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étude sociologique du processus de décision dans le cas de figure d'une IVG

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par Sarah Zysman da Silveira
Université de Caen Basse- Normandie - Master 2 sociologie 2013
  

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Remerciements

Je remercie fortement Didier Le Gall, directeur de mémoire parfait, qui m'a accompagnée ces deux dernières années, répondant toujours présent à mes sollicitations et me laissant évoluer à mon rythme.

Je remercie beaucoup ma mère pour son soutien, son aide matérielle et surtout son travail de révision. C'est elle qui a testé la cohérence et la clarté des propos, corrigé les fautes d'orthographe et les erreurs de syntaxe, supervisé la traduction des textes en portugais (Brésil).

Je remercie également Benjamin Lundeen, mon compagnon de vie, pour sa patience et son aide avec l'organisation; il a réussi à inventer du temps pour que je puisse travailler à ce mémoire.

Ce mémoire n'aurait pas vu le jour sans Denise Santos, qui a su, en quelques heures à peine, me donner l'envie de me replonger dans un travail de recherche. Je la remercie également de m'avoir présenté Fernanda Tussi.

Merci à tous mes amis et connaissances qui ont pris en compte mon appel et ont accepté de le diffuser à leur tour, me permettant ainsi de constituer un corpus d'interviews.

Je remercie aussi celle que j'appellerai Sophie tout au long de ce mémoire, qui a permis à mon questionnement de s'affiner et qui m'a laissée, parfois maladroitement, tester mes questions avec elle.

Enfin, je remercie toutes celles et ceux qui, en me livrant un peu de leur histoire, ont permis à cette recherche d'avancer. Je sais combien a été éprouvant, pour certains d'entre eux, le fait de rouvrir ce chapitre de leur vie.

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Introduction

La remise du rapport Nisand1 à la secrétaire d'Etat chargée de la Jeunesse et de la vie associative Jeannette Bougrab, le 16 février 2012, concernant l'avortement et la contraception chez les jeunes, a créé un débat public dans les colonnes du quotidien généraliste Libération. Par tribunes interposées2, les auteurs du rapport ont débattu avec des sociologues et des médecins. L'objet du débat n'était pas directement relatif aux dix-huit propositions que présente ce rapport, mais aux conséquences de l'acte en lui-même. La position d'Israël Nisand et son équipe est qu'un avortement est forcément difficile à vivre psychologiquement, ce que réfutent les sociologues Nathalie Bajos et Michèle Ferrand. Pour elles, certaines femmes peuvent être perturbées par cet acte, d'autres non et certaines même peuvent le vivre comme un évènement constructif. Ce que les sociologues reprochent aux auteurs de ce rapport, c'est l'utilisation d'une étude aux résultats controversés, selon laquelle les femmes ayant avorté présenteraient plus de troubles psychiques que les autres. Pour les contradicteurs du rapport, c'est le premier pas vers une remise en cause de l'avortement. Ce point de vue a été également relayé par un collectif de médecins (Nul n'a le monopole de la parole des femmes)3 et par le collectif Les filles des 343, qui signent un texte affirmant que leur avortement a été pour elles une liberté et non un drame4.

1 Nisand I., Letombe B., Marinopoulos S., 2012, Et si on parlait de sexe à nos ados, Paris, Odile Jacob.

2 « Faut-il s'inquiéter du recours à l'avortement chez les jeunes ? » Par Bajos N., sociologue-démographe (Inserm), Ferrand M., sociologue (CNRS), Meyer L., médecin épidémiologiste (université Paris-Sud), Moreau C., médecin épidémiologiste (Inserm), Warszawski J., médecin épidémiologiste (université Paris-

1er

Sud), Libération, mars 2012.

« Faut-il s'inquiéter du recours à l'avortement des jeunes ? Oui ! » Par Nisand I., Letombe B., gynécologues, et Marinopoulos S., psychanalyste, Libération, 9 mars 2012.

«IVG : le retour des entrepreneurs de morale», Par Bajos N., Ferrand M., Meyer L., Moreau C., Warszawski J., Libération, 20 mars 2012.

« La meilleure IVG est celle qu'on peut éviter », Par Par Nisand I., Letombe B., et Marinopoulos S., Libération, 22 mars 2012.

3 « Nul n'a le monopole de la parole des femmes ! » Par un groupe de médecins, gynécologues et obstétriciens, Signataires : Mireille Becchio médecin, Marie-Laure Brival gynécologue obstétricienne, cheffe de service, Joëlle Brunerie et Laurence Danjou gynécologues, Philippe David Danielle Gaudry gynécologues obstétriciens, Laurence Esterle et Sophie Eyraud médecins, Philippe Faucheret Sophie Gaudu gynécologues obstétriciens, Martine Hatchuel gynécologue obstétricienne, cheffe de service, Christine Leballonnier gynécologue obstétricienne, Philippe Lefebvre gynécologue, chef de pôle femme-mère-enfant, Jean-Claude Magnier et Pierre Moonens gynécologues, Raymonde Moullier médecin, Catherine Perrigaud et Catherine Soulat gynécologues, Françoise Tourmen gynécologue, Claire de Truchis médecin, Libération, 20 mars 2012.

4 « Nous avons avorté, nous allons bien, merci !» Par Les filles des 343 (collectif créé en avril 2011 à l'occasion du 40e anniversaire de la parution du Manifeste des 343), Libération, 20 mars 2012.

6

Ainsi, plus de 35 ans après sa légalisation, l'IVG ne cesse pas de provoquer des débats. Ses conditions de réalisation sont elles aussi régulièrement remises en question, comme, par exemple, le déremboursement par la Sécurité sociale proposé par une candidate d'extrême droite à l'élection présidentielle 2012 ou encore les délais d'attente dans les maternités dénoncés par des associations citoyennes.

Loin des polémiques, le but de ce mémoire n'est pas partisan. Il s'agit de comprendre les mécanismes de décision dans le cadre légal français de l'IVG.

Ce mémoire a été réalisé dans le cadre du Master Changements Institutionnels, Risques et Vulnérabilités Sociales (CIREVS) de l'Université de Caen, sous la direction de Didier Le Gall. Ce sociologue de la famille, de l'intimité et de la sexualité, professeur à l'Université de Caen et directeur du laboratoire de recherche CERReV (Centre d'Etude et de Recherche sur les Risques et les Vulnérabilités), a coécrit notamment La première fois5 et a contribué à l'ouvrage collectif Maternité et Parentalité6.

La recherche présentée ici fait suite à celle effectuée dans le cadre du Master de 1ère année, Sociologie des Mutations Contemporaines: Institutions, Espaces, Cultures, de l'Université de Provence. Le mémoire, réalisé sous la direction de Michèle Pagès7 et soutenu à Aix-en-Provence, portait sur le rapport des femmes à la maternité8. Cette recherche avait pour but de recenser et comprendre les différents aspects du rapport des femmes à la maternité. Nous avons pu établir certains résultats :

- la question de la maternité se pose à toutes les femmes, qu'elles aient ou non des enfants;

- il y a une période de la vie, caractérisée par la stabilité (au niveau du
couple, du travail et du logement, notamment), qui est considérée comme propice à la venue d'un enfant, au détriment de la période précédente caractérisée, elle, par les expériences amoureuses, la vie

5 Le Gall D., Le Van C., 2007, La première fois. Le passage à la sexualité adulte, Paris, éditions Payot.

6 Le Gall D., 2004, « Paroles de femmes en situation pluriparentale », in Knibiehler Y., Neyrand G. (dirs.), 2004, Maternité et Parentalité, Rennes, éditions de l'ENSP, p. 127-144.

7 Michèle Pagès est maître de conférence à l'Université de Provence et membre du Laboratoire Méditerranéen de sociologie (LAMES).

8 Zysman da Silveira S., juin 2010, Décider de devenir mère: Enjeux normatifs du rapport des femmes à la maternité, mémoire de Master 1 : sociologie, Université de Provence.

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étudiante et les petits boulots;

- le couple a une importance particulière dans le discours des femmes car cet aspect se trouve aux confluent de deux logiques, celle de la stabilité conjugale, que nous venons de mentionner, mais nous avons également mis à jour une logique interne au couple, dont l'objectif serait d'avoir des enfants;

- la modalité de la « décision» est fortement mise en avant dans les discours;

- les pratiques et les représentations de l'IVG révèlent des « règles d'usage» de cette possibilité de technique médicale légalement mise à disposition de toutes (les femmes, en France).

Nous reviendrons plus en détails sur les résultats du travail de M1, dans la première partie de ce mémoire.

Comme annoncé ci-dessus, le questionnement à l'oeuvre ici fait suite à la recherche menée pour le mémoire de M1. Lors de ce premier mémoire en effet, des remarques souvent entendues au cours des entretiens nous ont interpelée. Cela pouvait être « c'était décidé (la grossesse), c'était un projet et c'était désiré» ou « c'est une décision qu'on a pris tous les deux », mais aussi « c'était une évidence, ça s'est fait naturellement ». Quelquefois la modalité « décision », comme acte conscient et rationnel, était fortement mise en avant dans les discours, dans la manière de présenter sa vie9, et en même temps, à d'autres moments concernant plutôt la réflexion rétrospective, la décision semblait insaisissable. La quatrième partie avait d'ailleurs été consacrée à l'importance de la décision dans les discours recueillis, sur le principe de choisir sa vie.

Continuons sur le thème du contrôle de la fécondité: le nombre à peu près constant d'IVG en France interpelle professionnels de la santé et grand public: puisque la contraception est très répandue et qu'il existe des dispositifs d'urgence comme la pilule du lendemain, il ne devrait pas y avoir autant d'IVG ! Ainsi, les faits vont à l'encontre de la théorie qui voudrait qu'une bonne « gestion» de la contraception évite les IVG. Il nous a semblé qu'il y avait là quelque chose à creuser, à approfondir. La recherche présentée dans ce

9 D'où le titre du mémoire.

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mémoire se trouve axée sur l'étude du processus décisionnel menant à une IVG. Bien que la femme concernée par la grossesse et l'IVG soit au coeur de ce travail, nous avons également voulu prendre en compte les différents acteurs qui prennent part à la décision, perçue comme processus complexe amené à évoluer en fonction d'interactions.

Ce mémoire a pour objet le processus de décision aboutissant à une IVG, les interactions qui le font évoluer et les rapports interpersonnels qu'il révèle. Si la décision est étudiée dans d'autres domaines des sciences sociales, force est de constater qu'en sociologie de la sphère privée elle n'est guère prise en compte ni étudiée en tant que telle. C'est véritablement le domaine de l'action publique qui a vu se développer les théories concernant la décision. Deux ouvrages les recensent10. Ainsi, d'une première définition de la décision comme étant une action résultant d'un choix, où donc la décision est le produit d'un choix individuel et libre, on passe à des théories beaucoup plus complexes où la décision s'inscrit dans un ensemble de représentations et déborde du cadre. La difficulté et l'importance de l'analyse du processus décisionnel viennent du fait qu'elle est souvent mise en scène pour la faire correspondre à cette image valorisée où le sujet est créateur. Nous pouvons citer d'un côté la théorie de décision rationnelle, née en économie à la fin du XIXème siècle, qui se réfère à la rationalité instrumentale, ainsi que la théorie des jeux, et à l'autre extrême le modèle de la poubelle (Cohen, March et Olsen, 1972) qui met radicalement en cause la rationalité de l'action, en passant par la notion de processus (Laswell, 1951) avec des séquences définies (Jones, 1970), mais aussi par la « rationalité limitée» de Simon (1957) et l'incrémentalisme de Lindblom (1959) qui met l'accent sur la multiplicité des acteurs. Il s'agit donc d'adapter à la sphère privée, la famille, la parentalité des outils empruntés aux politiques publiques. Dans la partie de ce mémoire consacrée à la méthodologie, nous développerons les emprunts théoriques et méthodologiques faits à Lucien Sfez11, notamment la

10 Hassenteufel P., 2008, Sociologie politique, l'action publique, Paris, Armand Colin, chapitre 3 L'analyse décisionnelle.

Lascoumes P., Le Galès P., 2012, Sociologie de l'action publique, Paris, Armand Colin, collection « 128 ».

11 Sfez L., 1984, La décision, Paris, PUF, collection « Que sais--je? » et Sfez L., 1981, Critique de la décision (1974), Paris, Presses de la fondation nationale des sciences politiques.

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méthode du surcode. Nous nous appuierons sur sa théorie de « l'homme aléatoire », qui n'est certes pas la plus connue ou diffusée mais qui se révèle comme étant la plus adaptée ici. La théorie de « l'homme aléatoire » a été créée pour remplacer celles de « l'homme certain » et de « l'homme probable» qui, si elles continuent à être utilisées en sciences sociales, ne permettent pas de saisir la complexité du processus de décision. Ce concept de « l'homme aléatoire» (homo erraticus) est basé sur la multi-rationalité (qui est beaucoup plus qu'une juxtaposition des rationalités puisqu'elle prend en compte les interactions) et l'influence des rationalités les unes sur les autres dans le processus global de décision.

Maintenant, pourquoi choisir justement l'IVG comme champ restreint pour cette recherche sur le processus de décision dans la sphère privée?

Ce que cette recherche peut apporter au champ, c'est une remise en cause des présupposés relatifs à la décision. En effet, comme nous le verrons dans la première partie de ce mémoire, il semblerait que les recherches en sociologie restent troubles en ce qui concerne la décision. Parfois, les termes employés laissent penser que ces recherches ont adopté la vision « gestionnaire » de la vie privée, alors même que dans l'analyse fine de leur corpus cela est remis en cause.

Mais aussi, l'interruption volontaire de grossesse - étant un choix négativement connoté parce qu'il se prend en contrepied de la maternité, qui, elle, est survalorisée - nous permet d'échapper au phénomène de naturalisation. C'est-à-dire que nous évitons les discours de justification du type « j'ai toujours voulu avoir des enfants », permis, justement, par la survalorisation de la maternité dans notre société. Autrement dit, il s'agit, dans la perspective du chercheur, de choisir une situation où il a quelque chose à dire, à raconter, à expliquer. De plus, le processus décisionnel menant à une IVG présente quelques caractéristiques homogènes qui facilitent le travail du chercheur. Ces caractéristiques sont, d'une part, l'issue (ici l'acte de l'interruption de grossesse), d'autre part, un cadrage temporel avec des limites clairement définies. Le processus de décision se déroule entre le moment où la femme pense être enceinte et l'acte en lui-même, qu'il s'agisse d'une IVG médicamenteuse ou chirurgicale.

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Ce mémoire est composé de quatre parties. Dans la première, consacrée au champ, nous contextualiserons précisément l'IVG pour l'insérer dans son temps, son historicité. Ce contexte large fait partie du sens que l'on pourra attribuer aux situations analysées. Nous aborderons les champs de la famille et de l'individualisme et la question de la domination masculine. Nous reviendrons sur les résultats du mémoire de M1 et nous dessinerons un panorama, que nous espérons complet, de l'IVG en France actuellement. Ce panorama comprendra une chronologie des lois et des événements marquants; les points de vue exprimés par plusieurs courants de pensée, au sujet de l'avortement, au fil de l'histoire; et le cadre légal et les démarches nécessaires pour faire une IVG. Toujours dans cette première partie, nous présenterons le travail d'une anthropologue brésilienne, dans le but d'effectuer une comparaison entre les représentations françaises et brésiliennes au sujet de l'avortement. Nous terminerons par la prise en compte du traitement sociologique de l'IVG en France et les questions soulevées par celui-ci, ce qui nous amènera, dans une seconde partie, à poser précisément le cadre de cette recherche.

Dans cette seconde partie, nous aborderons en détail la méthodologie à l'oeuvre dans ce mémoire. Il sera question de problématique, de théorie, de méthode de recueil des données et de méthode d'analyse. Ainsi, cette recherche portant sur le processus de décision d'une IVG, nous nous focaliserons sur une période définie par deux marqueurs temporels: au début, par la suspicion d'une grossesse, à la fin, par l'acte d'interruption de celle-ci. L'IVG offre la particularité suivante: même si la femme est instituée (par la loi) à prendre la décision d'avorter, d'autres personnes peuvent prendre part à ce processus. C'est le cas notamment du partenaire. Dans ce travail, nous chercherons à prendre en compte autant que possible la parole des personnes qui ont pris part à la décision. Ainsi, pour une même situation, que nous traiterons en études de cas, nous pourrons avoir des entretiens avec plusieurs des actants. La théorie sur laquelle nous nous basons pour ce travail est celle de Lucien Sfez, qui met en cause la décision cartésienne et ses caractéristiques de linéarité, de mono-

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rationalité et de liberté. Nous terminerons cette deuxième partie en détaillant l'accès au terrain et le déroulement de la recherche.

Les troisième et quatrième parties développeront les résultats d'analyse. L'une sera plus axée sur le processus de décision et l'autre sur les spécificités de l'interruption volontaire de grossesse. Dans la troisième partie nous présenterons deux des études de cas que nous avons réalisées pour ce travail et nous nous interrogerons sur la notion d'anticipation. Dans la quatrième partie, nous ferons une ébauche de typologie concernant les rôles qui se mettent en place dans une situation qui va vers l'IVG, et les enjeux pour chacun de ceux que nous avons pu percevoir. Ensuite, nous répertorierons les aspects dans lesquels l'IVG peut être un acte lourd, tout en prenant en compte les spécificités des représentations françaises (par rapport aux représentations brésiliennes) et la question de la domination masculine.

Pour conclure ce travail nous reprendrons les hypothèses de départ. Il sera question d'indiquer en quoi elles ont été confirmées ou infirmées. Nous reviendrons également sur les limites de cette enquête et indiquerons quelques pistes de travail complémentaires. Pour l'heure, commençons par cerner le champ de cette recherche.

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Le champ

Le champ dans lequel s'insère cette recherche est celui de l'avortement, qui lui-même fait partie de celui plus large de la maternité, de la famille ou des droits de l'individu, que nous allons détailler dès à présent. Nous dresserons ensuite un panorama de l'interruption volontaire de grossesse en France en 2013. Nous tenterons de répondre à la question : Qu'est-ce que l'avortement, aujourd'hui, en France? Avec l'idée qu'il est important de bien le situer, à la fois dans son histoire et dans la législation de son pays car c'est ainsi qu'il prend tout son sens. Tout d'abord en retraçant son histoire à travers les différentes idéologies qui se sont prononcées au sujet de l'avortement. En effet lorsque cette question s'est posée dans l'espace public, elle l'a toujours été de façon polémique, voire passionnée. Définir les différentes idéologies nous permettra de découvrir ce qu'il en reste aujourd'hui, et donc de mieux comprendre certains arguments et certaines prises de position. Un rappel de la loi en vigueur et des démarches nécessaires suivra les données historiques. Puis nous nous intéresserons aux chiffres. L'IVG, aussi bien médicamenteuse que chirurgicale, étant un acte médical qui doit faire l'objet d'une déclaration, nous disposons de données chiffrées nombreuses et précises, facilement consultables. Ensuite, nous proposerons un point de comparaison avec le Brésil, où l'avortement n'est légal qu'à de rares conditions, et nous nous pencherons sur le travail de l'anthropologue F. Tussi. Cette comparaison nous permettra de mettre en exergue les différences potentielles dans les vécus et les représentations lorsque le contexte légal et sociétal n'est pas le même. Ensuite, nous reviendrons en France pour étudier la littérature sociologique de l'avortement, ce qui nous amènera à préciser notre positionnement pour cette recherche en nous centrant sur le vocabulaire, dans une optique de neutralité.

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La maternité, la famille et les droits de l'individu

L'avortement peut être lié aux champs de la maternité et de la famille, mais aussi à ceux des droits de l'individu, droits de la femme. Ce qui peut sembler curieux, en liant l'avortement à la maternité, c'est qu'on associe ce thème à un champ en fonction de ce qu'il refuse. En effet, avorter c'est refuser, à un moment donné, une maternité. Nous pouvons alors penser qu'il s'agit de comprendre « maternité» d'une manière large, comme rapport à la maternité, c'est--à--dire l'ensemble des questions que l'on peut se poser face à la maternité. C'est avec cette vision--là qu'a été écrit le mémoire de première année Décider de devenir mère12, dont nous reprendrons les conclusions ici. La maternité comme dimension biographique, voire identitaire, des femmes a subi des évolutions. Elle n'est plus seulement prise en compte pour le groupe famille, au service duquel elle serait. Une dimension d'individualisme entre également en jeu.

Individualisme?

Selon certains auteurs spécialistes des évolutions de la famille, tel F. de Singly13, les choix concernant la vie privée se font aujourd'hui en se basant sur une reconnaissance mutuelle, pour l'accomplissement de chacun, dans un contexte de désinstitutionalisation où les formes de vie choisies n'ont pas besoin d'une légitimité externe. Nous pouvons néanmoins relativiser ces constats. Ainsi, dans un article intitulé « L'individualisme dans la vie privée mythe ou réalité ? »14, le sociologue T. Blöss cite une à une les raisons de relativiser cette évolution. Tout d'abord, le fait que le mariage, même s'il concerne moins de couples, reste la norme, dans le sens où il y a peu ou pas de différences de fonctionnement domestique entre les couples mariés et ceux qui ne le sont pas, avec le maintien des inégalités entre hommes et femmes pour ce qui concerne les tâches ménagères et l'éducation des enfants. Les couples continuent à se former selon les lois de l'homogamie sociale. T. Blöss montre également que les contraintes sociales continuent de s'exercer, notamment pour les familles monoparentales,

12 Zysman da Silveira S., juin 2010, op.cit.

13 De Singly F., 1996, Le soi, le couple et la famille, Nathan, coll. « Essais et recherche ».

14 Blöss T., septembre 2002, « L'individualisme dans la vie privée mythe ou réalité ? », Ceras - revue Projet n°271.

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où les femmes ont plus de difficultés à se remettre en couple que leur ex-- conjoint, et l'intérêt de l'enfant reste primordial. Il conclut que « Penser l'individualisme contemporain comme l'aspiration, voire la nécessité ressentie par les acteurs d'une recherche d'équilibre entre leur épanouissement individuel dans la famille et leurs propres responsabilités sociales (de conjoint ou de parent) s'avère en définitive un pari idéologique. Cette recherche d'équilibre, sorte de processus d'émancipation individuelle, est le plus souvent contrariée ou freinée en raison de l'action de la socialisation notamment sexuée qui n'incline pas les hommes et les femmes à se convaincre de cette nécessité (dans l'idéal) d'équilibre. Ceci est particulièrement flagrant chez les femmes, y compris des milieux supérieurs, dont le rôle maternel prend une place et un sens très importants dans l'existence et agit comme un rappel à l'ordre permanent et contradictoire avec leur volonté d'émancipation personnelle».15 Pour la présente recherche, ces propos sont importants à garder en mémoire dans le sens où ils éclaireront certains positionnements au cours du processus de décision.

La domination masculine

Il faut aussi compter que l'avortement s'inscrit dans un rapport de genres. Ainsi, le choix de poursuivre ou d'interrompre une grossesse se fait souvent en considération de la place que pourrait prendre l'hypothétique futur père. Nous arrivons donc dans une dialectique homme/femme qui n'est pas neutre, qui est chargée d'un rapport de domination construit au fil du temps, comme l'explique P. Bourdieu dans son ouvrage La domination masculine16.

Dans cet ouvrage, le sociologue analyse la société des Berbères de Kabylie, dans le but d'objectiver les mécanismes de la domination masculine, en (se) sortant de l'objet étudié. Cette stratégie est nécessaire car, étant homme ou femme, nous entrons dans ce rapport et avons incorporé les « structures historiques de l'ordre masculin ». Elle permet de comprendre les traces de cette domination dans notre société. Voici comment P. Bourdieu la présente : « La description ethnologique d'un monde social à la fois assez éloigné pour se prêter plus facilement à l'objectivation et tout entier construit autour de la domination

15 Blöss T., septembre 2002, op. cit.

16 Bourdieu P., 1998, La domination masculine, Paris, éditions du Seuil.

15

masculine agit comme une sorte de "détecteur" des traces infinitésimales et des fragments épars de la vision androcentrique du monde (...) »17.

Car si notre société change et que les femmes ont acquis beaucoup de droits, certains mécanismes et structures demeurent et peuvent ainsi être dévoilés. « Les changements visibles qui ont affecté la condition féminine masquent la permanence des structures invisibles (...) »18.

Il y a donc un rapport de domination entre hommes et femmes, et il se perpétue sans même que nous en ayons conscience.

C'est par la formation des corps, le « dressage des corps » pour reprendre le terme de Bourdieu, qui se fait par mimétisme et par injonctions, que s'imposent les dispositions fondamentales de cette domination, rendant les hommes « enclins et aptes» à se comporter de façon virile et à vouloir dominer, notamment dans les champs de la politique et des affaires19.

Si les femmes n'entrent pas directement dans ces jeux sociaux, elles y entrent toutefois par l'intermédiaire des hommes: le fils, le mari, « par procuration, c'est-à-dire dans une position à la fois extérieure et subordonnée »20.

Mais si elles accèdent au pouvoir, elles subissent une double contrainte (double bind) : « si elles agissent comme des hommes, elles s'exposent à perdre les attributs obligés de la "féminité" (...) ; si elles agissent comme des femmes, elles paraissent incapables et inadaptées à la situation ».21

P. Bourdieu a une définition sévère de la féminité: « Etre "féminine", c'est essentiellement éviter toutes les propriétés et les pratiques qui peuvent fonctionner comme des signes de virilité, et dire d'une femme de pouvoir qu'elle est "très féminine" n'est qu'une manière particulièrement subtile de lui dénier le droit à cet attribut proprement masculin qu'est le pouvoir »22.

Donc par la formation des corps, nous apprenons à être des hommes virils ou des femmes féminines. Il y a ainsi une adéquation entre « disposition et position », c'est-à-dire que l'on aime faire ce que par notre place, ici d'homme ou de femme, on est censé faire. Bourdieu parle des « rencontres harmonieuses entre

17 Bourdieu P., 1998, op. cit., p. 79.

18 Ibid., p. 145.

19 Ibid., p. 81.

20 Ibid., p. 111.

21 Ibid., p. 97.

22 Ibid., p. 136.

16

les dispositions et les positions qui font que les victimes de la domination symbolique peuvent accomplir avec bonheur (au double sens) les tâches subalternes ou subordonnées qui sont assignées à leurs vertus de soumission, de gentillesse, de docilité, de dévouement et d'abnégation. »23

La domination s'exerce par une violence symbolique qui est une violence douce, invisible pour ses victimes mêmes:

« La force symbolique est une forme de pouvoir qui s'exerce sur les corps, directement, et comme par magie, en dehors de toute contrainte physique; mais cette magie n'opère qu'en s'appuyant sur des dispositions déposées, tels des ressorts, au plus profond des corps. Si elle peut agir comme un déclic, c'est-à-dire avec une dépense extrêmement faible d'énergie, c'est qu'elle ne fait que déclencher les dispositions que le travail d'inculcation et d'incorporation a déposées en ceux et celles qui, de ce fait, lui donnent prise ».24

Rappeler cette étude du sociologue P. Bourdieu a ici une fonction de contextualisation, car, comme nous le verrons par la suite, les IVG prennent place au coeur des relations entre hommes et femmes. Pour les femmes, la disposition qui consiste à prendre en compte l'autre avant soi-même aura bien sûr de l'importance dans le processus de décision. Nous verrons également que la « force symbolique » qui agit « comme un déclic» prend des formes qu'il nous sera donné de rencontrer au cours des entretiens, et la lecture de P. Bourdieu nous incite à les considérer comme une manifestation de la domination masculine.

Ainsi ce pouvoir qui s'exerce a souvent pour effet diverses formes d'émotions. Bourdieu parle des « émotions corporelles », telles la honte, l'humiliation, la timidité, l'anxiété, la culpabilité, et des « passions et sentiments » comme l'amour, l'admiration et le respect: « émotions d'autant plus douloureuses parfois qu'elles se trahissent dans des manifestations visibles, comme le rougissement, l'embarras verbal, la maladresse, le tremblement, la colère ou la rage impuissante, autant de manières de se soumettre, fût-ce malgré soi et à son corps défendant, au jugement dominant, autant de façons d'éprouver, parfois

23 Bourdieu P., 1998, op. cit., p. 83.

24 Ibid., p. 59.

17

dans le conflit intérieur et le clivage du moi, la complicité souterraine qu'un corps qui se dérobe aux directives de la conscience et de la volonté entretient avec les censures inhérentes aux structures sociales ».25

Enfin, pour aller jusqu'au bout de la logique, et puisque notre étude s'intéresse également au point de vue masculin, notons que les hommes aussi peuvent être victimes de ce rapport de domination, étant en quelque sorte obligés d'être dominants: « Les hommes sont aussi prisonniers, et sournoisement victimes, de la représentation dominante. Comme les dispositions à la soumission, celles qui portent à revendiquer et à exercer la domination ne sont pas inscrites dans une nature et elles doivent être construites par un long travail de socialisation, c'est-à-dire, comme on l'a vu, de différenciation active par rapport au sexe opposé ».26 Ainsi « Le privilège masculin est aussi un piège et il trouve sa contrepartie dans la tension et la contention permanentes, parfois poussées jusqu'à l'absurde, qu'impose à chaque homme le devoir d'affirmer en toute circonstance sa virilité ».27

Les conclusions du Mémoire de M1

Pour notre recherche précédente, nous nous étions limitée au point de vue des femmes. L'objet - le rapport des femmes à la maternité28- était volontairement très vaste, puisqu'il s'agissait d'une recherche à visée exploratoire. Basée sur 20 entretiens de femmes ayant ou non des enfants, autour de l'âge socialement valorisé pour être mère29, cette recherche s'est attachée à comprendre les différents aspects du rapport des femmes à la maternité, ce qui y entre en compte. Ce mémoire a ainsi permis d'établir qu'il n'y a pas de posture par défaut; être mère ou ne pas l'être, c'est se confronter à un ensemble de représentations et de normes, nulle ne faisant l'économie de cette confrontation. Nous avons constaté l'établissement d'un modèle-type du passage à la maternité, comme période de la vie, avec des éléments annexes

25 Bourdieu P., 1998, op. cit., p. 60.

26 Ibid., p. 74.

27 Ibid., p. 75.

28 Zysman da Silveira S., juin 2010, op.cit.

29 Dans l'article de Bajos N. et Ferrand M., 2006, « L'interruption volontaire de grossesse et la recomposition de la norme procréative », Sociétés contemporaines, n°61, p. 91-117, l'âge socialement valorisé pour être mère fait partie des « bonnes conditions » socialement définies. L'âge socialement valorisé pour être mère s'inscrit dans cette norme procréative et se situe environ entre 25 et 35 ans.

18

récurrents. Au fil des entretiens, une cohérence discursive s'est imposée: ces femmes, d'horizons différents et aux situations de vie si dissemblables, racontaient la même histoire, dans laquelle on retrouve notamment des « conditions optimales de la maternité» de Michèle Ferrand et Nathalie Bajos30. C'est-à-dire qu'un modèle en deux périodes ou phases de vie s'est dessiné, chaque période étant constituée d'une série d'éléments associés d'une manière régulière. Certains éléments de la vie qui ne sont pas directement liés à la maternité physiologique se révèlent de bons indicateurs de ces deux phases, la première où la venue d'un enfant n'est pas envisagée, la seconde où elle est considérée comme bienvenue, voire nécessaire. Ces éléments sont les suivants: le couple, le travail, le niveau de vie, le logement et le développement personnel. Ainsi, des systèmes d'opposition permettent de caractériser ces deux phases: on opposera par exemple les expériences amoureuses de la phase 1 au couple stable de la phase 2, la vie d'étudiante de la phase 1 (qui inclut les stages et les petits boulots) à une situation professionnelle dans la phase 2. La stabilité est la clé de la phase dans laquelle les femmes interrogées estiment qu'il est propice d'avoir un enfant.

Si le couple a une place très importante dans le discours des femmes à propos de la maternité, c'est parce qu'un autre modèle se télescope avec celui qui divise en deux périodes la vie des femmes qui deviennent mères, que nous venons de présenter. C'est celui du couple, dont l'objectif est, pour beaucoup des personnes interrogées, d'avoir des enfants. Selon la personne, cet objectif peut être vécu comme une évidence, ou bien venir des commentaires de l'entourage, ou encore comme la volonté de construire quelque chose à deux. On n'est plus dans le modèle où il faut trouver un conjoint et former un couple stable pour avoir un/des enfant/s, comme décrit plus haut, mais bien dans celui du couple qui a besoin d'un projet commun. Ces deux modèles se renforcent l'un l'autre.

1ère

Un autre aspect dégagé du Mémoire de année souligne l'importance de la

modalité « décision » dans les discours étudiés, sur le principe de choisir sa vie. Le contrôle de la fécondité semble être totalement passé dans les mentalités.

30 Bajos N., Ferrand M. et alii, 2002, De la contraception à l'avortement, sociologie des grossesses non prévues, Paris, INSERM.

19

Aujourd'hui en France, un enfant qui vient au monde est, dans les représentations du moins, un enfant que ses parents ont décidé d'avoir. Car il est admis que si l'on n'en veut pas, on peut très bien « se débrouiller» pour ne pas en avoir (contraception, IVG). Il y a même un glissement dans les représentations du contrôle de la fécondité: si l'on peut NE PAS avoir d'enfant lorsqu'on en a décidé ainsi, ce contrôle est aussi imaginé dans le sens contraire, c'est-à-dire d'AVOIR un enfant au moment où on l'a décidé. Ainsi les difficultés à procréer au moment choisi, voire les fausses couches, se sont avérées être des sujets très angoissants pour les femmes interrogées.

Le guide d'entretien employé lors de ce travail n'était pas particulièrement orienté vers l'avortement mais une grande partie des entretiens font état d'un ou de plusieurs avortements provoqués au cours du parcours de vie. A ce sujet, on peut constater que bien que sa pratique soit un épisode douloureux pour la majorité des femmes interrogées qui y ont été confrontées, l'avortement est considéré comme un choix légitime dans certains contextes, étant même la décision typique de certaines périodes de vie (lorsque la femme est étudiante notamment). A contrario, lorsque la femme est dans un contexte propice à une maternité, contexte caractérisé par la stabilité (couple stable, logement, stabilité financière, emploi stable et même, pour certaines, stabilité psychologique, comme expliqué dans la partie modèle-type), la décision de l'avortement est rarement prise.

Il apparaît que même si la décision légale appartient à la femme concernée dans son corps de poursuivre ou d'interrompre une grossesse, les pratiques et les représentations qui l'accompagnent dessinent des « règles d'usage » de cette possibilité de technique médicale légalement mise à disposition de toutes (les femmes, en France).

20

Panorama : l'IVG en France en 2013

Histoire

Maintenant que nous avons un aperçu des champs auxquels se rattache l'avortement, essayons de comprendre comment il s'articule avec eux, au travers des idéologies qui ont cherché à le combattre ou à le défendre.

Voici une sous-partie historique, pour acquérir le recul nécessaire à la compréhension des arguments d'aujourd'hui. Certains historiens se sont intéressés à l'histoire de l'avortement31, d'autres prennent en compte ce thème dans des recherches consacrées à la maternité32.

Nous présenterons ici, en les schématisant, quelques idéologies qui se sont prononcées au sujet de l'avortement, tout en ayant conscience de l'aspect réducteur d'une telle démarche, nécessaire pourtant pour saisir l'essence de ces logiques.

Pour commencer cette partie historique, nous avons établi une chronologie33 des lois françaises et événements marquants concernant l'avortement en France:

1810 : Dans l'article 317 du Code pénal, l'avortement est défini comme un crime.

1852 : L'Académie de Médecine reconnaît l'avortement thérapeutique si la vie de la mère est menacée.

1920 : Loi qui réprime la provocation à l'avortement et la propagande anticonceptionnelle.

1923 : Correctionnalisation de l'avortement, qui devient un délit et est passible de peines moins lourdes (dans le but qu'elles soient mieux appliquées).

1939 : Code de la famille pour réprimer davantage l'avortement : levée du secret médical pour les affaires d'avortement, réglementation du diagnostic de grossesse et modification de l'article 317 du Code pénal en reconnaissant, pour le limiter, l'avortement thérapeutique (la vie de la mère doit être gravement menacée).

1941 : Sous Vichy, la répression s'accroit. Loi installant une juridiction d'exception (annulée en 1945, à la Libération).

1943 : Une femme est guillotinée pour avoir pratiqué des avortements.

31 Le Naour J.-Y., Valenti C., mars 2003, Histoire de l'avortement XIXe -XXe siècle, Paris, éditions du Seuil.

32 Knibiehler Y., 2000, Histoire des mères et de la maternité en occident, Paris, PUF, collection « Que sais-je? ».

33 Chronologie établie à l'aide des ouvrages suivants:

- Collectif IVP, 2008, Avorter, histoire des luttes et des conditions d'avortement des années 1960 à
aujourd'hui
, Lyon, éditions tahin party.

- Le Naour J.-Y., Valenti C., mars 2003, op. cit.

- Nisand I., Araujo-Attali L., Schillinger-Decker A.-L., 2002, L'IVG, Paris, PUF, collection « Que sais-

je? ».

- Vilain A., Mouquet M.-C., Gonzalez L. et De Riccardis N., 2013, « Les interruptions volontaires de
grossesse en 2011 » in Etudes et Résultats, n°843-juin, DRESS.

21

1960 : Création du Mouvement Français pour le Planning Familial (MFPF).

1962 : L'Ordre des médecins se prononce contre la prescription de contraceptifs par les médecins.

1965 : Loi sur la capacité juridique des femmes. Les femmes mariées ne sont plus sous la tutelle

34

de leur époux.

1967 : Loi Neuwirth pour la contraception. Les décrets d'application sortent en 1969 et 1972.

1969 : Création de l'ANEA (Association Nationale pour l'Etude de l'Avortement). La même année, elle dépose une proposition de loi définissant strictement les cas où l'on pourrait interrompre une grossesse : menace sur la vie ou la santé de la mère, malformations foetales avérées, viol, inceste, père ou mère atteint d'une maladie ou arriération mentale, parents ne pouvant assurer les soins matériels ou moraux de l'enfant à naître. La proposition n'a pas été retenue. A la même période, d'autres propositions de loi en ce sens ont été déposées.

1970 : Création du MLF (Mouvement de Libération des Femmes): des féministes qui exigent le droit à disposer librement de leur corps.

1970 : Création de l'association « Laissez-les vivre », opposée à l'avortement.

1970 : Sondage indiquant que 22 % des Français se déclarent favorables à la libéralisation de l'avortement.

1971 : Manifeste des 343. Publié par le Nouvel Observateur, ce manifeste est une liste de 343 femmes (dont de nombreuses personnalités) qui affirment s'être fait avorter.

1971 : Sondage indiquant que 55 % des Français se déclarent favorables à la libéralisation de l'avortement.

1972 : La méthode Karman arrive en France. Il s'agit d'une méthode d'avortement par aspiration relativement simple à utiliser et moins dangereuse que les méthodes utilisées auparavant.

1972 : Procès de Bobigny. Marie-Claire, 16 ans, s'est fait avorter, avec la complicité de sa mère et de deux collègues de travail de celle-ci. Elle a été dénoncée par le jeune homme qui a abusé d'elle et de qui elle est enceinte. Marie-Claire est relaxée, les deux collègues aussi, sa mère est condamnée à 500 francs d'amende avec sursis.

1973 : 330 médecins proclament qu'ils pratiquent des avortements dans un manifeste publié par Le Nouvel Observateur et par Le Monde.

1973 : Création du MLAC (Mouvement pour la Liberté de l'Avortement et la Contraception).

1975 : La loi Veil est une dérogation limitée au principe du respect de la vie. Cette loi est provisoire. Elle permet le recours à l'IVG, dans un délai de 10 semaines de grossesse, avec les conditions suivantes : entretien préalable obligatoire, délai de réflexion d'une semaine, les mineures doivent obtenir l'autorisation de leurs parents. L'acte n'est pas remboursé. Les médecins disposent d'une clause de conscience.

1979 : Sondage IFOP selon lequel 67 % des sondés estiment que l'avortement est un droit fondamental.

1979 : Loi Veil-Pelletier qui reconduit la loi Veil et apporte les modifications suivantes: le délai de réflexion peut être écourté si les 10 semaines risquent d'être dépassées et tous les établissements hospitaliers doivent créer un service d'interruption de grossesse.

1982 : Loi instaurant le remboursement de l'IVG par la Sécurité sociale.

1990 : Création du CADAC (Coordination des Associations pour le Droit à l'Avortement et à la Contraception.)

1993 : Loi Neiertz qui punit les entraves à l'avortement.

34 http://www.vie-publique.fr/politiques-publiques/famille/chronologie/, consulté le 6 juillet 2013.

22

1999 : Rapport sur les difficultés d'accès à l'IVG remis par le Professeur Israël Nisand à la ministre Martine Aubry.

2001 : Loi Aubry, dépénalisation de l'avortement par transfert des articles de répression de l'interruption de grossesse du Code pénal au Code de la santé publique et modifications de la loi de 1979 : allongement du délai de 10 à 12 semaines, l'entretien devient facultatif, dispense de l'autorisation parentale pour les mineures.

2009 : Décret du 6 mai 2009, qui précise les modalités de la loi 2007-1786 du 19 décembre 2007 étendant le dispositif relatif à la pratique des IVG par voie médicamenteuse en dehors des établissements de santé : les centres de santé et centres de planification et d'éducation familiale (CPEF) réalisent également des IVG médicamenteuses.

2013 : Depuis le 31 mars 2013, l'IVG est prise en charge à 100 % par l'Assurance maladie.

Après cette chronologie de lois et de faits marquant l'histoire contemporaine de l'avortement en France, détaillons les courants de pensée qui ont été fortement représentés.

A la fin du 19ème siècle et au début du 20ème, les idéologies qui se prononcent au sujet de l'avortement le font par rapport à la société. Elles présentent un avis sur la natalité en France. Examinons trois courants de pensée.

- Le néo-malthusianisme se développe en France à la fin du 19ème siècle. Il prône la réduction des naissances dans un but politique. Si la classe populaire a moins d'enfants, elle diminue et les salaires augmentent. Cette idéologie, souvent montrée du doigt par le camp opposé (natalistes) comme étant celle des avorteurs, considère pourtant l'avortement comme une pratique détestable du fait de la mortalité importante qu'elle entraîne, un dernier recours qui ne devrait pas exister s'il y avait une contraception efficace.

- Le mouvement nataliste se crée en France dès 1870, car la fécondité décline (à partir de 1740, les élites s'emploient à limiter leur descendance). Pour les natalistes, l'avortement en est le responsable et ils le considèrent comme un crime contre la société. Les natalistes sont inquiets de ce manque d'enfants, qui se traduira par un manque de soldats, et ce, d'autant plus que l'Allemagne a une forte fécondité. Ce mouvement est fort et s'étend sur une grande période, en s'adaptant aux enjeux du moment. Il est intéressant de remarquer que vers 1915, un débat divise les natalistes: l'avortement devrait-il être autorisé en cas de viol par l'ennemi allemand? A l'approche de la deuxième guerre mondiale, l'influence des natalistes s'étend et le régime de Vichy aura une politique clairement nataliste (cf. chronologie).

23

- L'eugénisme (courant assez marginal en France) s'est prononcé en faveur de l'avortement, dans l'optique d'assainir la race et d'éliminer les dégénérescences en tous genres, et ce, au moyen de stérilisations ou d'avortements. Là aussi nous avons une vision sociétale de la reproduction.

Cette vision sociétale consiste à considérer que la reproduction concerne avant tout la société, et non les individus avec leurs choix personnels, et doit servir une cause: beaucoup d'enfants pour la patrie afin de pouvoir gagner une guerre, moins d'enfants pour la classe populaire afin de renverser le rapport de forces capital/travail, ou encore l'amélioration de l'espèce humaine, comme nous venons de le voir.

D'une manière générale, l'idée du libre choix individuel a mis longtemps à s'imposer en France. Que ce soit au sujet de la composition familiale, avec l'accès à la contraception, ou pour le droit à l'avortement, ce thème a été au coeur des débats du 20ème siècle.

- Les théories du birth control se développent en France à partir de 1930. Ses adeptes promeuvent la méthode anticonceptionnelle Ogino-Knaus, et souhaitent avant tout l'équilibre des familles. La contraception est perçue également comme un moyen de limiter les drames liés à l'avortement. Ces théories n'ont pas de visée sociale, la composition de la famille est ici affaire de choix personnel. C'est dans cette mouvance que sont créés les centres de Planning Familial.

- Les communistes ont une position différente: ils sont natalistes (de 1935 à 1965) et donc contre la contraception et la limitation des naissances; en revanche, ils sont pour la libéralisation de l'avortement. En fait, pour eux cette libéralisation doit être temporaire, le temps de supprimer les causes sociales menant à l'avortement et d'améliorer les conditions de la maternité. L'avortement est considéré comme le fléau social des couches défavorisées, ce qui l'inscrit dans une perspective de lutte des classes. A partir de 1965, ils soutiennent l'avortement et la contraception (qu'ils considéraient auparavant comme un thème petit-bourgeois).

24

- Les adversaires farouches de l'avortement, qui se constituent en associations telles que « Laissez-les vivre », tentent d'occuper le devant de la scène et se manifestent lorsqu'une proposition de loi sur l'avortement est débattue. Le centre « Humanae vitae» (créé en 1968) condamne tout assouplissement des conditions d'avortement car un assouplissement encouragerait ce que ses membres appellent un laisser-aller sexuel et un amoralisme. Le pire semble être qu'une femme puisse disposer du droit d'avorter pour convenance personnelle. Certains membres de ces associations n'hésitent pas à recourir au vocabulaire de la Seconde Guerre mondiale, assimilant l'avortement aux camps de la mort. Les adversaires de l'avortement font du lobbying: ils écrivent des centaines de lettres aux parlementaires lorsqu'une proposition de loi est débattue et tiennent la liste de « bons » et « mauvais» députés selon leur vote. Par exemple en 1995, il y a un fichier des élus nommé Spartacus (Système partagé de connaissance des élus), géré par Transvie. Vers le milieu des années 80 apparaissent les commandos, c'est la radicalisation des opposants à l'avortement et le rapprochement avec l'extrême-droite, avec des groupes comme « La trêve de Dieu » et « SOS tout-petits ». Ils font également pression contre la pilule abortive RU 486 car, selon eux, elle permettrait une banalisation de l'avortement, qui, puisqu'il est possible, devrait au moins rester une opération lourde et culpabilisante. Il semblerait qu'aujourd'hui les associations « pro-vie» adoptent une stratégie moins frontale, en cherchant à monopoliser le terrain de la communication, notamment sur internet35. En effet, plusieurs sites, très bien référencés et présentant des caractéristiques de sites officiels, appartiennent à des associations portant un message engagé. Or ces sites ne mentionnent pas ce lien. Pour ivg.net, il s'agit de l'association SOS détresse et pour ecouteivg.org et sosbebe.org, le mouvement Alliance Vita, créé en 1993 par Christine Boutin. Tous ces sites proposent un numéro de téléphone gratuit d'écoute.

- Il est indispensable de mentionner l'Eglise catholique, représentée par le Pape, qui soutient jusqu'à aujourd'hui une position de refus total de l'avortement. Si l'influence de la position papale est forte, les croyants ne suivent néanmoins pas tous cette ligne de pensée.

35 « Les anti-IVG pratiquent la désinformation sur le web » par Laurent S., Le Monde, 25 février 2013.

25

- Les associations féministes, qui se forment ou prennent leur essor dans les années 70, ne portent pas toutes le même message: Le MLAC milite pour la libération des femmes comme condition indispensable à la lutte anticapitaliste. Cette association remet en cause le pouvoir des médecins sur les femmes et veut donner la possibilité d'avorter et d'accoucher à domicile, pour que ces actes soient contrôlés par les femmes elles-mêmes. Ainsi, en 1977, cette association continue à pratiquer des avortements clandestins. Le MLF (Mouvement de Libération des Femmes), dont le nom a été déposé en 1979 par une faction « psychologie et politique» composé d'intellectuelles et de femmes aisées, revendique le droit à disposer de son corps. L'association Choisir, quant à elle, voit la question sociale de l'avortement comme liée aux femmes, mais également aux catégories sociales (ce sont les femmes les plus pauvres qui portent le poids de ce problème). L'engagement de cette association se manifeste sur les terrains juridique, en organisant la défense des femmes inculpées pour avoir avorté, et politique, en faisant des propositions de loi et en participant au gouvernement. Le MFPF (Mouvement Français pour le Planning Familial) élargit son champ d'action et se positionne, vers le milieu des années 70, contre les violences faites aux femmes, contre la répression de l'homosexualité, pour le libre choix des conditions d'accouchement, contre les conditionnements oppressifs dans les relations hommes / femmes et continue à envoyer des femmes avorter en Angleterre.

La description sommaire de ces différentes idéologies nous a donc montré que les discours sur l'avortement sont loin d'être univoques et que ce sujet peut être relié à des thèmes divers pour servir une cause, un point de vue sur la société beaucoup plus global. Ainsi, si l'IVG est aujourd'hui intimement liée à l'idée qu'une femme a le droit de disposer de son corps, cette conception de l'avortement est assez récente par l'individualisme (féminin qui plus est) qu'elle met en oeuvre.

26

Cadre légal et démarches

C'est la loi de 2001 qui fixe en détail les conditions d'exercice de l'IVG. Afin d'être exhaustive dans notre panorama, détaillons les démarches nécessaires pour réaliser une IVG.

Le remboursement à 100 % de l'IVG par la Sécurité sociale a été une des promesses de campagne du candidat aujourd'hui président de la République Hollande. Cette loi est entrée en vigueur le 31 mars 2013. Nous choisissons néanmoins de laisser dans ce dossier les informations mises à jour le 25 avril 2012, quand l'IVG n'était pas encore remboursée à 100 %. En effet, notre échantillon se compose de femmes ayant vécu une ou deux IVG entre 2009 et 2012, avant cette réforme. Nous décrirons en détail cet échantillon dans la partie méthodologie de ce travail.

Ces informations permettront de clarifier certains points évoqués lors des entretiens. Voici un encart avec les informations données par le site institutionnel du Service Public36 :

Interruption volontaire de grossesse (IVG)

Mise à jour le 25.04.2012 - Direction de l'information légale et administrative (Premier ministre)

Principe

L'avortement est accessible à toute femme en situation de détresse du fait de sa grossesse.

La pratique de l'interruption volontaire de grossesse (IVG) est réglementée et plusieurs étapes doivent être respectées, avant et après l'intervention.

Délai

Le délai légal d'avortement est fixé en France à la fin de la 12ème semaine de grossesse, soit 14 semaines après le 1er jour des dernières règles.

Libre choix de la femme

La femme est seule juge de sa situation et est libre de sa décision.

La jeune fille mineure doit demander cette intervention elle-même en dehors de la présence de ses parents. Elle doit avoir l'autorisation de l'un de ses parents (ou représentant légal). Cependant, si le dialogue familial est impossible, elle peut s'en passer et doit alors se faire accompagner par une personne majeure de son choix (adulte de son entourage ou membre du planning familial par exemple).

Consultations préalables obligatoires

2 consultations médicales sont obligatoires avec un délai de réflexion d'une semaine entre les 2. À la première, le médecin procède à un examen clinique, il informe la patiente des différentes méthodes et lui présente les risques et les effets secondaires potentiels. Il doit également lui remettre un dossier-guide. Le médecin peut également proposer un dépistage de maladies sexuellement transmissibles (MST) et prescrire un futur mode de contraception.

Un médecin n'est pas tenu de prendre en charge lui-même la demande d'IVG mais il doit en informer immédiatement la femme qui fait la demande et lui donner le nom de confrères susceptibles de réaliser l'intervention.

Dans tous les cas, il est conseillé de prendre rendez-vous le plus tôt possible, compte tenu des délais d'attente.

La 2ème consultation a lieu 7 jours minimum après la première.

Ce délai peut toutefois être réduit si le seuil des 12 semaines de grossesse risque d'être dépassé.

36 http://vosdroits.service-public.fr/F1551.xhtml, consulté le 12 juillet 2012.

Lieu de l'IVG

 

Montant du forfait

 

Somme due par la patiente après remboursement

 
 
 
 

Établissement de santé public

 

257 €

 

51,4 € (taux de remboursement 80%)

Établissement de santé privé

 

Entre 230 € et 270 €

 
 
 
 
 
 
 

Cabinet médical

 

190 €

 

57 € (taux de remboursement 70%)

27

Sile médecin est habilité à pratiquer l'IVG, il peut dès lors la réaliser. Mais si la patiente souhaite la faire pratiquer par un autre médecin, il doit alors lui délivrer un certificat attestant qu'elle s'est conformée aux consultations préalables.

Entretien psycho-social

Proposé à toute femme qui envisage une IVG, il est obligatoire pour une jeune fille mineure et donne lieu pour elle à la remise d'une attestation indispensable pour procéder à l'IVG.

L'entretien psycho-social est mené par une personne qualifiée en conseil conjugal, dite conseillère conjugale, qui apporte une assistance et des conseils appropriés à la situation.

Cette consultation a lieu en principe dans le courant de la semaine suivant la consultation médicale et au plus tard, 48 heures avant l'IVG.

Un centre d'IVG situé dans un hôpital public doit proposer des permanences destinées à ce type d'entretien, afin de permettre à la femme enceinte d'accomplir l'ensemble des démarches.

Méthodes d'interruption volontaire de grossesse

Méthode chirurgicale

Elle peut être pratiquée jusqu'à la fin de la 12ème semaine de grossesse.

Elle est exclusivement pratiquée en établissement de santé et nécessite dans la plupart des cas, une

hospitalisation inférieure ou égale à 12 heures.

Elle est pratiquée sous anesthésie locale ou générale.

Elle consiste en une aspiration de l'oeuf, précédée d'une dilatation du col de l'utérus au moyen d'un

médicament.

Méthode médicamenteuse

Elle peut être pratiquée jusqu'à la fin de la 5ème semaine de grossesse soit en établissement de santé, soit

dans le cabinet d'un médecin de ville.

Elle est réalisée en 2 prises éloignées de médicaments, l'un interrompant la grossesse, l'autre provoquant

des contractions et l'expulsion de l'embryon.

Visite de contrôle

Quelle que soit la méthode utilisée, une consultation de contrôle et de vérification de l'IVG est réalisée entre le 14ème jour et le 21ème jour suivant l'intervention. Le médecin ou la sage-femme envisage avec la patiente un moyen de contraception adapté à sa situation.

Coût

Coût forfaitaire d'une IVG chirurgicale

Le coût peut varier en fonction de la durée de l'hospitalisation, du recours à l'anesthésie locale ou générale. Tableau 1 relatif à la fiche F1551

Lieu de l'IVG

 

Coût indicatif

 
 

Établissement de santé public

 

De 250 € à 390 €

 
 
 

Établissement de santé privé

 

De 300 € à 450 €

La différence (ticket modérateur) reste à la charge de l'assurée ou de sa mutuelle, si celle-ci le prévoit.

Pour les bénéficiaires de la couverture maladie universelle complémentaire (CMU-C), ou de l'aide médicale d'État (AME) la prise en charge est de 100 %.

Si la jeune fille mineure a le consentement de ses parents, elle bénéficie de leur couverture sociale. Dans le cas contraire, aucune demande de paiement ne peut lui être adressée.

Coût forfaitaire d'une IVG médicamenteuse

Ce forfait comprend la consultation durant laquelle la patiente remet la confirmation de sa demande par écrit, les consultations d'administration des médicaments, le coût de ces médicaments et la consultation de contrôle. Son montant dépend du lieu de l'IVG

Tableau 2 relatif à la fiche F1551

Les chiffres

Intéressons-nous maintenant aux données chiffrées de l'IVG. Selon le livret de la DREES37 (Direction de la Recherche, des Etudes, de l'Evaluation et des Statistiques) :

« 222 500 interruptions volontaires de grossesse (IVG) ont été réalisées en France en 2011, dont 209 300 en Métropole. Ce nombre est stable depuis 2006, après une dizaine d'années de hausse entre 1995 et 2006. D'après les données provisoires, les IVG n'ont pas augmenté non plus au cours des derniers mois de 2012. Le taux de recours en 2011 est, en moyenne, de 15,1 IVG pour 1 000 femmes. Il demeure le plus élevé chez les femmes âgées de 20 à 24 ans (27 pour 1 000) ».

Ce même livret explique qu'un indice, « calculé par l'Institut national d'études démographiques (INED), uniquement pour les premières IVG des femmes sur la période 2007-2009 permet d'estimer que 36 % des femmes ont recours au moins une fois àune IVG au cours de leur vie féconde en France métropolitaine ». L'IVG concernerait ainsi directement plus d'une femme sur trois.

Dans notre étude, nous avons inclus les IVG médicamenteuses et chirurgicales, quel que soit le mode d'anesthésie. Nous constatons que les IVG médicamenteuses représentent la majorité des interventions:

Avortements suivant la technique employée et le type
d'anesthésie -- 2010 -- France métropolitaine -- INED

Nombre
d'avortements

%

Technique employée et type d'anesthésie

4230

-

N.D.

Chirurgicale avec anesthésie locale

21021

12,49

Chirurgicale avec anesthésie générale

58873

34,99

Médicamenteuse

88381

52,52

TOTAL

172505

100,00

28

37 Vilain A., Mouquet M.-C., Gonzalez L. et De Riccardis N., 2013, op. cit.

29

Comparaison : Le Brésil

Maintenant que nous avons fait un panorama de l'IVG en France, pratique médicalisée et encadrée par la loi, intéressons-nous à un autre contexte. Cette différence de législation, comme partie visible de la manière dont l'avortement est perçu par la société, nous permettra, dans l'analyse, de mettre en rapport ces deux contextes et de spécifier les représentations françaises.

Au Brésil, sauf rares exceptions qui le rendent possible, l'avortement est un crime pouvant être puni par la loi. La peine encourue va de un à trois ans d'emprisonnement. Les femmes qui avortent sont donc des criminelles, même si, dans les faits, l'avortement est rarement puni.

Fernanda Tussi est diplômée en Anthropologie Sociale par l'Université Fédérale du Rio Grande do Sul (UFRGS) où elle a travaillé pendant six ans dans le centre de recherche Núcleo de Antropologia do Corpo e da Saúde, qui a pour thèmes le corps et la santé. Son travail met en lumière les représentations de femmes ayant avorté. Majoritairement, elles ne sont pas féministes ou militantes. Très souvent, elles sont même contre l'avortement. Au fil des entretiens, elles livrent leurs contextes de vie et les motifs de leur choix. F. Tussi enquête également sur l'affaire de la clinique de Campo Grande (Mato Grosso do Sul) qui a défrayé la chronique en 2007. Il s'agit d'une clinique qui pratiquait des avortements illégaux et qui, suite à une dénonciation médiatique, s'est fait saisir les dossiers médicaux des patientes par la police. Un grand nombre de personnes ont été mises en examen.

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Résumé du mémoire rédigé par l'auteure:

Au Brésil, la question de l'avortement provoqué implique des discours d'ordres divers, caractérisant ainsi un contexte marqué par des divergences politiques qui s'expriment dans des débats polémiques. D'une part, la problématique de l'avortement présuppose un découpage par genre, puisqu'il se réfère immédiatement au corps de la femme. D'autre part, cette problématique fait référence à un ensemble de relations plus larges, centré en particulier sur le/s sens de la famille, en tant que dimension fondamentale de l'enquête pour comprendre les contextes de grossesse. A partir d'une méthodologie qualitative d'orientation ethnographique, un travail de terrain a été réalisé avec deux groupes. Pour l'un d'eux, des entretiens semi-directifs ont été réalisés avec treize femmes de la région de Porto Alegre (RS) qui ont interrompu leur grossesse dans des conditions illégales. Pour l'autre, des entretiens ont été faits avec

38 Traduit par nos soins.

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différentes personnes impliquées dans un cas de mise en examen judiciaire d'une Clinique de Planning Familial à Campo Grande (MS). Des articles de presse ont également été analysés, traitant des débats sur l'avortement. On a pu se rendre compte que dans le cas de ces mises en examen, étaient en jeu des aspects politiques et sociaux, au-delà de la punition des femmes qui ont interrompu leur grossesse. Par ailleurs, ce travail a cherché à mettre en évidence le réseau familial ainsi que le contexte dans lequel est insérée la grossesse non planifiée et, également, les formes de punition corporifiées pour les femmes qui avortent. L'ensemble des données montre à la fois l'absence de connexion des discours légaux avec les mouvements sociaux et la réalité des interviewées, et l'interpénétration des sphères publique et privée dans le corps des femmes. Les résultats pointent la nécessité d'une approche qui assume de se centrer sur l'expérience des femmes, puisque la question de l'avortement est masquée par les ambivalences propres au champ légal et au champ moral.

Le travail d'anthropologie sociale de Fernanda Tussi sur l'avortement au Brésil va nous servir de point de comparaison. En effet, nous verrons que les caractéristiques des vécus ainsi que les représentations au sujet de l'avortement peuvent être éloignées de celles que nous rencontrons en France. Un intérêt majeur de la comparaison France / Brésil est que le contexte légal est différent. Au Brésil en effet, l'avortement est un crime passible de peine d'emprisonnement.

C'est l'article 124 du Code pénal brésilien, sur les crimes contre les personnes physiques, dans le chapitre des crimes contre la vie, qui régit l'avortement. Y est prévue une peine d'emprisonnement de un à trois ans pour la femme qui provoque un avortement sur elle-même ou qui consent qu'un tiers lui provoque un avortement. Il y a peu d'éléments dans la loi qui permettraient de prendre en compte la complicité ou la participation du conjoint. L'article 128 indique que la peine ne s'applique pas en cas de viol, ou si l'avortement est le seul moyen de sauver la vie de la femme. Néanmoins, très peu d'avortements donnent lieu à des condamnations effectives.

Le mémoire de F. Tussi39 est construit en deux partie distinctes: d'une part un travail de terrain à Campo Grande, dans le Mato Grosso do Sul, où elle a interviewé les différents acteurs impliqués dans la fermeture de la clinique qui réalisait des avortements clandestins. D'autre part des entretiens avec des femmes ayant avorté (illégalement, donc) dans la région de Porto Alegre, dans le Rio Grande do Sul. Cette partie s'attache à démontrer que la décision d'avorter se prend en considération de l'entourage (le conjoint prêt à assumer ou non, et

39 Tussi Pivato F., 2010, Aborto vivido, aborto pensado : aborto punido ? as (inter)faces entre as esferas publica e privada em casos de aborto no Brasil, dissertação : Antropologia, Universidade Federal do Rio Grande do Sul.

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l'entourage familial, plus particulièrement les femmes de la famille de la mère potentielle). F. Tussi montre également que l'idée de punition face à l'avortement est intériorisée et incorporée par ces femmes qui évoquent de curieuses conséquences à leur(s) avortement(s). Les représentations, revendications et opinions sont aussi étudiées à travers les discours publics (loi, mouvements féministes, religion) et les discours privés des femmes qui avortent. La Clinique du Planning Familial de Campo Grande a été fermée en avril 2007, suite à une émission de télévision dénonçant ses pratiques illégales. Près de dix mille dossiers de patientes ont été saisis par la police et environ un millier de femmes ont été mises en examen (pour les autres, le délai de prescription - huit ans - était dépassé). Huit hommes ont également été mis en examen.

La clinique faisait payer les avortements environ 5000 réais, soit approximativement 1835 euros40. Pour avoir une idée de ce que représente ce coût, nous pouvons le rapporter au salaire minimum brésilien qui, en 2007, était de 380 réais41 (soit moins de 140 euros) ; dans l'Etat du Rio Grande do Sul, le salaire minimum était compris entre 430 et 470 réais (de 157 à 172,50 euros) selon les catégories professionnelles (les Etats fédérés ont le droit de décider d'un salaire minimum supérieur au national)42.

La fermeture de cette clinique n'est pas un acte isolé. A Porto Alegre, de 2006 à 2010, au moins trois cliniques de ce type ont été fermées à cause de dénonciations semblables. Ici, c'est probablement le nombre de dossiers saisis qui a attiré l'attention des médias et donné un tel retentissement à l'affaire. La femme médecin mise en examen pour avoir pratiqué les avortements (également propriétaire de la clinique) a vu son autorisation de pratiquer la médecine révoquée en juillet 2007 avec interdiction de quitter la ville dans l'attente du procès. Elle s'est donné la mort en novembre 2007, sans avoir été jugée.

Les femmes qui ont été condamnées pour avoir avorté ont dû faire des travaux d'intérêt général : travailler dans une crèche pendant un an.

40 1er

Tarif pratiqué en 2007, aussi avons--nous utilisé le taux de change de la même période, celui du février

2007, soit 1 R$ = 0,367 €, d'après le site internet http://www.freecurrencyrates.com/fr/exchange--rate-- history/BRL--EUR/2007, consulté le 15 août 2013.

41 http://www.portalbrasil.net/salariominimo.htm consulté le 15 août 2013

42 http://www.portalbrasil.net/salariominimo_riograndedosul_2007.htm consulté le 15 août 2013

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Des entretiens qu'elle a menés avec 13 femmes de la région de Porto Alegre, issues des classes populaire et moyenne, F. Tussi tire un certain nombre de remarques.

Tout d'abord il a été difficile pour elle de rencontrer ces femmes, il y a eu beaucoup de refus et de désistements. N'oublions pas que l'avortement est illégal et qu'il s'agit donc d'un « secret ». Néanmoins, aucune d'entre elles n'a été inquiétée par la justice. D'ailleurs, il est intéressant de constater que ces femmes avaient peu de connaissances juridiques en matière d'avortement. Beaucoup ignoraient la loi et les peines encourues, et, par conséquent, ne s'en inquiétaient pas.

F. Tussi remarque le rôle central de l'attitude de l'homme comme condition à la décision d'avorter. Néanmoins, les femmes interrogées déclarent que la décision a bien été la leur, ce qu'il faut comprendre comme une décision liée à un contexte dans lequel le rôle de l'homme est prédominant. Tout se joue autour du concept « d'assumer» la paternité.

Les femmes brésiliennes comptent également sur la présence de leur famille d'origine. Une des conditions de la maternité, dirons-nous, est d'avoir la présence d'une femme de sa famille (la mère, bien souvent) pour aider aussi bien comme soutien à la parentalité que comme aide concrète au quotidien. Ainsi, l'absence de famille, ou le refus de la part de celle-ci et la réprobation d'une grossesse, peuvent être évoqués comme motif d'interruption volontaire de la grossesse.

Comme spécificité de la classe moyenne, l'anthropologue constate que la reproduction est associée à la phase « adulte », plus mûre de la vie, c'est-à-dire après avoir fini ses études. Pour ce segment, les avortements ont lieu avant 22 ans.

La réprobation morale de l'avortement est très forte au Brésil et apparaît dans les discours des femmes interrogées. Par exemple, elles sont nombreuses à dire qu'elles savent avoir tué une personne, à jurer qu'elles ne recommenceraient pas, voire à regretter leur geste. En cela, elles reconnaissent la règle sociale de poursuivre à terme une grossesse, analyse F. Tussi. Une seule interviewée ne s'appesantit pas sur l'avortement qu'elle a vécu à 15 ans, convaincue d'avoir pris la bonne décision. Elle ressent néanmoins fortement le poids de la réprobation

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sociale liée à cet acte. Pour F. Tussi, l'expression des différentes manières dont les femmes interrogées ressentent ce poids prouve que c'est la question morale de l'avortement qui a une influence sur l'avortement, beaucoup plus que la notion de criminalité, qui la plupart du temps n'atteint pas les femmes ayant avorté. Ainsi la peine, vécue comme « punition », prend la forme de tourments personnels, souvent ancrés dans le corps, surtout en ce qui concerne les plus âgées du corpus. « La législation influe sur le corps de la femme, le transformant en "corps légiféré", mais, au-delà, aussi en "corps moralisé". La morale et la réalité sociale de l'avortement au Brésil mettent en évidence la superposition du corps social et du corps physique ».43

L'anthropologue cite ainsi les conséquences diverses (et surprenantes) que les femmes interrogées attribuent à l'avortement (ou aux avortements) vécu(s) : ne plus pouvoir avoir d'enfant, avoir eu un enfant mort quelques jours après sa naissance, avoir des problèmes de santé (un cancer, par exemple), avoir des enfants du sexe opposé à celui souhaité, et même mettre une assiette supplémentaire à table (acte manqué récurrent, qui a cessé lorsque la femme « a compris» le lien avec son avortement). En se basant sur ces données empiriques, l'auteure perçoit une « punition corporifiée » dans les femmes ayant vécu un avortement. Précisons toutefois que cet aspect ne se retrouve pas dans la totalité de l'échantillon.

En ce qui concerne les opinions véhiculées dans les discours de ces femmes, on constate qu'elles se déclarent souvent contre l'avortement. Elles tentent de justifier les raisons de leur acte, liant ces raisons à leur entourage et aux circonstances. F. Tussi met en évidence le décalage entre ces discours, cette parole privée, des femmes à propos de leur vécu, sans revendication aucune, et les discours publics, la loi d'une part, qui ouvre un espace pour la condamnation massive des femmes, et les mouvements féministes d'autre part, qui portent sur l'autonomie de la femme et sa capacité à prendre ses propres décisions et à disposer de son corps. Dans ces discours publics la présence masculine n'est

43 Tussi Pivato F., 2010, op.cit., p. 99 : « A legislação influi no corpo da mulher, tornando-o um « corpo legislado », mas, mais do que isso, também um « corpo moralizado ». A moral junto com a realidade social sobre o aborto no Brasil, evidenciam a sobreposição do corpo social e do corpo físico ». Traduit par nos soins.

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quasiment pas mentionnée, alors que dans les discours des femmes elle constitue l'élément central de la prise de décision.

L'anthropologue observe que l'idée « d'autonomie corporelle» véhiculée par l'idéologie individualiste ne se retrouve pas dans le discours des femmes au sujet de l'avortement.

Telles sont les conclusions de ce travail anthropologique sur l'avortement au Brésil. Ces conclusions nous seront utiles pour mettre en perspective nos propres résultats, et, par la comparaison, comprendre les spécificités de notre société. Nous allons maintenant revenir en France et voir comment l'IVG est traitée en sociologie, avec les questions que ce traitement soulève, ainsi que le positionnement que nous adopterons au cours de cette recherche.

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La sociologie de l'avortement et les questions de vocabulaire

Commençons par présenter ici une enquête sur l'IVG qui aborde le sujet par une entrée originale: à travers la parole des hommes, exclusivement, alors même que les questions relatives à la maternité, à la contraception et à l'avortement sont traitées majoritairement par le point de vue des femmes dans les enquêtes qualitatives. Nous serons amenée, dans ce mémoire, à prendre en compte la parole des hommes également.

Les hommes et l'IVG

L'article « Les Hommes et l'IVG, expérience et confidence »44 présente une recherche réalisée par Geneviève Cresson, « Les hommes et l'IVG de leurs compagnes », en 1998. En voici le résumé, rédigé par l'auteure :

« L'IVG s'inscrit dans des relations politiques, professionnelles et sexuelles qui sont largement des relations de pouvoir, d'où un risque de vulnérabilité accrue des femmes. La loi les protège en faisant de l'IVG un droit des femmes, au prix d'une disqualification sociale des décisions ou souhaits des hommes. Face à l'IVG, les hommes ont du mal à se situer. Les institutions de prise en charge médicale leur laissent une place secondaire, les considèrent au pire comme une gêne, au mieux comme une aide ponctuelle dans leur propre activité. L'interrogation sur les conditions de la « circulation de la parole » est centrale pour la compréhension sociologique de ce phénomène, comme elle l'est également dans une perspective de prévention. Dans la plupart des situations d'IVG, le secret se garde presque « naturellement », sans trop réfléchir. Entre hommes, la parole ne circule pas sur cette expérience. Ils se sentent isolés, et soumis à une expérience non partageable, ce qui complique la recherche d'information et de solution. Comment comprendre ce silence, ses différentes figures? C'est ce à quoi s'attache l'enquête présentée ici, à partir d'entretiens avec des hommes directement concernés ».

L'auteure constate qu'il y a, de par la loi qui autorise les femmes à décider seules de l'issue d'une grossesse, une « disqualification sociale des décisions ou souhaits des hommes »45. L'enquête de terrain a été difficile à réaliser car les tentatives de contacts n'aboutissaient pas. La chercheuse a fini par recruter son échantillon et faire les entretiens à l'intérieur même d'un CIVG (Centre d'Interruption Volontaire de Grossesse). De ce fait, les entretiens ont été réalisés avec des hommes qui accomplissaient la démarche d'accompagner leur partenaire au rendez-vous.

44 Cresson G., 2006, « Les hommes et l'IVG, Expérience et confidence », Sociétés Contemporaines, n°61, p. 65-89, Presses de Sciences Po.

45 Ibid., p. 66.

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Les médecins de ce centre ont également été interviewés. Ils considèrent que la présence de l'homme est plutôt une gêne pour le déroulement de l'entretien et sa parole n'a que peu d'importance. Pour l'auteure, l'attitude des médecins contribue à créer un malaise pour l'homme présent: « Ce qui peut expliquer le mal--être des hommes que j'ai interrogés, qui se trouvent ainsi dans une situation difficile à vivre pour les hommes, plus habitués à occuper le devant de la scène, à avoir le rôle de sujet principal ».46

Après s'être intéressée à la perception des médecins de la place de l'homme, la sociologue se penche sur le rapport des hommes à la contraception : « Les pratiques contraceptives des hommes interviewés se caractérisent surtout par leur rareté et leur "anachronisme" si l'on prend au sérieux la norme moderne de la contraception efficace. Mais il est sans doute erroné de parler des pratiques contraceptives des hommes, car il ressort de leurs propos que, toutes méthodes confondues, la contraception reste d'abord, voire uniquement, l'affaire des femmes ».47 Les hommes s'en remettent à leur partenaire pour s'occuper de la contraception, abandonnant leur propre responsabilité.

Le silence des hommes interpelle G. Cresson : « Le résultat, clair et massif, c'est qu'aucun homme interviewé n'envisage de parler librement, ouvertement, de cette IVG dans son cercle relationnel ».48 Elle s'attache à en établir les significations.

L'auteure conclut sa recherche en établissant que les rapports de pouvoir entre hommes et femmes n'ont pas été inversés par l'acquisition, pour les femmes, du droit à l'avortement: « Le droit reconnu aux femmes de recourir à l'IVG se double de leur responsabilisation face à la contraception ou aux décisions à prendre, et d'une réelle solitude face à cette expérience ».49

Ces éléments sur le point de vue masculin nous seront utiles pour mener à bien notre recherche.

46 Cresson Geneviève, 2006, op. cit., p. 71.

47 Ibid., p. 74.

48 Ibid., p. 80.

49 Ibid., p. 86.

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L'enquête GINé

Lors du mémoire de première année, nous nous sommes appuyée en grande partie sur le travail des sociologues M. Ferrand et N. Bajos, notamment en ce qui concernait la norme procréative. C'est encore à ces auteures que nous ferons appel pour nourrir notre questionnement pour la présente recherche.

Nous disposons en sociologie d'une étude sur le phénomène des IVG. Publié en 2002, l'ouvrage De la contraception à l'avortement50 restitue les résultats d'une grande enquête qualitative menée par N. Bajos, M. Ferrand et une équipe pluridisciplinaire (sociologie, démographie, psychosociologie ainsi qu'une gynécologue clinicienne). L'enquête GINé (Grossesses Interrompues, Non prévues, Evitées) portait sur 73 femmes qui avaient eu une grossesse « non prévue », parmi lesquelles 53 ont interrompu leur grossesse.

Résumé de "De la contraception a l'avortement; sociologie des grossesses non prévues"

Une équipe composée de sociologues, d'une psychosociologue et d'une gynécologue a recueilli le témoignage de femmes confrontées à une grossesse non prévue, comme le sont chaque année en France des dizaines de milliers de femmes, qu'elles décident ou non de recourir à l'IVG. En tentant de rendre compte de la pratique quotidienne de la contraception, dans ses aléas et ses limites, en mettant en évidence les normes en matière de désir d'enfant, de vie de couple, de parentalité, mais aussi de sexualité, cet ouvrage pose trois séries de questions, qui, 35 ans après la légalisation de la contraception, et plus de 25 ans après la loi Veil, restent encore d'actualité. Pourquoi autant d'échecs de contraception ? Qu'est-ce qui se joue, d'un point de vue matériel mais aussi relationnel, dans le choix d'une méthode et de son observance ? Pourquoi certaines femmes, confrontées à une grossesse non prévue, choisissent-elles de la mener à terme tandis que d'autres l'interrompent ? Quel sens prend cette alternative dans la société française d'aujourd'hui ? Comment les femmes la vivent-elles ? De quelle manière les demandes d'IVG sont-elles prises en charge par le système de santé ? Faut-il encore parler aujourd'hui, comme aux premiers jours de la dépénalisation, de "véritable parcours du combattant" ? L'analyse s'appuie sur des entretiens effectués auprès de 73 femmes vivant en France, de tous âges, et se trouvant dans des situations sociales et familiales volontairement diversifiées. Une attention particulière est portée aux mineures, aux femmes issues de l'immigration maghrébine, ainsi qu'à la situation de celles qui ont dépassé les délais légaux de recours à l'IVG. L'ouvrage s'adresse à tous les chercheurs en sciences sociales et en santé publique qui travaillent sur les questions de sexualité, de contrôle de la fécondité et de constitution de la famille, des rapports entre les hommes et les femmes, ainsi qu'aux professionnels de la santé qui interviennent dans le champ de la contraception et de l'avortement et aux responsables de l'action publique dans ce domaine.

Les questions de départ de cette enquête sont: « l'accessibilité et l'acceptabilité des différentes méthodes de contraception » et « les circonstances de recours à l'IVG »51. L'ouvrage est composé de 8 chapitres qui traitent des échecs de

50 Bajos N., Ferrand M. et alii, 2002, op. cit.

51 Ibid., introduction.

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contraception, de l'accès au système de soins, des avortements illégaux (tardifs, réalisés à l'étranger), des femmes jeunes, des femmes issues de l'immigration et des aspects psychologiques d'une grossesse non prévue.

Nous nous intéresserons principalement au chapitre 4, intitulé « Interrompre ou poursuivre la grossesse? Construction de la décision »52, coécrit par les sociologues P. Donati, D. Cèbe et N. Bajos. Les auteures y déterminent entre autres que la décision est prise rapidement, les membres de l'entourage familial et amical n'interviennent pas dans la décision, si ce n'est pour la conforter, et qu'en revanche, l'homme et la relation de couple jouent un grand rôle dans la décision : « Le contexte relationnel dans lequel survient la grossesse apparaît être la dimension la plus structurante de la décision ».53 Dans leur enquête, les femmes vivant en dehors d'un couple stable ont, pour la très grande majorité, fait un avortement, mais l'inverse n'est pas vrai car des femmes en couple stable ont également avorté.

Différents thèmes sont passés en revue. A propos du « désir d'enfant », les auteures indiquent que « les aspirations personnelles en termes de désir ou non d'enfant ne sauraient préjuger de la décision finale »54. A propos de l'activité professionnelle, les sociologues disent que cet aspect est rarement mis en avant par les femmes qui avortent. En ce qui concerne le contexte matériel : « à situations matérielles similaires, certaines femmes décideront une IVG et d'autres non »55.

Le chapitre présente ensuite une interrogation à propos de la décision : est--elle individuelle ou conjugale ? Ce choix est ainsi justifié: « Si seul le couple a fait l'objet de cette analyse, c'est parce qu'il est apparu dans les entretiens que les proches du couple ne sont pas des intervenants majeurs dans la prise de décision ».56 Observons que cette question est traitée uniquement à travers le discours de la femme. Pour les auteures, la décision de poursuivre ou

52 Bajos N., Ferrand M. et alii, 2002, op. cit.

53 Ibid., p. 125.

54 Ibid., p. 122.

55 Ibid., p. 131.

56 Ibid., p. 145.

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d'interrompre la grossesse est quasiment toujours prise « en fonction de )) l'homme concerné. Ce qui ne signifie qu'elle soit forcément prise « avec )) lui.

En cas de désaccord dans le couple, l'analyse tente de démontrer une corrélation entre l'autonomie décisionnelle de la femme et les différences de capital social, économique et culturel des partenaires pour aboutir au constat que, pour celles qui ont pris une décision allant à l'encontre de l'avis de l'homme et qui possédaient des capitaux sociaux, culturels ou économiques élevés équivalents ou supérieurs à ceux du partenaire, ce fait a joué un rôle. Alors que pour celles qui ont pris une décision suivant l'avis masculin il n'en a pas forcément joué.

« Pour celles qui ont, finalement, renoncé à leur décision première pour se ranger à l'avis de leur compagnon et pratiquer un avortement, nous nous trouvons devant des situations sociales plus variées et des contextes plus ambigus sur le plan des motifs qui ont présidé à leur décision, certaines n'ayant pas pu et d'autres pas voulu s'opposer à leur partenaire. Cependant, si en matière de capitaux sociaux dont elles disposent les niveaux de ces femmes sont très hétérogènes, il n'en reste pas moins que, dans tous les cas de figure analysés, la position de l'homme, qu'il refuse son accord de principe, son soutien ou son aide financière, s'est révélée déterminante, et son influence maximale dans la décision finale prise. Devant cette situation, chacune de ces femmes a pris conscience du fait qu'elle se trouvait ou allait se trouver, selon les cas, confrontée à des problèmes financiers, matériels, psychologiques, ou idéologiques qu'elle n'était pas prête à assumer seule, et cela même dans des situations où ses capitaux sociaux n'étaient pas inférieurs à ceux de son

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compagnon ».

Le chapitre est ainsi tout en nuances, et se termine en concluant: « Aussi est--il vain de tenter de repérer des contextes qui conduiraient à l'une ou l'autre décision, comme il est illusoire de penser que des aides matérielles, si elles restent nécessaires, pourraient éviter bien des décisions de recours à l'IVG )).58 Ce souci de la nuance ne se retrouve pourtant pas dans la conclusion générale de l'ouvrage, qui interprète les résultats de façon beaucoup plus tranchée:

57 Bajos N., Ferrand M. et alii, 2002, op. cit., p. 159.

58 Ibid., p. 160.

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« Lorsqu'un désaccord entre les partenaires se fait jour, les femmes apparaissent d'autant plus à même de faire valoir leur point de vue qu'elles détiennent des capitaux sociaux et culturels plus importants ».59

Cette conclusion générale explique « la non--pertinence de l'enjeu contraceptif »60 par le fait que certaines femmes « ne parviennent pas à s'inscrire dans une démarche contraceptive », et par la « difficulté pour toutes de maintenir une "vigilance contraceptive" sur le long terme ». Dans l'introduction61 les auteures reconnaissent que « l'idée même de prévoir une maternité présuppose une certaine maîtrise du cours de sa propre existence », ce qui aurait pu les inciter à remettre en question ou au moins à une certaine distance la vision rationaliste dans laquelle cette étude se situe.

Car l'enquête se situe dans une vision rationaliste de l'existence, mettant en lien la contraception et l'avortement, comme en témoigne le titre de l'ouvrage, et reprenant à son compte la norme sociale de la programmation d'une grossesse. En effet, le recrutement de l'échantillon s'est fait sur le caractère non prévu de la grossesse, critère discriminant à l'écart de la norme. S'appuyant également sur une norme de la contraception, élément central de cette logique de « bonne gestion » de sa vie, et sur la notion de « projet », l'enquête ne peut envisager la grossesse qualifiée de « non prévue » que comme un « échec» de la contraception.

De même, « Pour les femmes qui capitalisent les ressources nécessaires, la démarche contraceptive est celle d'une technique au service d'un projet »62. Les raisons évoquées qui justifient cette « maîtrise de sa propre existence» sont la grande diversité de l'offre contraceptive, l'utilisation des méthodes médicales (pilule, stérilet), l'accessibilité et l'acceptabilité des différentes méthodes de contraception... Tout cet ensemble est appelé « la possibilité offerte aux femmes de maîtriser efficacement leur fécondité ». De la possibilité à la norme, avec le jugement de valeur (« efficacement ») un glissement se produit.

59 Bajos N., Ferrand M. et alii, 2002, op. cit., p. 341.

60 Ibid., p. 339.

61 Ibid., p. 26.

62 Ibid., p. 39.

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Il est vrai qu'avec la contraception moderne, les femmes (la contraception reste largement une affaire féminine) disposent de moyens suffisamment fiables pour avoir le sentiment de contrôler leur fertilité. La légalisation de l'IVG, en instituant le choix par le droit, a consolidé cette idée du contrôle. Cependant, aujourd'hui le contrôle est devenu une norme, comme nous l'avons vu dans notre mémoire de première année. Nous avions pu y établir le constat suivant: Le choix d'avoir un enfant ou pas s'est transformé, une norme s'est créée, qui institue la décision comme étant la manière d'avoir des enfants. Cette norme s'est forgée avec les techniques médicales de la fécondité (contraception, IVG, procréation médicalement assistée) et également avec l'essor de l'idéologie individualiste, pour laquelle il importe d'être « acteur de sa vie », dans de nombreux domaines de la vie et pas seulement dans la vie privée, que nous étudions ici. La normativité des rapports à la maternité dans ce contexte contemporain crée l'illusion d'une maîtrise totale des formes de reproduction et des rapports entre sexualité et reproduction, qui se retrouve fréquemment dans le discours des femmes enquêtées.

Au lieu d'être étudiée et analysée en tant que norme, cette logique de bonne « gestion» est naturalisée, c'est-à-dire reprise telle quelle sans être mise en question. Ainsi, faire la sociologie des grossesses « non prévues » laisse entrevoir une norme de la prévision, de la gestion, pour laquelle:

-- Les grossesses devraient être prévues.

-- Une grossesse prévue est une grossesse décidée.

-- Une grossesse est décidée dans l'objectif d'avoir un enfant.

Il est important de distinguer les faits (par exemple une grossesse survient) et cette logique de la gestion que l'on retrouve aussi dans les paroles des femmes interviewées (le discours « j'ai décidé d'avoir un enfant »). Si l'on considère que depuis 40 ans maintenant cette norme est véhiculée (diffusion de la contraception orale et vote de la loi Veil), il n'est pas forcément étonnant de constater qu'une étude en sociologie la reprenne à son compte.

C'est précisément l'objet de ce mémoire que de remettre en cause ce présupposé.

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Le positionnement de la recherche par le vocabulaire

Dans une recherche en sciences sociales, le vocabulaire employé n'est pas anodin. Nous voulons expliciter notre démarche par rapport au choix des termes employés afin de savoir exactement de quoi l'on parle. Il faut distinguer entre les termes employés par les personnes interrogées au cours de l'enquête, en analysant leur connotation, tout en étant très claire sur ceux que nous reprenons à notre compte.

Le vocabulaire lié à l'avortement est très fortement connoté: on perçoit aisément que l'on ne se situe pas dans la même optique lorsque l'on parle de « subir» ou de « commettre» un avortement, par exemple. « Commettre» implique une notion de crime, alors que « subir » pose le sujet en victime dénuée de choix. Moins évident, « avoir recours à une IVG » connote un aspect froid et technique : l'IVG pourrait être un acte médical comme un autre; ce terme nie la complexité sociale de l'avortement.

Nous nous cantonnerons à l'usage des termes les plus neutres, ce qui, et nous nous en excusons par avance, peut donner une certaine lourdeur au texte, liée à la répétition des termes (nous n'avons pas l'ambition de faire de ce mémoire une oeuvre littéraire). Il s'agit de : « faire » une IVG et « vivre » une IVG. Le verbe « faire » est un passe-partout de la langue française, c'est le terme neutre par excellence. En revanche « vivre » est un peu plus riche car il contient l'idée de l'expérience.

Le terme « avortement » sera réservé à l'usage général, signifiant l'acte d'interrompre ou de faire interrompre volontairement une grossesse: c'est le terme qu'il convient d'utiliser lorsque l'on demande aux enquêtés leur opinion au sujet de l'avortement. Il servira également à désigner l'acte dans le contexte brésilien.

A contrario, le terme « IVG » désignera précisément l'intervention médicale d'interruption volontaire de grossesse, qu'elle soit chirurgicale ou médicamenteuse, dans le contexte légal français.

Nous ne reprendrons pas à notre compte la norme de la contraception, même si nous la prendrons en compte pour la questionner. C'est-à-dire que nous ne distinguerons pas a priori les grossesses « prévues » des « non prévues » qui résulteraient automatiquement « d'échec de contraception ». Nous nous

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autorisons la marge de manoeuvre qui consiste à laisser venir ces sujets au gré des entretiens.

Nous laisserons les termes de « désir de grossesse » ou de « désir d'enfant» à la psychologie, ou aux femmes qui pourraient les utiliser, tout en gardant à l'esprit qu'il existe une « psychologisation » sociale qui consiste, pour le profane, à chercher des explications dites psychologiques à son comportement, que nous avions constatée dans le travail de première année de Master.

Au-delà du terme très neutre « d'interruption volontaire de grossesse », avorter peut avoir plusieurs définitions et significations, se référer à des conceptions bien différentes. La question morale, qui semble intrinsèquement liée à l'avortement, subit des glissements selon la définition que chacun/e a de l'avortement. Cette définition n'existe pas toute prête pour chaque personne, cependant nous pouvons tenter de la percevoir à travers les discours.

Grâce aux entretiens réalisés, nous pouvons faire quelques propositions de définitions de l'avortement, ou de ce qu'il signifie et symbolise, que nous pourrons rencontrer:

- technique médicale visant à résoudre un problème (le problème en question étant une grossesse que l'on ne souhaite pas mener à terme);

- tuer une vie humaine;

- échec d'une relation de couple;

- preuve de sa propre incapacité à gérer sa vie.

La difficulté, pour nous, lors du face à face avec les interviewés, consistera à ne pas attribuer nous-même de signification, afin de pouvoir accueillir la leur.

Pour sortir de la vision rationnelle et de la logique de « bonne gestion » de sa vie privée, la première étape consiste à se rendre compte de cette norme, à faire un pas sur le côté et percevoir qu'il y a un filtre collé à la vitre par laquelle nous observons le monde social. La seconde, comme nous allons le voir dans la partie suivante, sera de s'appuyer sur les bons outils théoriques.

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"Il existe une chose plus puissante que toutes les armées du monde, c'est une idée dont l'heure est venue"   Victor Hugo