Après plusieurs décennies d'existence,
l'institution prend un caractère immuable et dépasse, nous
l'avons vu, le particularisme naissant des provinces (ici les aires locales)
qui se sont formées lors de la fixation du contrat
fédératif, si bien que les institués prennent
conscience du devoir qu'ils ont en tant que membre de l'institution. Ce devoir
consiste notamment à maintenir ce système de croyances ainsi que
les pratiques qui y sont développées depuis sa création.
L'institution prend ainsi un caractère sacré, devant demeurer
intact malgré les dangers qui la guette. Or, nous savons que cette
institution était dès sa naissance en danger147, c'est
pourquoi les individus y passent les uns après les autres et
développent pour la plupart un sentiment aigu d'engagement dans la
défense d'une cause commune : « sauver Christiania »
(Bevar Christiania). Cette phrase apparaît comme un leitmotiv,
prenant peut-être même plus de sens que la devise officielle que
nous avons évoqué un peu plus tôt (Christiania du har
mit hjerte).
147 Cf. « I) Phase n°1 : les premières
années - création et consolidation de la commune libre »,
in VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE
Grégory, Christiania : monographie d'une utopie communautaire,
op.cit., p.18-23
64
Joker: «I couldn't find any place on
earth that could be better than here.»
Tout comme l'a exprimé Joker, bien des christianites
sont convaincus que l'expérience communautaire qu'ils vivent est une
chance, et l'histoire de la commune libre apparaît comme une
traversée interminable, où Christiania serait une coquille de
noix élancée au milieu d'un océan qui symboliserait la
société ordinaire :
Joker: «See Christiania like a
ship.» _ «Yeah.»
Joker: «We have survived from the
storm, but the master is broken, and the sails are apart, the captain is hurt
and... But you know, it's not that bad, we're still floating. And we have an
island in there with water and so on. We will survive! But it's not a victory.
Or maybe it was a victory to survive because it was a heavy
storm.»
A cette comparaison qu'employait Joker pour exprimer le fait
que chaque jour est un combat pour que les christianites parviennent à
sauver leur communauté, peut-être devrions-nous remplacer son
capitaine par un équipage faisant corps face aux dangers de la
mer148. Or, si nous considérons les tempêtes comme les
tentatives initiées par le gouvernement danois pour soumettre
Christiania à la norme149, alors la mer se forme bien souvent
et ses vagues sapent chaque jour un peu plus le frêle esquif sur lequel
se sont embarqués les christianites, que les pionniers avaient tant bien
que mal réussi à façonner. Alors, le groupe serait
représenté par cet équipage travaillant de concert au
maintien du navire au milieu des flots peu accueillants. Sur ce navire, chaque
génération apporterait du sang neuf150, et ce
renouvellement générationnel serait la condition sine qua non
pour qu'il soit maintenu à flot. Tous unis, chaque individu
à chaque génération devrait donner le meilleur de
lui-même pour sauver le navire et le transmettre intact à ses
futurs occupants. C'est à travers cette image que nous pouvons entrevoir
l'idée de solidarité qu'essaye de transmettre l'institution
à ses membres, dont il est demandé d'être les acteurs du
sauvetage perpétuel de leur communauté151. La
poursuite de l'idéal démocratique tel que l'avons décrit
un peu plus tôt à travers l'exemple de Joker est certainement
l'une des valeurs que les christianites cherchent à transmettre aux
générations futures. Ainsi, il appartient au groupe de prolonger
l'existence de
148 Puisque nous supposons qu'il n'y a pas de hiérarchie,
pourquoi mettre un capitaine à la barre de ce navire ?
149 Cf. « III) Phase n°3 : des années 1990
à aujourd'hui - Résister à la normalisation » in
VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE Grégory,
Christiania : monographie d'une utopie communautaire,
op.cit., p. 3340
150 Certaines familles installées à Christiania
depuis sa fondation en sont à leur troisième
génération.
151 Ce qui nous renvoie encore une fois à l'idée
d'autogestion.
65
cette expérience communautaire, pour laquelle bien des
observateurs promettaient le destin funeste de « l'éclatement
» de la communauté152.
Mais force est de constater que la commune libre est toujours
là, et la fête du quarantième anniversaire de la
communauté qui eut lieu le 26 septembre dernier vient donner plus
d'épaisseur à l'idée de victoire qu'évoquait Joker.
En témoigne l'affiche du quarantième anniversaire sur laquelle
est représentée une main faisant le signe de la victoire sous
laquelle est inscrit : « Les gouvernements vont et viennent - La meilleure
année de Christiania - Quarante [années] de liberté
populaire »153. Chaque année passée tous ensemble
sur ce navire est donc considérée comme une petite victoire sur
le temps ; c'est pourquoi l'anniversaire de cette institution est
célébré chaque année avec autant de ferveur et
d'enthousiasme car cela illustre la volonté du groupe à rester
uni face dans l'adversité. D'ailleurs, l'histoire a
démontré que c'est quand le destin du groupe vacille que les
liens se resserrent et que la conscience d'appartenir à un seul et
même groupe se fait le plus ressentir. Enfin, au-delà de la valeur
symbolique de l'anniversaire, revenons une dernière fois sur les propos
de Joker, pour qui survivre à la tempête n'est pas une victoire
car ce n'est qu'un simple répit en attendant la prochaine houle :
Joker: «But I don't feel it like a
victory.» «What would be a victory then?»
Joker: «It would be a victory if we
sale enough shares to reach these fifty million Kroners or whatever [actually,
the amount of money that Christiania owes to the State to buy the land is
seventy-six millions Kroners.] «This year, it would be a
victory.»
D'après lui, la véritable victoire finale
serait celle qui conduirait l'Etat danois à céder
définitivement le terrain à Christiania, de manière
à ce qu'enfin l'existence de la commune libre ne soit plus remise en
cause et que le groupe puisse voir l'avenir avec plus de
sérénité. Toutefois, atteindre cette mer d'huile
signifierait que les christianites aient été capables de
collecter la somme fixée lors des négociations entre le groupe de
contact154 et les représentants de l'Etat au printemps 2011,
suite au procès perdu par Christiania devant la
152LACROIX Bernard, L'utopie communautaire : mai
68 : histoire sociale d'une révolte, op. cit., p.65
153 Cf. annexe n°17, p.203: « affiche du
quarantième anniversaire »
154 Le groupe de contact est une donnée très
importante pour la suite de ce mémoire, puisqu'il s'agit d'un petit
groupe (dont seule une minorité de christianites composent ce groupe),
ayant été créé par l'institution de manière
à faciliter les négociations avec l'Etat, dans le cadre du rachat
de ce terrain de 35 hectares contre la somme fixée lors des
négociations : 76 000 000 de couronnes, soit environ 10 221 882
euros.
66
Cour Suprême155. Cette tâche difficile,
rendue possible grâce à la création de la fondation
Christiania dans laquelle sont reversés les dons collectés par
l'Action du Peuple de Christiania (Christiania FolkeAktie), constitue
le nouveau défi, la nouvelle tempête dans laquelle le navire s'est
engagé puisque les christianites sont désormais soumis à
des délais pour verser la somme due à l'Etat, réel
propriétaire du terrain156.
Tanja: «If we open up and if everybody
pays something, then the feeling will be Christiania is for
everybody.»
Tanja, responsable de la collecte des dons au Christiania
FolkeAktie
Nous savons que racheter le terrain n'était pas le
souhait des christianites qui, après avoir perdu leur procès, se
sont retrouvés en position de faiblesse face à l'Etat qui a eu la
sollicitude d'accorder de nouvelles négociations avec Christiania pour
enfin trouver une issue à ce conflit permanent. La seule issue
laissée aux Christianites fut le rachat du terrain qu'ils utilisent,
c'est pourquoi l'institution a décidé de créer ce nouveau
bureau dans lequel nous avons rencontré Tanja.
Rémunérée par l'institution pour la tâche qu'elle
accomplit, avec l'aide de nombreux volontaires christianites ou de simples
sympathisants, elle réalise un véritable travail de fourmi qui
consiste à collecter des dons contre laquelle le donateur se voit
remettre un share qui symbolise son engagement pour la sauvegarde de
la communauté157. Donc ce n'est pas la
propriété du navire que cherchent à obtenir les membres de
son équipage, mais la chance de laisser Christiania telle qu'elle est
actuellement : un espace ouvert d'expérience sociale. Le but de cette
démarche est de faire de la commune libre un espace ouvert à
tous, qui serait en somme un héritage. Alors ce devoir qui consiste
à transmettre ce projet de vie collective intact aux
générations à venir, serait accompli.
Pour résumer, l'exemple de Christiania vient confirmer
l'idée que bien souvent, c'est en période de crise, lorsque
l'avenir du groupe s'assombrit que la conscience nationale, ou plutôt
pour notre cas, la conscience d'appartenir à un groupe se fait le plus
ressentir. Or, l'histoire de Christiania n'est que le long récit d'une
crise permanente, ce qui amène les esprits les plus idéalistes
à continuer à croire qu'à Christiania, ce sont les membres
de l'institution qui travaillent dans ce qui serait une incroyable
solidarité pour parvenir à sauver
155 Cf. « C) Quand les squatteurs assignent le
propriétaire du terrain en justice : le procès entre les
christianites et l'Etat » » in VASSEUR Pierre,
mémoire dirigé par DERVILLE Grégory, Christiania :
monographie d'une utopie communautaire, op.cit., p. 39-40
156 Un premier acompte de 50 000 000 de couronnes devait
être versé au premier juillet 2012, une somme qui n'a bien entendu
pas pu être rassemblée grâce aux dons, mais a semble-t-il pu
être complétée grâce à un prêt.
157 Cf. annexe n°18, p.204 : « le share de
l'Action du Peuple de Christiania (Christiania FolkeAktie) »
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Christiania. Vu sous cet angle, le « nous »
prend tout son sens et tout semble indiquer que le groupe détient le
pouvoir de mener à bien cette mission. Dès lors, c'est
peut-être dans cette perpétuelle adversité que le groupe
parvient à tirer sa capacité à rester uni ; alors, nous
pourrions imaginer que si Christiania parvenait à ses fins (s'affranchir
de sa lutte face à l'Etat), peut-être le groupe perdrait le sens
de son unité. Seulement, la suite de ce mémoire va
démontrer que derrière l'illusion d'unité et
d'équité dans la répartition du pouvoir entre ses membres,
se cache une réalité institutionnelle bien plus complexe et bien
moins enchantée.