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La conservation du dugong en Nouvelle-Calédonie. La mobilisation et la confrontation de savoirs et pratiques relatifs à  une « espèce emblématique ».

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par Audrey Dupont
Université Aix-Marseille - Master Pro Anthropologie et Métiers du développement durable 2014
  

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I.4.2. La Zone Côte Ouest : de Moindou à Poya

La « Zone Côtière Ouest »23 est un Bien inscrit au Patrimoine Mondial de l'UNESCO en 2008. Ce périmètre côtier s'étend sur 70 km entre les communes de La Foa et Bourail et comporte une aire marine protégée étendue, ainsi que des zones tampons maritime et terrestre. Lors de notre enquête, nous avons essentiellement travaillé dans les communes de Moindou, de Bourail et de Poya, que nous présenterons en suivant. Dans cette zone, les personnes interrogées sont issues de toutes communautés confondues ; habitent autant en bord de mer qu'en vallée, dans la campagne ou en « ville » ; et sont originaires de différentes zones d'habitation (cf. figure 4).

23 Même si cela est inexact, nous utilisons le terme « Zone Côtière Ouest » pour désigner la zone de Moindou à Poya, simplement par commodité et pour faciliter la lecture.

DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs et pratiques pour la protection d'une espèce « emblématique » menacée

Comme nous l'avons évoqué précédemment, l'histoire de cette zone est particulière puisqu'elle a été une « terre d'accueil ». Si quelques ressortissants de pays voisins moins favorisés ou certains colons libres ou pénaux s'y sont installé, la région était attractive grâce à la présence de richesses minières (surtout dans la commune de Poya et plus au nord) et grâce à l'étendue des terres cultivables (café, canne à sucre etc.) ou propices à l'élevage (bovin, porcin etc.). Avec l'exploration minière et l'implantation de filières agricoles, elle s'est développée économiquement et a ainsi attiré de nouveaux travailleurs. La mixité ethnique y est particulièrement forte, comme l'atteste ce tableau que nous avons élaboré à partir du document « Évolution et structure de la population » de l'ISEE (2009).

Région de Poé + domaine de Deva

Poya village + tribu de
Nepou + Népoui +
Moindah (Poya Sud)

Tribu de Nétéa et Montfaoué

Bourail village + la
Roche Percée + vallée
de Nessadiou

Tribu de Oua-Oué + vallée de Boghen

Tribu de Kélé

Figure 4 : Répartition des personnes enquêtées sur Moindou-Bourail-Poya (c) réalisation : Dupont sur fonds de carte

GIE-Océanide, 2009

Tribu de Kélé à Moindou

Nous avons réalisé une partie de l'enquête dans la tribu de Kélé, commune de Moindou. Cette tribu est aujourd'hui une dépendance de la tribu Moméa (170 habitants, ISEE, 2009) qui date de la demande d'extension de la réserve dans les années 1950/1960 par les Vieux afin de pouvoir pêcher. D'après les Mélanésiens interrogées, puisqu'ils disposaient d'une voie d'accès facile à la mer et surtout qu'ils étaient proches d'une vaste zone de mangroves, les habitants se sont spécialisés dans la pêche, notamment celle du crabe de palétuviers. Dans les années 1960, ils auraient divisé l'espace maritime en zones de pêche délimitées par familles, actuellement au nombre de onze.

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La langue vernaculaire parlée dans la zone est le Sîchee, un langage issu du bord de mer et dérivé de la langue Ajië, qui aurait été parlé de Bouloupari à Poya mais qui se meurt aujourd'hui. Seules dix-neuf personnes la maîtrisent encore, dont deux dans la tribu. Deux personnes de la tribu d'une cinquantaine d'années ont expliqué que leurs parents avaient estimé que s'ils apprenaient uniquement le français, cela améliorerait leur scolaire. L'autre raison majeure de cette « perte » réside en ce que certaines familles ne sont pas originaires de la zone et ainsi, qu'il ne s'agit pas de la langue maternelle à transmettre aux enfants. Ainsi, cette disparition lente est une conséquence des mouvements de populations induits par la colonisation, les politiques coloniales et les représentations que les adultes se faisaient de leur propre langue et de l'apprentissage à l'école.

Enfin, la plupart des résidents de la tribu vit des activités vivrières comme l'agriculture, la chasse et la pêche, ainsi que de « petits boulots » occasionnels. D'autres pratiquent la pêche en tant qu'activité professionnelle pour revendre les fruits de la pêche tous les jeudis à un colporteur, qui s'arrête à la tribu pour recueillir et acheminer les poissons jusqu'à Nouméa.

Commune de Bourail

La région de Bourail a été le siège de nombreux affrontements durant l'Insurrection du peuple Kanak en 1878. Les tribus originaires, réparties en deux groupes, les Oröwe (ceux de la montagne) et les Nékou (ceux du bord de mer - cf. Alain Saussol, 1979), se sont retrouvées éclatées. Les langues vernaculaires locales qui sont actuellement abondamment parlées sont celles qui correspondent à ces deux tribus (le neku et l»orôê). Aujourd'hui, seule la tribu de Gouaro se trouve en bord de mer et regroupe des personnes sans terre suite de ces mouvements de population. La colonisation libre et pénitentiaire, avec par la distribution de concessions foncières, a créé la dynamique urbaine et économique autour de Bourail, véritable « capitale de la Brousse » (5444 hab. 2014 établis sur 797 Km2, soit 6,8 hab. par Km2) et pôle agricole historique du territoire. Parmi les vallées les plus denses en exploitations agricoles, nous pouvons citer celles de Boghen et de Nessadiou, cédée en partie par la tribu de Nékou aux déportés arabes qui souhaitaient s'installer à la fin de la colonisation pénale.

Le long de la route principale, Bourail-village rassemble de nombreuses infrastructures à ses concitoyens comme une mairie, une église, une bibliothèque, de nombreux commerces de proximité et des hypermarchés, des médecins, des snacks de route, des banques, un commissariat, des écoles, un collège, un lycée, un complexe sportif, un marché, un centre de secours principal, une antenne de la Province Sud, une salle de cinéma etc. qui offrent des emplois au coeur même de la petite ville. Cette dernière exerce une certaine attractivité sur la population aux alentours (toute appartenance ethnique confondue) qui descendent ou montent « en ville » pour s'approvisionner, travailler, se divertir, rencontrer les personnes.

Économiquement développée, la commune devient peu à peu une destination de choix, principalement pour les récents arrivants en quête de « villas secondaires », comme l'indique un calédonien d'origine européenne de quarante ans : « Il y a une arrivée massive de personnes qui ne sont pas d'ici. A la Roche [Percée], sur les 105 familles présentes sur le lieu, seulement 12 sont originaires de la Nouvelle-Calédonie ». De plus, la proximité avec Nouméa (à peine deux heures de voiture) en fait une destination

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touristique facile d'accès. Les stratégies économiques de la Province et de la municipalité s'orientent d'ailleurs sur cette nouvelle activité, comme on peut le constater avec la récente construction à l'entrée de la ville d'un musée couplé d'un office de tourisme, des aménagements pour le camping et les activités nautiques, à la plage de Poé notamment, ou des projets de grande envergure comme la construction de l'hôtel de luxe Sheraton au domaine de Gouaro-Deva.

Commune de Poya

La commune de Poya, établie sur la frontière entre la Province Sud (230 hab. en 2014) et la Province Nord (2806 hab. en 2014), est moins peuplée et moins urbanisé que Bourail (3,5 hab. par Km2). En revanche, elle est plus étendue (845 Km2), si bien que les lieux d'habitation ne présentent de centralité qu'en raison de la présence du village et de la mairie, qui joue le rôle de point de rassemblement. Nous avons réalisé notre enquête en interrogeant des personnes résidant sur presque toutes les zones d'habitation de la commune (Moindah-Poya Sud, les tribus de la chaîne Montfaoué et Nétéa, Poya-village, le village de Népoui et la tribu du bord de mer Népou). Ces lieux sont investis depuis longtemps par les résidents de la région, parmi lesquels on compte quelques immigrés ou enfants d'immigrés (wallisien, japonais, javanais, Ni-Vanuatu, etc.) venus chercher du travail dans les mines dés la fin du XIXème siècle.

Historiquement, Poya est un centre ouvrier important grâce la proximité des mines dans le massif de Me Maoya. Si ces mines donnent du travail à beaucoup de personnes venues de toute la côte, la rareté des logements disponibles empêche leur installation sur la commune. Toutefois, dans les années 1950, le village de Népoui a été initialement construit pour accueillir ces travailleurs étrangers qui se sont intégrés à la population locale. Aujourd'hui, la grande partie des actifs habitent et ont leur emploi dans la commune (75% des actifs, ISEE 2009) alors que d'autres viennent y travailler.

Même si l'un des principaux secteurs d'activité reste la mine, les emplois liés à l'éducation, à la santé, au transport, au commerce et aux autres services mais aussi à l'élevage et à l'agriculture sont conséquents. Cette relative prospérité économique et l'offre d'emplois, notamment à la mine, ont bouleversé les modes de vie des habitants sur place. Comme l'indique un employé de la mairie calédonien d'origine européenne d'une cinquantaine d'année, « beaucoup de gens ont tout arrêté en travaillant24. [Nous parlions des activités vivrières - champs, pêche, élevage]. La plupart des savoirs liés à la terre se sont perdus. C'est plus facile de travailler à la mine. Tu travailles de telle heure à telle heure et voilà, surtout que la mine ce n'est plus celle des années 1900. [...] On met trop vite la faute sur l'argent mais c'est la facilité que ca amène qui a tout bouleversé ». Il semblerait donc que les problématiques liées à la perte du mode de vie « traditionnel » à l'épreuve de la « modernité » soient plus ou moins les mêmes que dans la commune de Pouébo.

Sur la commune, la majorité des tribus se trouvent dans la chaîne et font partie du district coutumier de Muéo, rattaché en partie à l'aire coutumière Ajië-Aro. Seule Népou a rassemblé les clans de pêcheurs, mais ce n'est pas une exception puisque les communes voisines possèdent également une tribu de bord de mer : la tribu d'Ounjo pour Pouembout et la tribu de Gouaro pour Bourail. Il est néanmoins vrai que la majorité des tribus de la

24 Dans ce cas précis, travailler signifie faire le champ qui n'est pas considéré comme un « travail contre salaire » comme on peut le faire en étant employé dans une usine par exemple.

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Côte Ouest se trouvent dans la chaîne à cause de l'installation des premiers Européens sur les plaines (les meilleures terres cultivables), de l'Insurrection de 1878 et de la politique de cantonnement.25

Dans les massifs de Poya, les tribus sont assez éloignées les unes des autres puisque la tribu de Niklîai est en bas de la chaîne, et celle de Gohapin, en plein coeur des montagnes. Cela explique peut-être pourquoi elles ont évoluées séparément et ont relativement bien conservé leurs propres langues vernaculaires comme l'arhâ, l'arhö ou l'ajie. Toutefois, du fait des restrictions foncières, les Kanak ont vu leurs espaces cultivables se réduire drastiquement, alors que des propriétaires terriens ont acquis des propriétés importantes, formant la richesse de quelques grandes familles calédoniennes d'origine européenne (Dalloz, 1991). Malgré la Réforme foncière amorcée dés les années 1970, les transformations induites de la colonisation ne sont pas effacées et sont encore perçues parfois comme un sujet douloureux. D'après les habitants, les problèmes fonciers ont été partiellement responsables des représentations ségrégationnistes locales.

Par conséquent, à travers ces courtes descriptions des situations socio-économiques sur les terrains d'enquête de cette étude, nous percevons l'identité en « patchwork » de la Nouvelle-Calédonie qui abritent une pluralité ethnique et linguistique importante, différentes communautés avec des relations complexes, ainsi que des réalités économiques micro-locales très diverses. De même, il semble que ces trois thèmes soient liés et qu'aux différenciations ethniques se mêlent des disparités économiques et sociales (niveaux de vie, manières d'être, idéologies politiques) qui creusent toujours les écarts entre les groupes.

Il faut également comprendre que la société néo-calédonienne s'est construite et continue de se construire à travers la distinction entre les communautés qui la compose, comme le prouvent l'exemple de l'Institut de la Statistique et des Études Économiques (ISEE) qui distinguent toujours les appartenances ethniques dans l'élaboration de ses graphiques. « Les gens sont vus du côté ethnique en Nouvelle-Calédonie », affirme un Calédonien interrogé par Benoît Carteron lors de son enquête sur les identités culturelles (Carteron, 2008 : 10). Selon lui, « les Calédoniens se voient d'abord à travers les différences ethniques, tandis que les appartenances associées aux autres statuts sociaux sont relégués au second plan » (Ibidem).

Ensuite, l'ethnologue retrace l'origine de l'émergence de cette séparation. Les drames coloniaux auraient lourdement fractionnés la société néo-calédonienne suivant des motifs d'appartenances communautaires et de séparation idéologique entre allochtone et autochtone (Carteron, 2008). Ce faisant, l'auteur porte une attention particulière sur les tensions existantes entre les deux communautés majoritaires « les plus anciennement » établis, à savoir autour du peuple Kanak et de la population européenne ou d'origine européenne. Les raisons des rancunes historiques sont alors systématiquement soulevées lorsqu'il y a conflit entre ces deux grands groupes, ainsi que la question des origines du peuplement (Ibid. : 10).

25 Le cantonnement a entraîné des recompositions importantes puisque certains clans rebelles ont ainsi été déplacés par le pouvoir colonial dans le but d'affaiblir leur assise. Ils ont été regroupés avec d'autres clans au sein des tribus, avec qui ils pouvaient être en conflits ou n'avaient pas contracté d'alliances par le passé. Les clans terriens des tribus ont donc adopté ou attaché ces clans accueillis, dans le but de recréer un lien social (Blet, 2014 : 28).

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A ce sujet, les propos de Paul Nyaoutine, leader du parti indépendantiste kanak, dans son ouvrage de 2006 sont particulièrement éclairants sur primauté du peuple Kanak dans la reconnaissance des communautés néo-calédoniennes :

« Nous ne sommes pas une communauté parmi d'autres, nous sommes le peuple indigène de ce pays. Les peuples vietnamien, indonésien, wallisien-futunien, maohi se trouvent au Vietnam, en Indonésie, à Uvéa mo Futuna [Wallis-et-Futuna], à Tahiti. Les expatriés de tous ces pays ont fondé ici des communautés distinctes f...] On ne peut pas traiter le peuple Kanak sur le registre d'une communauté parmi tant d'autres. Ce serait nous nier en tant que peuple autochtone. » (Nyaoutine, 2006 : 124)

De la même manière, certains Calédoniens d'origine européenne veulent, depuis peu, faire reconnaître leur identité propre. Par exemple, les membres de la Fondation des pionniers de Nouvelle-Calédonie26 se définissent comme le « peuple colon fondateur », formé des descendants de colons libres et pénaux ainsi que des immigrés asiatiques. Ils ont participé activement à l'édification du pays et souhaitent rendre légitime leur « groupe culturel » aux yeux de tous, pour ne plus être considéré comme des victimes de l'histoire coloniale (Carteron, 2008 : 11).

Mais ces logiques de distinction ethnique néo-calédonienne est peut-être d'autant plus forte qu'un rassemblement autour d'une appartenance nationale est en train de se former depuis les accords de Matignon et ceux de Nouméa, notamment à travers la diffusion de l'idée de « destin commun ». Autrement dit, il est possible que chaque groupe social de Nouvelle-Calédonie s'interroge sur sa propre identité et sur son héritage culturel afin de forger l'identité « nationale » de demain. En ce sens, l'environnement et le champ de la protection environnementale son investi par différents acteurs pour défendre ou pour créer une identité particulière, plus ou moins étendue, reconnue et légitime. Il s'agit là d'une des thèses que nous soutenons dans ce mémoire en prenant le cas particulier du dugong et des différents enjeux repérés autour de sa conservation.

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"L'imagination est plus importante que le savoir"   Albert Einstein