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Comment les commissions vérité et réconciliation s'efforcent-elles de remplir leurs objectifs?

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par Sophie-Victoire Trouiller
Institut Catholique de Paris - Master 1 Géopolitique et relations internationales 2013
  

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3 : Le storytelling : une vérité bonne à dire

Le storytelling, appelé aussi « communication narrative », est une discipline moderne de la communication, couramment employée par les individus, les entreprises, mais aussi les Etats, pour exprimer une vision narrative, simplifiée et embellie de l'histoire d'un groupe. Dans le cadre des CVR, il permet aux individus de toutes les parties de « raconter leur histoire », chacune étant confrontée à celles des autres. Ainsi, le sociologue des génocides Enzo Traverso observe que « le récit du passé livré par un témoin - pourvu que ce dernier ne soit pas un menteur conscient - sera toujours sa vérité, c'est-à-dire l'image du passé déposé en lui-même »92(*).

Partant de l'échelon individuel, le storytelling bénéficie à la fois à celui qui raconte et à celui qui écoute. En exprimant sa douleur, la victime a l'occasion de parler pour la première fois d'une souffrance qu'il était parfois interdit d'évoquer. En avouant ses crimes, l'agresseur peut également clarifier les sentiments et les convictions qui l'animaient au moment des faits et faire comprendre à la victime que la souillure de la culpabilité est parfois plus difficile à assumer que le souvenir des souffrances. Quant aux auditeurs, ils peuvent mettre les mots des autres sur leur propre expérience et de ce qui semblait être un cas isolé, faire un cas représentatif (résilience). Ainsi, les camps opposés s'enrichissent de leurs expériences réciproques. Notons cependant que victimes et bourreaux se confondent souvent, ce qui paradoxalement facilite la réconciliation, les parties autrefois opposées se retrouvant unies par leur expérience unique et commune du conflit. C'est particulièrement évident dans des pays ayant subi une guerre civile comme l'Espagne et le Liban. Le pouvoir fédérateur de cette expérience cruelle mais commune, unit les parties autrefois opposées par des particularités identitaires (ethniques, linguistiques, sociales, politiques...). Tous ces échanges permettent d'une part d'homogénéiser la perception du passé à l'échelon du pays et d'autre part, de la « neutraliser » en transformant la souffrance en expérience enrichissante pour l'avenir.

Avec l'omission de ces distinctions, émerge l'espoir qu'une nouvelle identité commune se forgera. C'est là qu'interviendra, dans le processus de réconciliation, le storytelling.

Prenons par exemple le cas de l'Afrique du Sud. L'équipe de Desmond Tutu, président de la CVR, a en effet mis en avant le concept d' « Ubuntu » pour favoriser la réconciliation, ce concept s'apparentant à celui de communauté villageoise africaine93(*). Le mot « Ubuntu » (caractère humains commun) peut se traduire par « Mon humanité est liée inextricablement à la vôtre » ou « Nous appartenons au même faisceau de vie »93(*).

Chaque être humain étant irrémédiablement lié aux autres grâce à ce concept, la communauté ainsi établie est censée éliminer l'opposition entre les groupes93(*). Ainsi, la « maximisation » du processus de réconciliation est atteinte lorsque le tortionnaire, ayant livré des aveux complets qui le plongent dans « l'opprobre moral », est lavé de cet opprobre par le pardon de sa victime93(*). Ceux qui ne veulent pas pardonner ou se réconcilier sont considérés comme exclus du nouveau projet national sud-africain. La Commission Vérité établit donc une sorte de « contrat social », par lequel se forme une « unité réelle de tous en une seule et même personne »93(*). S'il y a un moment pour dire la vérité, il doit être limité, les seuls événements relatés pendant ce délai (temps du mandat de la commission) ayant vocation à devenir ce qu'on pourrait appeler de l' « histoire ancienne ».

Cela dit, en pratique, le storytelling employé pour rebâtir la nation ne fonctionne pas toujours. Ainsi, toujours en Afrique du Sud, toute la population n'adhère pas aux convictions prônées par la CVR de Desmond Tutu. Malgré l'apparente « unité dans la diversité », incarnée par la « nation arc-en-ciel », le politologue Mahmood Mandani déplore la tendance à la division que la commission a créée dans la population sud-africaine. Il observe en effet qu'une distinction est opérée entre les auteurs de violences, leurs victimes et la majorité de la population, reléguée au rang de spectateur du massacre. Selon le politologue, c'est la majorité de la population (Noirs, métisses et Indiens) qui souffrait de violences structurelles tandis que les Blancs les perpétraient. Cependant, la priorité pour les membres de la Commission sud-africaine était de forger une nouvelle identité nationale, et l'Ubuntu était une thèse plausible.

Dans une société, le communautarisme crée souvent des motifs d'hostilité, comme dans les cas de la Yougoslavie et du Rwanda. Chaque groupe social constituant une particularité identitaire et donc une raison de rivalité entre les populations d'une même nation, il est intéressant d'étudier comment les outils de réconciliation de ces deux pays ont tenté de les esquiver par le storytelling. Précisons que la Commission de Yougoslavie n'existe plus aujourd'hui, contrairement à celle du Rwanda, toujours active.

La Yougoslavie était une fédération établie en 1945, mêlant de nombreuses ethnies (Serbes, Bosniaques, Croates, Albanais...)93(*). Artificiellement soudées par Tito dans six Républiques fédératives, cette mosaïque d'ethnies n'ayant ni la même histoire, ni la même religion, ni la même culture, s'est avérée incapable de survivre à la mort du dictateur, en 1980. La sécession de la Croatie et de la Slovénie en 1991 débouche sur un embrasement de toute la région, attisé par la présence de beaucoup de poches minoritaires dans toutes les Républiques.

La Commission Vérité et Réconciliation créée en 2002 est chargée de découvrir les causes sociale et politique du conflit de 1980 à 2000. Mais elle n'est guère efficace puisqu'elle est démantelée avant d'avoir pu faire le moindre rapport. L'un des vices fondamentaux de cette Commission est de s'être focalisée sur les crimes des Serbes, en ignorant la réelle complexité des faits et en minimisant les crimes des paramilitaires d'autres groupes ou l'intervention des Occidentaux. Les protagonistes n'avaient donc aucune volonté de se réconcilier face à une Commission qu'ils jugeaient peu crédible. Ce storytelling s'est montré si inapproprié, qu'une nouvelle Commission Vérité est prévue pour étudier le conflit et faire la lumière sur les crimes de toutes les parties en guerre.

Au Rwanda, la Commission a un mandat exclusif d' «  Unité et de Réconciliation ». Les enquêtes sur le génocide sont laissées au TPIR et aux gaçaça, ces dernières ayant les fonctions de recherche de la vérité habituellement laissées aux CVR. Le Rwanda ayant gagné son indépendance en 1961, les Hutus (ethnie majoritaire) et les Tutsis (environ 15% des Rwandais) se disputent le pouvoir, au détriment d'une troisième ethnie ultra minoritaire, les Twas (1% de la population)94(*).

Selon le rapport d'évaluation des activités de la CNUR, c'est la colonisation qui a donné lieu à des conflits. En effet, considérés comme supérieurs aux Hutus parce qu'ils étaient plus grands et avaient la peau plus claire, les Tutsis auraient été placés à la tête du pays par les colonisateurs allemands et belges. Ce favoritisme serait la cause essentielle des massacres inter-ethniques qui commenceront en 1963 et culmineront avec le génocide de 1994. Ainsi, le rapport d'activité de la Commission explique les rivalités entre Hutus et Tutsi en ces termes :

« L'Unité des Rwandais était solide avant l'époque coloniale. Hutus, Twas, et Tutsis étaient tous conscients de ce qu'ils étaient tous rwandais, que le Rwanda était leur pays et que personne ne pouvait se considérer supérieur à l'autre. (...) Les colons et les missionnaires ont consolidé la dichotomie du peuple rwandais. Dans leur enseignement, ils ont fait croire que les Rwandais provenaient d'ethnies différentes, qu'il y avait une ethnie plus intelligente que l'autre et que par conséquent c'était elle qui devait gouverner ».

Or contrairement à ce que le rapport semble dire, des rivalités sanglantes pouvant déboucher sur des violences entre les ethnies existaient déjà depuis des temps immémoriaux sur l'actuel territoire du Rwanda. Les premiers enjeux de ces rivalités résidaient dans les ressources naturelles dont disposaient les populations, à commencer par les points d'eaux que se disputaient les ethnies, les Hutus cherchant à arroser leurs terres et les Tutsis voulant faire boire leur bêtes. Les rivalités préexistaient donc à l'époque coloniale, qui n'a fait que les aggraver. Enfin, selon la Commission, c'est au colonisateur que revient l'idée de nouvelles cartes d'identité mentionnant l'origine ethnique du détenteur. Ce sont ces mêmes cartes qui furent utilisées pour déterminer le sort de leurs détenteurs durant le génocide. En somme, le storytelling de la Commission attribue aux colonisateurs, les conditions, non seulement sociales mais également techniques, du génocide. Cependant, rappelons que cette Commission nationale pour l'Unité et la Réconciliation  n'a pas forcément un objectif de vérité historique.

Selon le rapport du 23 novembre 2001, consacré à l'évaluation de ses activités, l'objectif essentiel est de « préparer et conduire des débats à l'échelle nationale dont l'objet est de promouvoir l'unité et réconciliation du peuple rwandais ». Il met notamment l'accent sur l'idée que l'Etat ne fait plus de distinction entre les diverses couches sociales, concernant l'accès à l'éducation aussi bien qu'à l'administration du pays. Le but de la Commission étant de rebâtir une nation, on peut supposer qu'elle ne souhaite pas expliquer les rivalités sanglantes par des motifs intrinsèquement liés au pays. Elle souhaite établir un commun accord dans toute la population du pays, défendant l'idée qu'il n'y a plus de Tutsis et d'Hutus, Hutus et Tutsis étant tous rwandais. Ce storytelling par excellence débouche sur une mesure aussi concrète que symbolique : la disparition de la carte d'identité à mention.

Il est à noter que toute personne niant cet état de fait est pénalement sanctionnée pour « sectarisme » alias « divisionnisme ». C'est la loi n° 47 de 2001, article 3 : « La pratique du sectarisme est un crime commis au moyen de l'expression orale, écrite, ou tout acte de division pouvant générer des conflits au sein de la population, ou susciter des querelles ».

La question du storytelling peut être liée à la question de l'identité. En effet, nous avons vu plus haut les dangers de l'existence d'une forte vision identitaire en temps de crise : si un individu considère que sa version du conflit n'a pas été prise en compte, il risque de se replier à nouveau sur lui-même et sur la différence identitaire qu'il a par rapport à d'autres. Dans ce cas, il est facile de retourner la situation initiale, les coupables d'hier devenant les victimes d'aujourd'hui et inversement.

La tâche des commissions est donc de faire le tri entre les informations qu'elles ont recueillies, pour ne diffuser que celles qui pourront contribuer à la réconciliation nationale. La réconciliation restant la mission essentielle des CVR, la vérité qu'elles dévoilent est en quelque sorte celle qui est bonne à dire, la vérité facteur de stabilité dans le pays. Mais le storytelling a également une portée internationale. Pour être crédible, il a souvent besoin de prendre le monde extérieur à témoin, attitude qui se manifeste souvent par l'édition officielle de documents multilingues, voire la promotion de musées et de parcours « de mémoire » fortement recommandés aux touristes étrangers. Nous avons évoqué la « Ruta de la Paz ». Mais on notera également l'entrée au Patrimoine mondial de l'Unesco du Centre d'internement sud-africain de Robben Island95(*). Même s'ils échappent au contexte des commissions, mentionnons aussi le Centro documental de la Memoria Historica de Salamanque, conçu avec la participation de différents protagonistes de la guerre d'Espagne et l'élaboration actuelle par des anciens de l'Ira et des paramilitaires protestants, de la prison musée « Long-Kesh, the Maze » en Irlande du Nord.

* 92 Enzo Traverso, Le passé mode d'emploi  : Histoire, mémoire, politique. Paris, Editions La Fabrique, 2005, page 19.

102 Pierre Hazan, op. cit., page 55.

* 103 Pierre Hazan, op. cit.

104 Pierre Hazan, op. cit.

105Stéphane Leman-Langlois, op. cit.

106 Sarah Pisonero, op.cit.

* 93 www.usip.org, «Truth Commission: Truth and Reconciliation Commission for Serbia and Montenegro, also called the Yugoslav Truth and Reconciliation Commission»

* 94 Les chiffres cités proviennent de l'article sur la Commission pour l'Unité nationale et la Réconciliation du Rwanda dans sur le www.trial-ch.org

* 95www.robben-island.org.za

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"Là où il n'y a pas d'espoir, nous devons l'inventer"   Albert Camus