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Le pouvoir dans l'institution. Essai d'anthropologie politique à  Christiania.

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par Pierre Vasseur
Université Lille 2 - Master science politique, spécialité Métiers de la Recherche  2012
  

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3.2 Le maintien de règles informelles

Au-delà de ces règles formelles qui, d'après Richardt, ne s'appliquent pas de manière la plus impartiale qui soit ; se cachent des normes informelles, non visibles de prime abord que le nouvel arrivant dans l'institution doit assimiler, s'il veut être accepté par le groupe. Ces règles informelles sont très nombreuses et sont présentes dans de nombreux domaines et nous ne prétendons pas en dresser la liste qui, de toute évidence serait incomplète et n'apporterait rien de plus à notre question sur la nature du pouvoir.

La découverte des normes informelles n'est que le fruit de l'expérience personnelle ; car « l'acquisition de cette compétence institutionnelle ne résulte généralement pas d'un `dressage' de l'individu, mais d'un apprentissage réflexif par tâtonnements, par expérience des échecs, par découverte progressive de l'incorrection de certains actes, que sanctionne la réprobation des collègues [...] »104. Or cette période d'adaptation varie d'un individu à l'autre, elle se réalise plus ou moins en douceur et peut, à n'en pas douter, conduire à une situation traumatisante amenant l'individu à renoncer à son intégration au sein du groupe. C'est pourquoi dresser une liste authentique des règles informelles de Christiania serait une supercherie, et nous ne pouvons tout au plus relater certaines situations vécues lors du processus d'intégration.

102 LAGROYE Jacques (dir.), FRANCOIS Bastien et SAWICKI Frédéric, Sociologie politique, op. cit., p.150

103 Le pouvoir de domination ne se résume pas forcément au seul groupe des pushers. C'est ce que nous verrons plus en détails dans la partie II, chapitre 1, section 3 - Rapport de force et domination au sein du groupe.

104 Ibid., p.143

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Ce n'est donc qu'à travers mon regard de profane que le lecteur pourra avoir une vision très partielle de ces règles non-écrites qui pourtant sont essentielles pour rester dans l'institution et y consolider sa position. Le travail d'anthropologue implique que le chercheur se fonde dans le groupe qu'il cherche à observer. Car connaître et analyser les pratiques quotidiennes de cette institution signifie que le chercheur fasse l'effort de se muer en tant que membre du groupe. Cette attitude consistant à endosser le costume de christianite n'est pas sans rappeler la notion de rôle notamment développée dans la sociologie interactionniste d'Erving Goffman105. Il a donc fallu que nous nous me fassions christianite et que nous participions aux pratiques spécifiques de l'institution pour mieux comprendre à la fois le sens de ces pratiques, mais aussi ceux qui les réalisent quotidiennement.

? Extrait du carnet de terrain n°3 - notes du vendredi 30 mars 2012

Le « nouveau » fait d'abord preuve de maladresse ce qui peut contrarier l'autochtone, puis oscille entre erreurs et hésitations avant que ses doutes se lèvent enfin, et qu'il prenne de l'assurance dans un univers qui lui était jusque-là étranger. Il y a donc une crainte difficilement évitable car la part d'inconnue est grande lorsque l'on entre dans une institution telle que Christiania, et c'est à force d'opiniâtreté et de volonté d'être admis au sein du groupe que l'on parvient sans trop de mal à se faire une place parmi ces insoumis. Nous avons déjà un peu évoqué dans la description de la vie quotidienne et le principe d'autogestion qu'il fallait avoir l'esprit volontaire et ne pas hésiter à mettre la main à la pâte si l'on voulait satisfaire les attentes. Seulement, mon expérience sur le terrain a révélé d'autres codes allant de soi pour les christianites, et que l'on ne retrouverait pas nécessairement dans d'autres institutions. D'une part, la « prise de rôle » lors de mon entrée à Christiania m'a valu que je mette de côté certains traits de caractères tels que la timidité : par exemple, lors d'une soirée organisée à Mælkebøtten à l'occasion d'un concert de musique folk durant laquelle les musiciens marièrent avec brio les musiques traditionnelles danoises et tchèques, tous les christianites sans exception se mirent soudainement à danser en cercle. Constatant que je restais assis et me contentais de frapper dans les mains, un homme assez trapu habillé en bleu de travail et que je n'aurais jamais soupçonné avoir un tel déhanché, me lança un regard noir et me dit : « be fool, stay shy !» Alors, je me joignais à cette farandole improvisée, bras dessus - bras dessous ce qui sans aucun doute renforça les liens tissés avec eux. Et ce n'est que plus

 

105 GOFFMAN Erving, La mise en scène de la vie quotidienne - La présentation de soi, Tome 1, Paris, Les éditions de minuit, 1973

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tard dans la soirée et d'un rassemblement autour du feu106 que cette même personne qui m'avait stigmatisé un peu plus tôt m'offrit une bière et commença à m'adresser la parole. Autre exemple, serais-je resté un outsider107 aux yeux de Morten, qui m'ouvrit les portes de la Cosmic flower dans laquelle il vit, si j'avais refusé le joint qu'il voulait partager avec moi lorsque nous avons réalisé le second entretien ? Comme le disait H. Becker, je me suis affranchi « des contrôles de la société [classique] pour tomber sous l'influence de ceux [du] groupe restreint »108 que je cherchais à intégrer. De plus, les vertus socialisantes de l'utilisation de la marijuana109 et la tentation de vouloir entrer dans le cercle était trop grande pour que je puisse refuser ; et ce refus aurait sans aucun doute créé une distance supplémentaire avec l'enquêté et tout porte à croire que je n'aurais pas eu le même résultat.

Ces deux exemples sont, comme nous l'avons déjà souligné, qu'une infime partie des codes que doit assimiler le nouvel arrivant s'il veut satisfaire les attentes du groupe qui lui ouvre ses portes. Mais nous avons jugé opportun de les évoquer car endosser un rôle a un coût et demande à la personne cherchant à s'intégrer de faire les efforts nécessaires.

Puis, c'est au moyen d'un exemple très concret que nous allons établir un lien plus affirmé entre les normes informelles et le pouvoir. Nous avons évoqué en introduction l'existence d'une zone dite « de la lumière verte » qui englobe Pusher Street110. Pour être plus précis, cette dernière ne se limite pas à la seule Pusher Street, mais correspond à une zone plus étendue venant s'insérer au milieu de six aires locales111 et qui comprend la place de Carl Madsen112 (Carl Madsen plads). Cette zone de « la lumière verte », n'existait pas encore lors de nos premières observations sur le terrain au mois de janvier 2011. Seuls des tags représentant des appareils photos barrés d'épais traits rouges signalaient aux visiteurs qu'ils était interdit de pointer son objectif en direction des pushers et de leur rue. Le lecteur

106 Le rassemblement autour du feu est une pratique courante dans les aires locales de Christiania. Comme une tribu indienne, les christianites se rassemblent et discutent en partageant un verre. Cette pratique se perpétue et les températures très fraîches des soirées du mois de mars ne semblent pas altérer leur enthousiasme.

107 Soit « un individu considéré comme étranger au groupe », Cf. BECKER Howard, Outsiders. Etude sociologique de la déviance, op.cit., p.25

108 Ibid., p.83

109 Cf. « L'apprentissage de la perception des effets », in BECKER Howard, Outsiders. Etude sociologique de la déviance, op. cit., p.70-75

110 Cf. annexe n°9, p.195: « panneau situé à l'entrée du `quartier de la lumière verte `, Pusher Street »

111 Si nous nous rapportons à la carte détaillée des quinze aires locales de Christiania (p.25), nous constatons que le nouveau quartier de « la lumière verte » se situe au beau milieu de six aires locales (aires locales n°1, 2, 4, 5, 7 et 15), mais ne vient pas mordre sur leurs territoires respectifs. Cela montre qu'il ne s'agit pas tant de l'occupation de ces six aires locales par les dealers, mais plutôt d'une sorte de zone franche concédée aux pushers et notamment dédiée au commerce de marijuana.

112 Carl Madsen est le nom d'un grand avocat danois qui « ne croyait plus en la justice ». Grand orateur, il savait mettre la Cour fasse à ses propres contradictions et a longtemps défendu Christiania durant les années 1970.

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conviendra que cette façon qu'ils avaient de signaler leur refus d'être pris en photo aurait pu être considérée comme une règle formelle, bien que cela ne fût pas mentionné dans le code officiel de la communauté que nous avons analysé un plus tôt.

Mais ce qui nous intéresse ici, est la manière dont un groupe restreint d'individus - les pushers - sont parvenus à faire passer des règles qui jusque-là étaient informelles (par exemple, courir près des échoppes de marijuana) en règles formelles, dans une zone qu'ils ont investi113 pour y développer leurs activités de trafiquants de marijuana. Nous avons évoqué dans le premier mémoire qu'il existe parmi certains membres du groupe des activistes, le sentiment assez contradictoire et peut-être un brin hypocrite qui accepterait l'usage de la marijuana tout en rejetant son commerce et l'enrichissement lié à cette activité économique : les pushers sont des « capitalistes » avions-nous pu entendre auprès de certains christianites114.

? Extrait du carnet de terrain n°4 - notes du mardi 13 mars 2012

Avant que ce panneau n'apparaisse, jamais je n'ai eu conscience qu'il était défendu de courir près de ces étalages de marijuana. Seule la lenteur du déplacement de foule venue en masse composée de consommateurs de cette herbe défendue ou de simples curieux, m'avaient laissé supposer qu'il était préférable de laisser mon vélo et d'emboiter le pas des gens présents sur ce marché. De plus, depuis que j'endossais mon costume de chercheur, j'avais pris l'habitude de laisser mon vélo à l'entrée de Christiania et de poursuivre à pied, de manière à optimiser mes chances de voir ce qu'il s'y passe vraiment.

Si ce panneau a pu être installé à cet endroit, tout porte à croire que ce sont tous les membres de l'institution qui ont laissé les pushers opérer cette délimitation de l'espace. Or, « en laissant à d'autres le soin de mettre au point des lois spécifiques, le croisé de la morale ouvre la porte à de nombreuses influences imprévues, car ceux qui préparent pour eux la législation ont leurs intérêts propres, qui risquent d'influencer la législation préparée »115. Cette citation d'H. Becker résume assez bien ce qu'il s'est certainement produit à Christiania : cette décision, qui concerne au moins six aires locales, a dû être débattue lors d'une assemblée commune (fællesmøde). Cependant, comme a pu l'exprimer Richardt dans son témoignage,

113 Nous éviterons ici le terme « s'approprier », qui sous-entendrait que les pushers possèdent cet espace. Or, nous savons qu'à Christiania le sol ne peut en aucun cas être considéré comme un bien.

114 Cf. VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE Grégory, Christiania : monographie d'une utopie communautaire, op. cit., p.58

115 BECKER Howard, Outsiders. Etude sociologique de la déviance, op. cit., p.176

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rien ne garantit que le droit qu'a un christianite d'exprimer son refus de voir les pratiques réalisées à Pusher Street et ses alentours s'institutionnaliser, soit respecté. De plus, en inscrivant noir sur blanc ces trois règles116 et en délimitant de manière la plus formelle qui soit cette zone où, certes, la loi commune et les neuf injonctions de Christiania préexistent ; il est évident que le groupe des pushers parvient à imposer de nouvelles règles aux autres christianites, tout comme ils le font avec les visiteurs extérieurs à la communauté.

Ainsi, en concédant au groupe de pushers le droit de délimiter leur propre zone et d'y fixer de manière formelle de nouvelles règles venant s'ajouter aux règles préexistantes, le reste des membres de la communauté semble une nouvelle fois abdiquer face au pouvoir de domination exercé par les pushers. Bien entendu, il faut nous garder de toute vision manichéenne qui réduirait l'analyse de la relation entre ces deux groupes aux « bons » activistes face aux « mauvais » pushers. Car nous avons pu constater dans le discours de la plupart des individus pouvant être classés dans la catégorie des activistes, qu'il y a une certaine accommodation et un sentiment de cohabiter de manière acceptable, voire normale :

Kirsten: «There is too much violence, yes. That's why the community of Christiania in general is very critical to.... The style and the attitude in the street, and the pushers they know that they have to listen because... They only stay and they only sale hash in the streets because it is accepted by the community of Christiania. Because they have this role of being the ones that only sale hash and.... And they do the job in fact as a sort of policemen that keep away the hard drugs. And in a way this is very good because then you don't have many other criminal activities because we don't have other places with hard drugs like much robbing and stealing and prostitution and so on. We don't have that kind of problem. We don't have it in here because `no hard drugs'.»

Selon Kirsten, les pushers occupent bien une place à part entière à Christiania, mais semble vouloir dire que malgré la violence et le climat de tension qui peut parfois régner autours de ce trafic de drogue, les pushers et leur monopole du trafic de marijuana sont nécessaires à la communauté, car ils y jouent un rôle spécifique d'autorégulation de la criminalité en gardant, semble-t-il, Christiania de l'importation d'autres substances illicites, comme du développement d'autres types de trafics tels que la prostitution. Deuxième exemple avec Morten, qui lui prône ouvertement la collaboration plus étendue avec les pushers et que ce lien soit exclusivement opéré à l'intérieur de la commune libre :

_ «Ok. And what is your position regarding Pusher Street? Do you think it's wrong for Christiania?»

116 Les trois règles de la zone « de la lumière verte » qui, rappelons-le, sont : « Profiter », « ne pas courir » et « ne pas prendre de photos ». En réalité, ce sont surtout ces deux dernières que nous retiendrons car elles impliquent une contrainte réelle.

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Morten: « I'm not... I don't have anything against the Pushers. I think every time the cops are coming very much for hunting down the pushers in the street, and I think that police should keep away and we should have an... an Amsterdam agreement here.»

Dans cette seconde sous-partie, nous avons pu constater que les normes informelles sont partout et que c'est à travers des gestes simples et l'adoption d'une attitude considérée comme appropriée par le groupe, que le chercheur-profane va parvenir à s'affranchir de l'étiquette d'outsider qui lui colle à la peau. Puis, à travers l'émergence du quartier de « la lumière verte » nous avons réalisé que les normes informelles peuvent rapidement glisser dans la catégorie des normes formelles, et ainsi bousculer l'ordre institutionnel, pourvu que le groupe qui prépare cette nouvelle législation soit suffisamment fort et influent pour qu'il puisse imposer ces nouvelles règles.

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"Là où il n'y a pas d'espoir, nous devons l'inventer"   Albert Camus