Garder le pouvoir à l'intérieur de la
communauté suppose que l'institution parvienne à résister
à la pression exercée par l'Etat et en particulier au processus
de normalisation amorcé depuis le début des années
1990169 par lequel certains gouvernements qui se sont
succédé ont cherché à mettre fin à des
années de laxisme gouvernemental à l'égard de cette
déviance institutionnalisée170. S'affranchir de ce
rapport antagoniste avec l'Etat et voguer vers une mer d'huile, nous l'avons
dit, signifierait que Christiania soit capable de remplir sa part du contrat
qu'elle a récemment signé avec l'Etat : racheter le terrain
qu'elle occupe contre la somme soixante-quinze mille couronnes. Alors, l'Etat
danois ne pourra que reconnaître la commune libre de Christiania comme
une institution légale au moins parce qu'elle serait propriétaire
de son terrain171, ce qui faciliterait l'exercice légitime du
pouvoir par les christianites à l'intérieur de leur
communauté.
Néanmoins, nous savons que cet accord trouvé
avec l'Etat est le fruit de longues négociations qu'il aurait
été impossible de mener à bien si l'ensemble des
christianites avaient décidé de s'immiscer dans les
négociations. D'ailleurs, dès la mise en vigueur de la
première loi de Christiania en 1991, qui reconnaissait Christiania en
tant qu'expérience sociale à part entière, le gouvernement
de l'époque172 avait exigé que les christianites
désignent un interlocuteur stable et unique permettant de faciliter les
échanges lors des futures négociations: cela a donné
naissance au fameux groupe de contact (Kontaktgruppen) qui,
rappelons-le, est aujourd'hui celui qui « invite » les christianites
à se rendre aux assemblées communes
(fællesmøde), devenues pour beaucoup de simples
réunions d'information dans lesquelles ses membres peuvent donner des
nouvelles sur l'état d'avancement des négociations. Nous avons
rencontré l'un des membres éminents de ce groupe de contact et
voici sa définition :
«And what does it consist in? What is the aim of the
contact group?»
169 Cf. « III) Phase n°3 : des années 1990
à aujourd'hui - Résister à la normalisation » in
VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE Grégory,
Christiania : monographie d'une utopie communautaire,
op.cit., p.3340
170 Nous pensons notamment aux deux derniers mandats du parti
libéral (2001-2011) durant lesquels a été menée une
politique très incisive à l'égard de Christiania qui a
débouché sur une lutte juridique qui a amené les deux
parties jusqu'à la plus grande instance juridique du Danemark : la Cour
Suprême. Par ailleurs, notons que depuis le mois d'octobre 2011, c'est un
gouvernement représenté par la sociale-démocrate Helle
Thorning-Schmidt, qui a pris les commandes du pays, ce qui peut être
perçu comme une chance pour Christiania de prolonger son sursis.
171 Nous excluons volontairement la question des pratiques
illégales telles que l'usage de la marijuana à l'intérieur
de cet espace qui, bien entendu, ne serait toujours pas admis par l'Etat.
172 Le gouvernement de Poul Schlüter, du parti conservateur
(1982-1993)
73
Hulda: «The contact group was made
for our relations with outside. A kind of... We carry all the problems with
Christiania, and if there's a problem with Christiania, we take it up and then
we talk about that with the government. And then, we give summary to everybody.
That's our aim.»
Créé de manière à faciliter les
relations entre les christianites et l'Etat, le groupe de contact s'apparente
à un instrument de médiation, c'est-à-dire un «
corps intermédiaire »173 destiné à trouver
une issue à ce conflit par la voie du consensus. Mais deux
problèmes se posent à cette idée de médiation :
d'une part, le groupe de contact n'est ni « indépendant
» puisqu'il émane de l'institution, ni « impartial
» car son but est de défendre les intérêts de
Christiania, ni « sans pouvoir » car ses membres ont la
capacité de juger et de décider de ce qui est bon pour l'ensemble
de la communauté. D'autre part, cette démarche nécessite
un pouvoir central, qui est pourtant l'antithèse du principe
fédératif et de l'idée d'autogestion. C'est là tout
le paradoxe dans lequel se sont empêtrés les christianites :
tiraillés entre leurs désirs d'autogestion et de
répartition équitable du pouvoir et la pression venue de
l'extérieur de la communauté, cela a poussé Christiania
à s'adapter et à se réinventer, ce qui l'a progressivement
fait glisser d'un pouvoir décentralisé à un pouvoir
centralisé.
Malgré cela, il serait injuste de blâmer les
membres de ce groupe de contact qui, malgré le fait que son existence
conduit irrémédiablement à une concentration du pouvoir,
accomplissent la noble et difficile tâche qui consiste à maintenir
le navire à flot. Et les membres de ce groupe ont semble-t-il
été placés là car ils présentent les
aptitudes nécessaires à l'accomplissement de cette tâche.
De même qu'il ne serait pas plus justifié de critiquer le fait que
plus de la moitié des membres de ce groupe de contact ne sont pas
christianites et n'auraient donc a priori rien à faire dans ce
groupe destiné à défendre les intérêts des
christianites :
_ «How many members are you?»
Hulda: «Eleven.»
_ «And how many Christianites?»
Hulda: «Five from Christiania and six
from the outside.» _ «Why there's less
Christianites?»
173 Nous reprenons ici la définition de Jacques Palard
qui considère la médiation comme « un conflit,
l'intervention d'un tiers (si possible indépendant, impartial et sans
pouvoir), enfin un processus d'échanges verbalisés,
ordonnés à la recherche d'une solution par consensus »
in PALARD Jacques, « Médiation et institution catholique
», in Archives de sciences sociales des religions, n°133,
2006, p. 10
74
Hulda: «The State wanted that and
that's way it is. We needed some high profiles to be members of the
board.»
A en croire les propos d'Hulda, les christianites
représentés par le groupe de contact ont dû s'adapter aux
conditions imposées par les représentants de l'Etat, qui
estimaient que ce groupe devait être composé d'une faible
majorité de non-christianites, ce qui paraît rendre d'autant plus
difficile la possibilité pour les christianites d'être entendus.
Par ailleurs, si nous reprenons les principes dictés par le projet de
collecte de dons de l'Action du Peuple de Christiania (Christiania
FolkeAktie) alors Christiania n'appartient à personne, ni
même aux christianites ; et tous les moyens sont bons, y compris d'aller
chercher des individus « techniquement capables
»174 à l'extérieur de la communauté,
pourvu que cela contribue à sauver Christiania (bevar
Christiania).
Afin de corroborer l'idée que l'ordre institutionnel
de Christiania tend par la logique élitiste, reprenons l'exemple du
procès perdu contre l'Etat devant la Cour Suprême au début
du mois de février 2011. L'analyse des évènements nous
avait amené à la conclusion que l'exercice direct du pouvoir par
le peuple induit irrémédiablement une lenteur dans la prise de
décision, une caractéristique bien incompatible face à
l'urgence de la situation dans laquelle s'étaient retrouvés les
christianites. Depuis 2003, et la deuxième loi de Christiania qui
annulait le premier accord trouvé en 1989 et rendait illégale la
présence des christianites sur cet espace, le gouvernement
libéral s'était lancé dans une politique très
agressive à l'égard de la commune libre en décidant de
poser un ultimatum à tous les membres de cette institution : pour
rappel, cette stratégie politique débuta en 2007 et consistait
à envoyer individuellement à chaque foyer de Christiania un petit
livret bleu intitulé « Le plan local pour l'aire de Christiania
». A l'intérieur de ce livret était présenté
un plan de cadastre dans lequel chaque foyer pouvait situer sa maison à
laquelle correspondait une estimation sur la valeur de cette portion du
terrain. Il était ainsi proposé à chaque christianite de
devenir l'heureux propriétaire d'une maison située sur un sol
qu'ils occupaient illégalement depuis plusieurs années. Le choix
était donc simple : soit le christianite décidait d'accepter les
termes de ce contrat et d'enfin entrer dans la norme en devenant
propriétaire comme l'auraient souhaité certains:
Richardt: «The best thing for
Christiania would be private ownership.»
174 Cf. MICHELS Robert, Les partis politiques : essai sur
les tendances oligarchiques des démocraties, op.cit., p.302.
75
Ou alors, le christianite devait décider de rester dans
une attitude déviante, en ignorant l'offre du petit livret bleu et en
faisant corps avec le groupe face à cette nouvelle tentative
initiée par l'Etat pour régler le problème Christiania
:
Joker: «I only mean that the victory
is that we didn't take the carrot [the offer from the State].»
Dans cette dernière citation, Joker exprime simplement
l'idée que la plupart des activistes sont fiers d'affirmer que les
christianites ont fait corps face à la tentation d'accepter
individuellement cette offre, et bon nombre d'entre eux vont jusqu'à
affirmer que les membres de la communauté ont rejeté en bloc ce
qui a été interprété comme une tentative de
déstabilisation initiée par l'Etat. Seulement, en y regardant
d'un peu plus près, nous nous apercevons que les choses n'ont pas
été aussi simples pour dire « non » à cette
offre, et qu'il a fallu de nombreux rassemblement aux issues très
incertaines pour que finalement l'assemblée commune
(fællesmøde) se prononce contre le « plan local pour
l'aire de Christiania ». Cette lenteur dans la prise de décision
est profondément ancrée dans cette institution où les
assemblées peuvent se prolonger, être reportées et se
démultiplier. C'est d'ailleurs pour cette raison que l'escargot est
à Christiania ce que le coq est à la France : « hurry up
slowly ! » peut-on lire telle une devise associée à ce
petit mollusque qui est l'animal fétiche de l'institution175.
Encore une fois, le choix de ce symbole n'est pas anodin, puisqu'il illustre
l'état d'esprit qui s'est développé à Christiania
et vient confirmer l'idée que Christiania est caractérisée
par un tempo institutionnel en décalage total avec le monde qui
l'entoure.
Ainsi, nous pouvons supposer que c'est cette lenteur
institutionnelle qui a poussé l'institution à donner de plus en
plus de pouvoir au petit groupe de onze personnes qualifiées pour mener
et ainsi accélérer le processus de négociations. Bien
entendu, bien des observateurs pourront signaler que cette lenteur
institutionnelle pourrait être un atout pour les christianites dont,
souvenons-nous, une faible majorité n'aurait aucun intérêt
à ce que le statut de la communauté change. Cependant, avec le
procès récemment perdu face à l'Etat qui aurait pu
entraîner l'application du « plan local pour l'aire de Christiania
» par le nouveau gouvernement176, Christiania s'est
retrouvée en position de faiblesse vis-à-vis de l'Etat, fort de
sa victoire lors du dernier procès. Et accepter les conditions de
l'Etat, à savoir mener les
175 Nous retrouvons le symbole de l'escargot sur pièce
de monnaie du Løn (annexe n°15, p.202) ainsi que dans de
nombreux endroits à Christiania. Cf. annexe n°20, p.206: «
l'escargot, symbole de la lenteur institutionnelle de Christiania »
176 Ce qui aurait signifié «
l'éclatement » de la communauté. Cf. LACROIX
Bernard, L'utopie communautaire : mai 68 : histoire sociale d'une
révolte, op. cit., p.65
76
négociations uniquement par le biais de ce groupe de
contact apparaît comme une manière de sauver ce qui peut encore
l'être : la subsistance de la communauté.
En somme, ces deux sous-parties constituent autant d'exemples
permettant d'avancer l'idée que dans la pratique, l'exercice du pouvoir
est bien différent de ce que pouvaient nous laisser penser le premier
chapitre où même la première section de ce second chapitre
:
Malgré les principes d'autogestion et le contrat
fédératif, l'exercice du pouvoir dans les aires locales et
leurs assemblées (områdemøde) est constamment
court-circuité par une assemblée commune
(fællesmøde) qui constitue l'instance ultime où
sont censées être prises les décisions les plus
importantes, notamment celles liées aux grandes orientations pour
l'avenir de la communauté, ce qui inclut évidemment le destin de
ses quinze aires locales. Cette centralisation des pouvoirs décisionnels
ne doit a priori pas remettre en cause le pouvoir d'autogestion de
chaque individu. Seulement, comme a pu le souligner J-M Traimond, nous avons
déjà mis en évidence le fait qu'une telle assemblée
réunissant plusieurs centaines de personnes, ne peut bien
évidemment pas trouver un consensus. C'est d'ailleurs cette raison qui
avait amené les pionniers à créer des assemblées
dans chaque aire locale, ce qui devait faciliter l'exercice de la
démocratie directe.
Le deuxième exemple n'est que le prolongement de ce
que nous évoquions dans la première sous-partie : conserver ses
chances de sauver Christiania impliquait que les membres de l'institution
s'organisent. Or, nous savons que l'institution est caractérisée
par une vitesse d'exécution qui est en décalage total avec les
institutions du monde extérieur. Tout porte à croire que c'est ce
qui a porté préjudice à Christiania lors du dernier
exemple en date : le procès perdu contre l'Etat ; et c'est, semble-t-il,
ce qui a amené l'institution à confier certains pouvoirs
décisionnels à un petit groupe d'individus incarné par le
groupe de contact.
Ainsi, avant d'entamer la dernière section de ce
second chapitre, deux solutions s'offrent à nous : ce groupe
continue-t-il à croire aux valeurs transmises par ceux qui ont
fixé les règles (autogestion, répartition équitable
du pouvoir), auquel cas nous pourrions dire que les membres sont
aveuglés par les principes du système fédératif
dictés par l'institution et vivent dans l'illusion ; où cela
relève-t-il plutôt d'une orientation consciente vers une
république unitaire qui amènerait les membres de cette
institution à déléguer leurs pouvoirs à certains
esprits jugés bienfaiteurs ?