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Le pouvoir dans l'institution. Essai d'anthropologie politique à  Christiania.

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par Pierre Vasseur
Université Lille 2 - Master science politique, spécialité Métiers de la Recherche  2012
  

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3.3 L'importance du contrôle social et de son activation

Selon P. Clastres117 il n'y ait pas de société sans pouvoir, même en cas d'absence d'une relation « commandement-obéissance », et « la vie de groupe comme projet collectif [peut se maintenir] par le biais du contrôle social immédiat »118. Or, nous ne pouvons maintenant nier qu'il existe à Christiania des normes instituées, qui font de cette entreprise de vie collective un système de relations sociales autorégulé qui, semble-t-il, se suffit à lui-même, puisque durant ses quarante années d'existence, la commune libre a su maintenir une relative cohésion de groupe et se prémunir du destin des expériences communautaires présenté comme inéluctable par Bernard Lacroix, à savoir « l'éclatement [de la] communauté »119. Cette longévité de l'expérience communautaire, nous l'avions expliqué à travers le maintien de ces règles120, que les christianites intériorisent à travers « une contrainte qui s'impose aux individus sous l'effet des commandements et des interdits sociaux »121 qu'ils respectent du fait d'un contrôle « assuré par la présence permanente des autres »122. Ce contrôle social, pourrait être ajouté à la longue liste des pratiques liées à l'autogestion de la commune par ses habitants qui, d'après la loi fondamentale, sont « les membres responsable de la communauté ». L'idée d'autogestion est donc omniprésente à Christiania, au point que même les problèmes liés à la violence semblent vouloir être réglés uniquement par les christianites à

117 CLASTRES Pierre, La société contre l'Etat, op. cit. p.10

118 Ibid., p.19

119 LACROIX Bernard, L'utopie communautaire : mai 68 : histoire sociale d'une révolte, op. cit., p.65

120 Cf. « I) Unité du groupe et cohésion sociale » in VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE Grégory, Christiania : monographie d'une utopie communautaire, op. cit., p.43-55

121 ELIAS Norbert, La société des individus, Paris, Fayard, 1991, p.170

122 Ibid., p. 177

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l'intérieur de leur microcosme social, où chacun serait le gendarme de son semblable. Or, dans cette société non « policée »123 caractérisée par l'absence supposée de hiérarchie et de coercition, seul le contrôle social apparaît comme le moyen de réguler les rapports sociaux. C'est ce que nous allons essayer d'illustrer à travers deux exemples précis :

Tout d'abord, citons Catpoh qui tout comme J-M Traimond, a connu l'expérience de Christiania et rapporte ce qu'elle a vécu entre 1977 et 1978 dans un ouvrage publié la même année124 : dans un encadré125, l'auteure française nous rapporte le cas d'un « français violeur », à l'époque christianite, qui aurait sévi à plusieurs reprises en agressant des femmes jusqu'à leur domicile. Alors, ce violeur fut « vidé » par une cinquantaine de christianites avant d'être jugé et banni de la communauté. Mais c'est la suite de son récit qui est le plus intéressant : les « videurs » prirent les précautions nécessaires afin que son portrait soit tiré sous toutes les coutures ainsi que sa carte d'identité, pour que sa photo frappée de la mention « NOT WANTED » soit placardée aux quatre coins de la communauté si ce criminel s'avisait à revenir un jour. Cet homme, dont nous n'avons pu retrouver le nom, fut soudainement étiqueté comme « violeur », indigne de vivre à Christiania pour les faits qu'il aurait commis. D'après Catpoh, à aucun moment la police de Copenhague n'a voulu se saisir de cette affaire compte-tenu des velléités autonomistes et le souhait d'autogestion revendiqué par les squatteurs de l'ancienne caserne de Bådsmandsstræde. Il n'existe aucun moyen de vérifier avec certitude si les autorités danoises refusent effectivement d'intervenir lorsqu'un délit est perpétré à l'encontre d'un christianite à l'intérieur de Christiania, mais toujours est-il que vivre à Christiania implique effectivement que l'individu soit responsable et n'hésite pas à convoquer une assemblée pour que le groupe agisse pour le bien de tous. Laisser un violeur roder dans la nature n'est évidemment pas souhaitable tout comme il n'était plus jugé souhaitable de laisser les héroïnomanes se détruire la santé dans l'imposant immeuble de Fredens Ark126. C'est pourquoi le groupe, et non l'individu seul, peut agir en conséquence ; l'acte de vendetta n'étant apparemment pas toléré même si cette pratique est plus souvent associée par les activistes à la mafia qui plane au-dessus de Pusher Street.

Dans ce premier exemple, le contrôle social semble s'être activé presque naturellement, entre des habitants de Christiania qui, après avoir recueilli les plaintes de plusieurs femmes,

123 CLASTRES Pierre, La société contre l'Etat, op. cit., p.14

124 CATPOH, Christiania: 1000 personnes, 300 chiens - Une commune libre, op. cit.

125 Cf. annexe n°10, p.196: « Le cas du violeur français »

126 Cf. « A) Du blocus contre les junkies » in VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE Grégory, Christiania : monographie d'une utopie communautaire, op.cit., p.25-27

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avaient décidé de traiter ce problème par la manière qui leur paraissait la plus juste. Puis, si ce violeur français s'avisait à revenir à Christiania, le contrôle social serait automatiquement réactivé par le groupe qui s'empresserait d'agir une nouvelle fois. C'est ainsi que l'exemple du « violeur français » aurait pu suffire à illustrer la manière dont le contrôle social entre en action à Christiania. Toutefois, nous ne pouvons nous satisfaire de ce seul exemple puisqu'une autre forme d'activation du contrôle social semble se dessiner à Christiania : le contrôle social activé par l'institution.

Cette forme d'activation du contrôle social vient clore ce premier chapitre et relève d'une importance certaine pour la suite de ce mémoire, puisqu'elle émane d'une force exercée par les membres de l'institution. Jusqu'à présent, nous avons pu constater qu'en théorie, cette institution est composée d'un millier de christianites tous responsables de manière équitable du maintien et de la gestion de leur commune. Cependant, nos recherches sur le terrain ont montré qu'au-delà de la simple qualité de christianite127, il y a parmi eux des fonctionnaires formant une sorte de « direction administrative»128 qui s'est formée au fur et à mesure que l'institution grandissait, et répondait à certaines contraintes organisationnelles129.

Nous ne citerons ici qu'un exemple : celui des agents du bureau de la construction (byggekontor), une sorte de bureau d'ingénierie civile dont la fonction est d'assurer le maintien des immeubles à l'intérieur de Christiania. Une pratique institutionnelle certainement opérée par la secrétaire de ce bureau, m'avait particulièrement frappé : la publication de la liste des « mauvais payeurs »130 dans l'hebdomadaire de la communauté (UGESPEJLET, « Le miroir de la semaine »), un journal distribué gratuitement tous les vendredis dans les commerces de Christiania. Ce document, assez surprenant, est une liste dressée à l'attention de tous les christianites, ainsi que des simples visiteurs, qui répertorie nominativement tous les christianites ayant un reliquat avec le bureau de la construction.

Cette pratique, d'une violence inouïe, est ce que nous qualifions d'activation du contrôle social par le haut. Payer ce que l'on doit dans les temps dans les délais impartis paraît, certes, tout à fait normal, mais publier le nom à cette liste dite des « mauvais payeurs » (dårlige betalere) d'une personne présentant une dette même la plus dérisoire, est le signe d'un contrôle social très fort, activé par les agents bureaucratiques de Christiania. Ces personnes

127 Nous entendons par là, un simple habitant de Christiania profitant de ses droits mais remplissant aussi des devoirs notamment à l'intérieur de son aire locale.

128 Cf. « § 12 Concept et sortes de groupements », in WEBER Max, Economie et société, op. cit., p. 88

129 Nous y reviendrons plus longuement dans la Partie I, chapitre 2, « Section 3- Administrer l'espace au moyen d'une bureaucratie pour l'intérêt général », p.77-86

130 Cf. annexe n°11, p.197-198: « Liste des `mauvais payeurs' publiée dans UGESPEJLET»

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détiennent le pouvoir de communiquer à l'ensemble des membres de la communauté les noms, les adresses, les montants ainsi que le motif et la durée du reliquat, de manière à activer la pression du contrôle social sur ces individus, qui seront à n'en pas douter stigmatisés et etiquettés en tant que « mauvais payeurs ». Un sentiment de honte pèsera alors sur les épaules des débiteurs qui se sentiront surement contraints de régler au plus vite leurs factures. Au bas de cette liste, nous trouvons une phrase au ton presque orwellien131 qui contraste avec la pensée très libérale et les principes antiautoritaires inscrits dans le Ting book, et nous donne un avant-goût sur l'ordre réel à Christiania et la manière dont les affaires communes sont conduites :

« A l'avenir, les mauvais payeurs ne pourront plus solliciter les artisans du bureau de la construction, à moins qu'ils payent d'avance. »

BK. [Byggekontor, « Le bureau de la construction »]

Personne ne pourrait a priori être traité de la sorte dans la société « classique », car cette pratique serait très certainement rejetée d'abord pour son caractère inquisiteur mais surtout parce qu'elle serait perçue comme une atteinte à la dignité humaine. Ainsi, le contrôle social tel que le définit N. Elias, soit un contrôle « assuré par la présence permanente des autres », n'est pas la seule forme de contrainte possible à l'intérieur de la communauté, puisqu'il existe à l'intérieur de cette institution des corps bureaucratiques qui, comme le montre cet exemple, mettent à la disposition des fonctionnaires de l'institution un pouvoir de stigmatiser les déviants. Ce pouvoir de stigmatiser, d'une violence inouïe, peut être comparé à un outil faisant partie d'un panel de possibilités mis à disposition de ces fonctionnaires afin que la machine institutionnelle continue à fonctionner dans le sens voulu par l'institution. Le contrôle social est donc omniprésent à Christiania, et la manière dont il s'exerce est manifestement beaucoup plus puissante et bien plus traumatisante pour ceux qui s'attirent la réprobation du groupe, que dans la société « classique ».

Pour résumer, les deux exemples décrits dans cette dernière sous-partie montrent que le pouvoir de la norme tel que le décrivait Michel Foucault s'applique à l'intérieur de cette communauté. Or, rappelons que les premières explications spontanées la définiraient pourtant comme une zone de non-droit, comme s'il s'agissait uniquement d'un ghetto malfamé où régnerait un climat d'insécurité permanente. Il existe bien des règles parmi les déviants de Christiania qui eux-mêmes intériorisent et appliquent plus ou moins ces normes dictées par l'institution. De plus, nous avons vu que le contrôle social est particulièrement intense à

131 ORWELL Georges, 1984, Paris, Folio, 1950 [1948]

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l'intérieur de cette institution et que tout contrevenant à ces règles s'attirerait la réprobation du groupe accompagnée de sanctions pouvant aller jusqu'au bannissement irrévocable de la communauté. Seulement, malgré l'idéal d'équité dans la répartition du pouvoir entre les individus, nous avons constaté qu'à Christiania comme dans bien d'autres, la sanction en cas de transgression des normes communautaires est relative au poids ainsi qu'à la position qu'occupe l'individu dans l'institution. A partir de ce constat nous voyons peu à peu se dessiner une certaine idée de hiérarchie remettant en cause les préceptes dictés par le Ting book.

Dans le premier chapitre, nous avons fait le choix de mettre l'accent sur ce qu'est a priori Christiania : une institution reposant sur le modèle fédératif, prônant l'idée d'autogestion qui offre aux individus qui y vivent la possibilité d'agir très concrètement sur leur quotidien, notamment grâce à une conception du pouvoir politique rejetant l'idée de représentativité. Ce qui signifie une influence sur les décisions politiques plus étendue pour chaque individu qui s'engage à respecter celle des autres. Maints exemples ont prouvé que cet équilibre de la balance du pouvoir est difficile à maintenir, c'est pourquoi les principes fondamentaux de la commune libre apparaissent comme un idéal utopiste. Dorénavant, nous allons progressivement glisser vers ce qu'est réellement l'ordre institutionnel à Christiania, en nous penchant d'avantage sur la mise en pratique des principes théoriques.

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"Ceux qui rĂªvent de jour ont conscience de bien des choses qui échappent à ceux qui rĂªvent de nuit"   Edgar Allan Poe