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Le pouvoir dans l'institution. Essai d'anthropologie politique à  Christiania.

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par Pierre Vasseur
Université Lille 2 - Master science politique, spécialité Métiers de la Recherche  2012
  

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Section 2- Penser la communauté dans sa totalité

Cette deuxième section va apporter des premiers éléments de réponse permettant de démontrer que dans la pratique, l'ordre institutionnel tel qu'énoncé dans les principes fondateurs de la commune libre est tout simplement inapplicable. Jusque-là, cela n'a rien d'une découverte puisqu'il s'agit après tout d'un projet utopique, donc a priori irréalisable. Cependant, c'est bien de la nature du pouvoir dont il est question et c'est en cela que les deux sous-parties qui suivent sont nécessaires au cheminement qui nous guidera vers la réponse à notre problématique.

2.1 L'assemblée commune : lieu d'expression de la volonté générale ?

Dans nos recherches précédentes, nous avons déjà évoqué les difficultés liées à l'exercice de la politique du consensus, que nous avions illustré avec de nombreux exemples158. Ici, deux éléments vont nous intéresser tout particulièrement : la manière dont ces assemblées communes (fællesmøde) subtilisent le pouvoir accordé aux assemblées des aires locales (områdemøde); puis la façon dont les organisateurs de ces assemblées ont peu à peu confisqué le pouvoir de décision aux christianites pourtant venus y exercer leur droit à l'exercice direct du pouvoir.

Premièrement, d'après J-M Traimond « Les assemblées de quartier [des aires locales] ont déchargé les assemblées générales des innombrables querelles de voisinage sur l'usage de tel ou tel lieu, que deux ou trois-cent personnes ne pouvaient démêler rapidement. (On compte sur les doigts d'une main les assemblées générales qui ont rassemblé plus de trois-

158 Cf. « B) Les christianites et leur principe de démocratie directe : la difficulté de la politique du consensus » in VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE Grégory, Christiania : monographie d'une utopie communautaire, op.cit., p.84-87

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cent personnes)159 ». Cette observation illustre bien l'idée que c'est dans un souci de satisfaire le principe d'autogestion ainsi que de faciliter l'exercice de la démocratie directe que les pionniers de Christiania ont fixé le morcellement de la communauté en aires locales, lesquelles ont été dotées d'assemblées d'aires locales (områdemøde) que nous avons décrit dans le premier chapitre. Donc, de ce point de vue l'assemblée commune (fællesmøde) serait la plus ancienne des assemblées de Christiania, elle aurait été créée lorsque la commune libre n'était qu'à un stade peu avancé de son évolution, à l'époque où il était encore a priori possible de prendre une décision à l'unanimité à l'échelle de la communauté tout entière, dont les réunions ne rassemblent qu'un nombre limité d'individus. Ou alors, compte-tenu du fait que tout indique que Christiania aurait été très fortement peuplée dès les premiers mois suivants sa fondation160, nous pouvons supposer que les communards ont très vite été confrontés à la contrainte du nombre et n'ont jamais réellement réussi à s'entendre sur les bases du consensus, si bien que la division de la communauté en divers aires locales s'est rapidement avéré être la meilleure solution.

Pourtant, la première chose qui nous frappe sur le terrain, est la dimension symbolique de ces assemblées communes : les christianites gardent en mémoire les tournants historiques qui se sont joués lors de ces grandes assemblées organisées au Grey hall161, où la mémoire collective retient que des centaines de christianites s'y rassemblaient pour prendre d'importantes décisions et y exercer toutes sortes de pouvoirs. Par exemple, fixer les lois dans le Ting book (pouvoir législatif), lancer à l'automne 1979 un blocus contre les junkies (Junk blockade) de manière à éradiquer les drogues dures162 (pouvoir exécutif) ou encore condamner au bannissement les criminels de la communauté (pouvoir judiciaire). Tout semble donc devoir systématiquement s'y jouer car nous constatons que toutes les grandes orientations politiques ont été prises lors de ces assemblées communes ; c'est pourquoi aujourd'hui encore le pouvoir décisionnaire de l'assemblée d'une aire locale laisse toujours la main à l'assemblée commune qui devra statuer sur des décisions qui pourtant concernent directement les habitants de l'aire locale.

159 TRAIMOND Jean-Manuel, Récits de Christiania, op. cit., p.101

160 En réalité, la plupart des auteurs estiment que le nombre de mille à mille deux-cent communards fut rapidement atteint tant ce projet communautaire avait suscité l'engouement dès sa création. Puis, rappelons que son nombre d'habitants s'est stabilisé entre huit cent-cinquante et mille christianites.

161 Le Grey hall est un ancien bâtiment de la caserne militaire. Situé à Psyak (aire locale n°2), il est le centre névralgique où se tiennent historiquement les assemblées communes dans lesquelles les grandes orientations politiques de la communauté sont débattues depuis plus de quarante ans. Cf. annexe n°13, p.199: « `Christiania tu as mon coeur', pierre située devant le Grey hall ».

162 Cf. « A) Du blocus contre les junkies» » in VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE Grégory, Christiania : monographie d'une utopie communautaire, op.cit., p. 25-27

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Afin d'illustrer nos propos, citons en premier exemple ce qui est mentionné dans le programme de l'assemblée locale du 20 mars 2012 à Mælkebøtten163. Sur ce document nous trouvons la mention « préparation des thèmes à aborder lors de la prochaine assemblée commune ». Ce premier exemple semble effectivement indiquer que les habitants de cette aire locale étaient dans l'attente de cette prochaine assemblée générale pour pouvoir aborder ces questions et prendre des décisions qui pourtant concernaient directement leur aire locale164. Dans cette mesure, « l'immédiateté »165 de l'exercice du pouvoir tel que décrit dans l'idéal fédératif de P-J Proudhon serait fortement remise en cause, si bien que les assemblées communes viendraient annihiler la souveraineté des quinze aires locales.

Autre exemple, si nous reprenons volontairement le cas de l'aire locale de Norddyssen (« Le tumulus-Nord », aire locale n°12) évoqué un peu plus tôt ; et que nous supposons qu'après avoir souhaité faire scission avec le reste de Dyssen, ses habitants viennent un jour à décider à l'unanimité de l'indépendance de leur aire locale, qui impliquerait une séparation stricto sensu avec le reste de la communauté, tout porte à croire que malgré leur souveraineté et leur liberté d'action - supposée très ample -, les ardeurs séparatistes des habitants de cette aire locale très retirée seront limitées, bornée par l'institution. Car si tel était le cas, nul doute que l'ensemble des habitants des quinze aires locales, y compris les séparatistes de Norddyssen qui devraient s'armer de patience et préparer de solides arguments, seront invités à en débattre lors d'une assemblée commune qui se tiendra non pas à Norddyssen mais au Grey Hall, et l'ensemble des christianites devront en théorie décider à l'unanimité du sort de Norddyssen. Ce scénario, qui relève certes de la fiction, illustre le fait que le pouvoir supposé exclusif de l'assemblée locale d'exercer l'autorité politique à l'intérieur de son aire locale, est constamment limité par le pouvoir décisionnaire de l'assemblée commune. Donc, cette dernière englobe l'ensemble des quinze aires locales de Christiania et vient ainsi neutraliser la capacité des habitants d'une aire locale d'avoir une liberté totale sur les choix qu'ils font à l'intérieur de leur aire locale. Dans ce cas de figure, c'est « la reconnaissance constante des identités [et du] particularisme » évoqué dans l'idéal fédératif de P-J Proudhon qui serait à son tour remis en cause, à tel point que l'assemblée commune exercerait une sorte de contrôle

163 Cf. annexe n°6, p.192: « invitation à l'assemblée de Mælkebøtten (« Le pissenlit », aire locale n°8) »

164 Comme nous pouvons le constater dans la traduction du document de l'annexe n°6, ces questions semblent concerner un bâtiment situé à l'intérieur de Mælkebøtten, une portion de la rue de Refshalevej qui longe cette aire locale ainsi que les aires voisines, puis une question plus générale qui concerne les institutions infantiles au Danemark dont nous pouvons supposer que Christiania s'inspire pour reproduire ou corriger leurs propres institutions infantiles (kindergarten) à l'intérieur de la communauté.

165 PROUDHON Pierre-Joseph, Du principe fédératif et de la nécessité de reconstituer le parti de la révolution, op. cit., p.109

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en dernière instance, ayant la capacité de geler les décisions prises par un groupe supposé souverain qui pourtant était parvenu à s'entendre selon le principe du consensus.

Ces deux derniers exemples montrent donc que la souveraineté de l'aire locale a ses limites, car sa capacité de décision à l'intérieur de son espace est sans cesse contrôlée voire limitée par l'assemblée commune. Ainsi, une première conclusion nous amène à considérer que l'assemblée de l'aire locale comme une sorte d'artéfact dans lequel les christianites auraient l'illusion d'exercer un pouvoir direct, et devraient selon toutes vraisemblances se rendre directement aux assemblées communes s'ils veulent avoir une chance d'avoir une influence directe sur la conduite des affaires communes. Toutefois, l'expression de la volonté générale est-elle réellement respectée lors de ces assemblées ?

Lorsque nous examinons en détails l'une des affiches annonçant la tenue d'une prochaine assemblée commune166, nous relevons au bas de ce document la signature du groupe de contact (Kontaktgruppen), qui « invite » tous les christianites à se rendre à cette assemblée. Nous reviendrons un peu plus loin sur ce qu'est réellement ce groupe de contact ainsi que sur ses membres, mais ce qui nous intéresse ici est qu'à la différence des affiches annonçant la prochaine assemblée d'une aire locale qui est rédigée et préparée par un ou des habitant(s) de cette aire locale comme le veulent les principes d'autogestion ; ici, c'est un petit groupe d'individus incarné par la mention « groupe de contact » qui organise et coordonne les assemblées communes. Cela signifie que ce petit groupe d'individu travaille au nom de la communauté et fixe le programme de ce qui sera débattu lors de ces assemblées. Mais encore, si nous regardons de plus près la manière dont est rédigé ce programme, c'est à se demander s'il y a réellement un débat et si les christianites présents à cette assemblée auront leur mot à dire : « 1/ Ils vont envoyer des lettres », quel est donc ce « ils » qui semble avoir déjà pris la décision d'envoyer ces lettres ? En « 3/ » est même prévu que « la direction » (bestyrelsen) ainsi que « la bureaucratie » (forretningsudvalg) s'expriment ; en « 4/ » puis en « 5/ » se suivent une série de « choses à faire » ainsi que des « informations » dont les christianites doivent prendre connaissance avant d' « éventuellement » pouvoir poser des questions en marge de ces cinq points placés en priorité. Ne serait-ce pas l'inverse qui devrait se produire lors de ces assemblées dont le but initial est de promouvoir l'exercice direct du pouvoir par le peuple ? Ce sont probablement les contraintes liées à l'application de la politique du

166 Cf. annexe n°19, p.205-206: « invitation à une assemblée commune (fællesmøde) »

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consensus qui ont poussé les christianites à instituer le groupe de contact et à le laisser s'emparer du pouvoir de fixer le programme de ces assemblées.

Astérix: «Yeah, it's very hard to find a consensus so they... So for example, for the community meeting, it's very seldom that we make a decision because it's very difficult to... Because people have so many different opinions, so it's more like an information meeting!»

Astérix nous avait évoqué les difficultés liées à l'application de la politique du consensus à l'échelle de la communauté, mais nous avions certainement trop rapidement occulté la dernière phrase de cette citation dans laquelle il exprimait avec regret l'idée que ces assemblées communes ne prenaient plus la forme que d'une « réunion d'information ». Enfin, la désertion aussi bien des assemblées des aires locales que nous évoquions un peu plus tôt à travers une citation de Kirsten, que les assemblées communes qui comme l'écrit J-M Traimond, « on compte sur les doigts d'une main les assemblées qui ont rassemblé plus de trois-cent personnes » ; ce désintérêt pour la politique à l'intérieur de la communauté s'expliquerait par la subtilisation progressive du pouvoir remis aux mains d'un groupe restreint d'individus dont la tâche est de veiller au maintien du navire Christiania, où le reste de l'équipage ne serait plus que des passagers se laissant docilement guider au gré des décisions prises par la hiérarchie.

Pour résumer, à mesure que ce petit univers social « franchissait ses stades d'évolution »167, l'importance de l'aire locale a rapidement décliné et c'est même le phénomène inverse qui s'est produit puisque d'un système décentralisé, les christianites se sont progressivement retrouvés dans un système centralisé où prendre d'importantes décisions serait du ressort de l'assemblée commune. Seulement, ces assemblées communes ne serait plus le lieu où viennent s'exprimer les christianites, mais une réunion où ces simples résidents sont invités à prendre connaissance de ce qui a été décidé sur leur sort. C'est ainsi que l'assemblée commune ne remplirait sa fonction de lieu d'expression de la « volonté générale, volonté populaire ou [de] l'accord collectif »168 mais son maintien ne s'expliquerait que par le désir de maintenir l'illusion qu'il existe encore la possibilité pour n'importe quel christianite d'exercer une réelle influence sur les grandes décisions à prendre pour l'avenir de leur communauté.

167 ELIAS Norbert, « La transformation de l'équilibre `nous-je' », in La société des individus, op.cit., p. 205-301

168 LAGROYE Jacques (Dir.) FRANCOIS Bastien, SAWICKI Frédéric, Sociologie politique, op.cit., p. 139

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"Soit réservé sans ostentation pour éviter de t'attirer l'incompréhension haineuse des ignorants"   Pythagore