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Le pouvoir dans l'institution. Essai d'anthropologie politique à  Christiania.

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par Pierre Vasseur
Université Lille 2 - Master science politique, spécialité Métiers de la Recherche  2012
  

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2.2 Garder le pouvoir à l'intérieur de la communauté au prix de celui des individus

Garder le pouvoir à l'intérieur de la communauté suppose que l'institution parvienne à résister à la pression exercée par l'Etat et en particulier au processus de normalisation amorcé depuis le début des années 1990169 par lequel certains gouvernements qui se sont succédé ont cherché à mettre fin à des années de laxisme gouvernemental à l'égard de cette déviance institutionnalisée170. S'affranchir de ce rapport antagoniste avec l'Etat et voguer vers une mer d'huile, nous l'avons dit, signifierait que Christiania soit capable de remplir sa part du contrat qu'elle a récemment signé avec l'Etat : racheter le terrain qu'elle occupe contre la somme soixante-quinze mille couronnes. Alors, l'Etat danois ne pourra que reconnaître la commune libre de Christiania comme une institution légale au moins parce qu'elle serait propriétaire de son terrain171, ce qui faciliterait l'exercice légitime du pouvoir par les christianites à l'intérieur de leur communauté.

Néanmoins, nous savons que cet accord trouvé avec l'Etat est le fruit de longues négociations qu'il aurait été impossible de mener à bien si l'ensemble des christianites avaient décidé de s'immiscer dans les négociations. D'ailleurs, dès la mise en vigueur de la première loi de Christiania en 1991, qui reconnaissait Christiania en tant qu'expérience sociale à part entière, le gouvernement de l'époque172 avait exigé que les christianites désignent un interlocuteur stable et unique permettant de faciliter les échanges lors des futures négociations: cela a donné naissance au fameux groupe de contact (Kontaktgruppen) qui, rappelons-le, est aujourd'hui celui qui « invite » les christianites à se rendre aux assemblées communes (fællesmøde), devenues pour beaucoup de simples réunions d'information dans lesquelles ses membres peuvent donner des nouvelles sur l'état d'avancement des négociations. Nous avons rencontré l'un des membres éminents de ce groupe de contact et voici sa définition :

«And what does it consist in? What is the aim of the contact group?»

169 Cf. « III) Phase n°3 : des années 1990 à aujourd'hui - Résister à la normalisation » in VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE Grégory, Christiania : monographie d'une utopie communautaire, op.cit., p.3340

170 Nous pensons notamment aux deux derniers mandats du parti libéral (2001-2011) durant lesquels a été menée une politique très incisive à l'égard de Christiania qui a débouché sur une lutte juridique qui a amené les deux parties jusqu'à la plus grande instance juridique du Danemark : la Cour Suprême. Par ailleurs, notons que depuis le mois d'octobre 2011, c'est un gouvernement représenté par la sociale-démocrate Helle Thorning-Schmidt, qui a pris les commandes du pays, ce qui peut être perçu comme une chance pour Christiania de prolonger son sursis.

171 Nous excluons volontairement la question des pratiques illégales telles que l'usage de la marijuana à l'intérieur de cet espace qui, bien entendu, ne serait toujours pas admis par l'Etat.

172 Le gouvernement de Poul Schlüter, du parti conservateur (1982-1993)

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Hulda: «The contact group was made for our relations with outside. A kind of... We carry all the problems with Christiania, and if there's a problem with Christiania, we take it up and then we talk about that with the government. And then, we give summary to everybody. That's our aim.»

Créé de manière à faciliter les relations entre les christianites et l'Etat, le groupe de contact s'apparente à un instrument de médiation, c'est-à-dire un « corps intermédiaire »173 destiné à trouver une issue à ce conflit par la voie du consensus. Mais deux problèmes se posent à cette idée de médiation : d'une part, le groupe de contact n'est ni « indépendant » puisqu'il émane de l'institution, ni « impartial » car son but est de défendre les intérêts de Christiania, ni « sans pouvoir » car ses membres ont la capacité de juger et de décider de ce qui est bon pour l'ensemble de la communauté. D'autre part, cette démarche nécessite un pouvoir central, qui est pourtant l'antithèse du principe fédératif et de l'idée d'autogestion. C'est là tout le paradoxe dans lequel se sont empêtrés les christianites : tiraillés entre leurs désirs d'autogestion et de répartition équitable du pouvoir et la pression venue de l'extérieur de la communauté, cela a poussé Christiania à s'adapter et à se réinventer, ce qui l'a progressivement fait glisser d'un pouvoir décentralisé à un pouvoir centralisé.

Malgré cela, il serait injuste de blâmer les membres de ce groupe de contact qui, malgré le fait que son existence conduit irrémédiablement à une concentration du pouvoir, accomplissent la noble et difficile tâche qui consiste à maintenir le navire à flot. Et les membres de ce groupe ont semble-t-il été placés là car ils présentent les aptitudes nécessaires à l'accomplissement de cette tâche. De même qu'il ne serait pas plus justifié de critiquer le fait que plus de la moitié des membres de ce groupe de contact ne sont pas christianites et n'auraient donc a priori rien à faire dans ce groupe destiné à défendre les intérêts des christianites :

_ «How many members are you?»

Hulda: «Eleven

_ «And how many Christianites?»

Hulda: «Five from Christiania and six from the outside.» _ «Why there's less Christianites?»

173 Nous reprenons ici la définition de Jacques Palard qui considère la médiation comme « un conflit, l'intervention d'un tiers (si possible indépendant, impartial et sans pouvoir), enfin un processus d'échanges verbalisés, ordonnés à la recherche d'une solution par consensus » in PALARD Jacques, « Médiation et institution catholique », in Archives de sciences sociales des religions, n°133, 2006, p. 10

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Hulda: «The State wanted that and that's way it is. We needed some high profiles to be members of the board.»

A en croire les propos d'Hulda, les christianites représentés par le groupe de contact ont dû s'adapter aux conditions imposées par les représentants de l'Etat, qui estimaient que ce groupe devait être composé d'une faible majorité de non-christianites, ce qui paraît rendre d'autant plus difficile la possibilité pour les christianites d'être entendus. Par ailleurs, si nous reprenons les principes dictés par le projet de collecte de dons de l'Action du Peuple de Christiania (Christiania FolkeAktie) alors Christiania n'appartient à personne, ni même aux christianites ; et tous les moyens sont bons, y compris d'aller chercher des individus « techniquement capables »174 à l'extérieur de la communauté, pourvu que cela contribue à sauver Christiania (bevar Christiania).

Afin de corroborer l'idée que l'ordre institutionnel de Christiania tend par la logique élitiste, reprenons l'exemple du procès perdu contre l'Etat devant la Cour Suprême au début du mois de février 2011. L'analyse des évènements nous avait amené à la conclusion que l'exercice direct du pouvoir par le peuple induit irrémédiablement une lenteur dans la prise de décision, une caractéristique bien incompatible face à l'urgence de la situation dans laquelle s'étaient retrouvés les christianites. Depuis 2003, et la deuxième loi de Christiania qui annulait le premier accord trouvé en 1989 et rendait illégale la présence des christianites sur cet espace, le gouvernement libéral s'était lancé dans une politique très agressive à l'égard de la commune libre en décidant de poser un ultimatum à tous les membres de cette institution : pour rappel, cette stratégie politique débuta en 2007 et consistait à envoyer individuellement à chaque foyer de Christiania un petit livret bleu intitulé « Le plan local pour l'aire de Christiania ». A l'intérieur de ce livret était présenté un plan de cadastre dans lequel chaque foyer pouvait situer sa maison à laquelle correspondait une estimation sur la valeur de cette portion du terrain. Il était ainsi proposé à chaque christianite de devenir l'heureux propriétaire d'une maison située sur un sol qu'ils occupaient illégalement depuis plusieurs années. Le choix était donc simple : soit le christianite décidait d'accepter les termes de ce contrat et d'enfin entrer dans la norme en devenant propriétaire comme l'auraient souhaité certains:

Richardt: «The best thing for Christiania would be private ownership.»

174 Cf. MICHELS Robert, Les partis politiques : essai sur les tendances oligarchiques des démocraties, op.cit., p.302.

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Ou alors, le christianite devait décider de rester dans une attitude déviante, en ignorant l'offre du petit livret bleu et en faisant corps avec le groupe face à cette nouvelle tentative initiée par l'Etat pour régler le problème Christiania :

Joker: «I only mean that the victory is that we didn't take the carrot [the offer from the State].»

Dans cette dernière citation, Joker exprime simplement l'idée que la plupart des activistes sont fiers d'affirmer que les christianites ont fait corps face à la tentation d'accepter individuellement cette offre, et bon nombre d'entre eux vont jusqu'à affirmer que les membres de la communauté ont rejeté en bloc ce qui a été interprété comme une tentative de déstabilisation initiée par l'Etat. Seulement, en y regardant d'un peu plus près, nous nous apercevons que les choses n'ont pas été aussi simples pour dire « non » à cette offre, et qu'il a fallu de nombreux rassemblement aux issues très incertaines pour que finalement l'assemblée commune (fællesmøde) se prononce contre le « plan local pour l'aire de Christiania ». Cette lenteur dans la prise de décision est profondément ancrée dans cette institution où les assemblées peuvent se prolonger, être reportées et se démultiplier. C'est d'ailleurs pour cette raison que l'escargot est à Christiania ce que le coq est à la France : « hurry up slowly ! » peut-on lire telle une devise associée à ce petit mollusque qui est l'animal fétiche de l'institution175. Encore une fois, le choix de ce symbole n'est pas anodin, puisqu'il illustre l'état d'esprit qui s'est développé à Christiania et vient confirmer l'idée que Christiania est caractérisée par un tempo institutionnel en décalage total avec le monde qui l'entoure.

Ainsi, nous pouvons supposer que c'est cette lenteur institutionnelle qui a poussé l'institution à donner de plus en plus de pouvoir au petit groupe de onze personnes qualifiées pour mener et ainsi accélérer le processus de négociations. Bien entendu, bien des observateurs pourront signaler que cette lenteur institutionnelle pourrait être un atout pour les christianites dont, souvenons-nous, une faible majorité n'aurait aucun intérêt à ce que le statut de la communauté change. Cependant, avec le procès récemment perdu face à l'Etat qui aurait pu entraîner l'application du « plan local pour l'aire de Christiania » par le nouveau gouvernement176, Christiania s'est retrouvée en position de faiblesse vis-à-vis de l'Etat, fort de sa victoire lors du dernier procès. Et accepter les conditions de l'Etat, à savoir mener les

175 Nous retrouvons le symbole de l'escargot sur pièce de monnaie du Løn (annexe n°15, p.202) ainsi que dans de nombreux endroits à Christiania. Cf. annexe n°20, p.206: « l'escargot, symbole de la lenteur institutionnelle de Christiania »

176 Ce qui aurait signifié « l'éclatement » de la communauté. Cf. LACROIX Bernard, L'utopie communautaire : mai 68 : histoire sociale d'une révolte, op. cit., p.65

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négociations uniquement par le biais de ce groupe de contact apparaît comme une manière de sauver ce qui peut encore l'être : la subsistance de la communauté.

En somme, ces deux sous-parties constituent autant d'exemples permettant d'avancer l'idée que dans la pratique, l'exercice du pouvoir est bien différent de ce que pouvaient nous laisser penser le premier chapitre où même la première section de ce second chapitre :

Malgré les principes d'autogestion et le contrat fédératif, l'exercice du pouvoir dans les aires locales et leurs assemblées (områdemøde) est constamment court-circuité par une assemblée commune (fællesmøde) qui constitue l'instance ultime où sont censées être prises les décisions les plus importantes, notamment celles liées aux grandes orientations pour l'avenir de la communauté, ce qui inclut évidemment le destin de ses quinze aires locales. Cette centralisation des pouvoirs décisionnels ne doit a priori pas remettre en cause le pouvoir d'autogestion de chaque individu. Seulement, comme a pu le souligner J-M Traimond, nous avons déjà mis en évidence le fait qu'une telle assemblée réunissant plusieurs centaines de personnes, ne peut bien évidemment pas trouver un consensus. C'est d'ailleurs cette raison qui avait amené les pionniers à créer des assemblées dans chaque aire locale, ce qui devait faciliter l'exercice de la démocratie directe.

Le deuxième exemple n'est que le prolongement de ce que nous évoquions dans la première sous-partie : conserver ses chances de sauver Christiania impliquait que les membres de l'institution s'organisent. Or, nous savons que l'institution est caractérisée par une vitesse d'exécution qui est en décalage total avec les institutions du monde extérieur. Tout porte à croire que c'est ce qui a porté préjudice à Christiania lors du dernier exemple en date : le procès perdu contre l'Etat ; et c'est, semble-t-il, ce qui a amené l'institution à confier certains pouvoirs décisionnels à un petit groupe d'individus incarné par le groupe de contact.

Ainsi, avant d'entamer la dernière section de ce second chapitre, deux solutions s'offrent à nous : ce groupe continue-t-il à croire aux valeurs transmises par ceux qui ont fixé les règles (autogestion, répartition équitable du pouvoir), auquel cas nous pourrions dire que les membres sont aveuglés par les principes du système fédératif dictés par l'institution et vivent dans l'illusion ; où cela relève-t-il plutôt d'une orientation consciente vers une république unitaire qui amènerait les membres de cette institution à déléguer leurs pouvoirs à certains esprits jugés bienfaiteurs ?

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"Tu supportes des injustices; Consoles-toi, le vrai malheur est d'en faire"   Démocrite