusation d'excitation de mineur a la débauche. Victoire Léprivier, qui a tout fait pour encourager voire même provoquer les relations coupables entre ses filles et son compagnon, est la seule a avoir été condamnée sous ce chef d'inculpation - à trois ans d'emprisonnement assortis de dix ans d'interdiction d'exercer ses droits427. Le témoignage de celle de la mère de Juliette est encore plus significatif de cette situation, coûteuse moralement, vis-à-vis du chef de famille. Victime comme sa fille des coups et menaces de mort de son mari, qui va jusqu'à sortir du grenier une vieille baïonnette, elle avoue que si elle n'avait pas craint pour la vie des membres de sa famille, elle n'aurait pas dénoncé son mari428.

Certaines femmes se trouvent plus courageuses, sans toutefois aller jusqu'à dénoncer leurs maris : elles placent leur fille, soit comme domestique, soit comme apprentie, afin de les éloigner de la menace paternelle. En quelque sorte, elles essaient par ce moyen de gagner sur les deux tableaux, protégeant a la fois l'intégrité de leur fille et de leur famille. Cette situation n'est d'ailleurs pas toujours la bonne solution, certains pères n'hésitant pas à faire revenir, de force si nécessaire, leur fille au bercail.

Enfin, dernière entrave a la dénonciation, une situation rare qui, comble de l'horreur, rassemble père et mère dans une même dépravation criminelle, cette dernière se faisant la complice du premier. L'affaire Vaudeleau, bien que n'étant pas pénalement du ressort de l'attentat par ascendant, puisque l'accusé n'est pas marié mais seulement concubin de la mère de ses victimes, en est un exemple parfait429. Les principaux faits ont été commis sur l'aînée de la fratrie, Clémence, a peine l'accusé mis en ménage avec sa concubine, enceinte à cette époque. L'enfant, âgée de douze ans alors, a vu sa mère favoriser les relations criminelles de son amant en l'encourageant a voyager avec lui, et du reste la jeune fille n'a pas l'air d'en être traumatisée. Sur demande de celui-ci, cette femme a même remplacé sa fille en tant que domestique afin qu'elle prenne sa place de concubine430. Une des petites soeurs déclare a la gendarmerie que sa mère aurait dit a Vaudeleau « J'y vais te la chercher tu pourras la baiser tant que tu voudras ». Au moment

427 ADI&L, 2U, 640, affaires Vaudeleau et Léprivier.

428 ADI&L, 2U, 717, affaire Desouches.

429 ADI&L, 2U, 640, affaire Vaudeleau et Léprivier.

430 Au juge qui lui demande pour quelle raison, elle répond que c'est pour que sa fille prépare au mieux sa confirmation, en se rapprochant de ses cours de catéchisme.

oü l'affaire est révélée, cette situation perdure depuis deux mois. La complicité dans le crime est telle que l'accusé se livrait a des « actes obscènes » sur la mère et la fille en même temps, et dans le même lit.

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L'enfant abusé garde sa situation de faiblesse, déjà a l'origine de son agression, au-delà de celle-ci, ce qui détermine sa faible propension à la dénonciation ouverte. Il serait réducteur de ne voir celle-ci que par le prisme d'un cercle fermé, la plupart du temps la famille. Le monde « extérieur » a un grand rôle à jouer dans ces affaires. Les voisins, les camarades, ou de façon plus abstraite, la rumeur et la puissance publique sont des éléments sur lesquels il faut compter.

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