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Le pouvoir dans l'institution. Essai d'anthropologie politique à  Christiania.

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par Pierre Vasseur
Université Lille 2 - Master science politique, spécialité Métiers de la Recherche  2012
  

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Section 3- Administrer l'espace au moyen d'une bureaucratie pour l'intérêt général

Cette troisième section constitue un nouveau tournant dans notre cheminement qui nous permettra de savoir comment se répartit réellement le pouvoir à Christiania. La commune libre n'évolue pas dans un vide institutionnel et elle subit constamment l'influence du monde qui l'entoure et des institutions qui le compose. Les membres de cette société alternative sont pour la plupart issus de la société « traditionnelle »177, ce qui explique pourquoi ils reproduisent les « schèmes d'actions », c'est-à-dire « ce qui est au principe de toute action involontaire »178, lorsqu'ils se retrouvent face à des problèmes inhérents à tout type de société.

3.1 La contrainte organisationnelle : se donner les moyens nécessaire à la subsistance de la communauté

Dès les premières semaines qui suivaient le 26 septembre 1971, date de création de la communauté, ses pionniers se sont retrouvés confrontés à la contrainte organisationnelle. A leur arrivée dans l'ancienne caserne de Bådsmandsstrædes, les squatteurs ont pu s'apercevoir de l'ampleur de la tâche qui les attendait s'ils voulaient réussir à y fonder une communauté.

Tanja: «No electricity, no water and... I think it was like I don't know. I remember I had to collect water once a week, when it was my turn to pick up water. I remember we took water in some buckets because there were some few places where you could get water.»

Voici les souvenirs de Tanja, elle qui était âgée de quatre ans lorsque sa mère, Annie Hedvard179, décida de venir élever sa fille dans cette communauté. D'autres personnes interrogées ont bien entendu vécu cette époque d'une autre manière, et beaucoup avaient un regard plus mature sur ce qu'ils voyaient se produire dans cette nouvelle expérience sociale.

Hulda: «Yeah, but it's a slow evolution. I was like, at the very beginning it was free to pay a rent and it was four Kroner a month

«Only four?» (Laughing)

177 Nous excluons volontairement les individus nés à Christiania qui auraient pu développer d'autres schèmes d'actions si leurs parents christianites avaient su s'affranchir totalement de ce qu'ils avaient assimilé par le passé, chose qui paraît peu probable ; Mais nous excluons également les minorités issues de sociétés lointaines, nous pensons notamment à une poignée d'Inuit qui vivent à Christiania, un groupe marqué par un fort communautarisme et qui continue à vivre selon des schèmes d'action assimilés sur leurs terres natales.

178 Cf. « Le rôle des habitudes », in LAHIRE Bernard, L'homme pluriel - Les ressorts de l'action, op. cit., p.130

179 La mère de Tanja est la christianite qui a écrit les paroles de Christiania tu as mon coeur, aujourd'hui hymne officielle de Christiania. Cf. annexe n°14, p.200-201: « paroles de l'hymne de Christiania »

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Hulda: «The first.» «When was it?»

Hulda: (She doesn't answer to my question) «From all over. It was the attempt to pay some money for the guy who would remove your garbage.»

«Oh yeah

Hulda: «That was the first because people needed their garbage to be removed! And they had to pay somebody to do it because if you don't want to do it yourself, you have to pay somebody to do it in your place. Then you have to pay them, and of course it was a very low rate the Christiania wages, because you don't pay tax for it.»

Trouver quelqu'un pour ramasser les ordures et lui offrir la modique somme de quatre couronnes (soit 0,53€) par mois et par personne, voilà le véritable point de départ de cette « lente évolution » d'une expérience sociale originellement destinée à créer un environnement alternatif, autogéré et dénué de toute contrainte. Aujourd'hui fortement bureaucratisée, les christianites vivent dans une institution où ils subissent chaque mois un impôt (aujourd'hui estimé à 1900 couronnes, soit 255,48€) qu'ils doivent payer en échange de tous les services jugés nécessaires au maintien de la communauté tout comme celui de leur mode de vie.

«Yeah. And how much do you pay each month now for staying at your place?»

Astérix: «1900 Kroners. That's what everybody pays per month. And actually, during the last ten years the price has raised very much. I think it has been doubled. Yeah, for the last ten years it has been double-double.»

Selon Astérix, tel est le montant de cette contribution mensuelle dont doit s'acquitter chaque Christianite à l'heure actuelle, soit une hausse de 481,03 % sur quarante ans d'évolution et d'ajustements institutionnels en fonction des besoins auxquels devait répondre l'institution. Bien entendu, il est clair que les christianites restent des privilégiés car ce montant apparaît dérisoire pour vivre dans un espace situé en plein coeur de la capitale danoise, au milieu du quartier de Christianshavn où les loyers et le prix du mètre carré atteignent des sommets. D'ailleurs, cette situation de privilégiés a souvent constitué un handicap pour les membres de cette institution qui cherchait - cherchent toujours - à accroître leur popularité auprès du grand public. Mais c'est aussi pour cela qu'il est aujourd'hui si difficile pour un étranger de devenir christianite, car les membres de l'institution savent que leurs conditions de vie attirent bien des convoitises, ce qui les amène à réguler et à limiter les

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arrivées à travers un long processus d'admission qui relève toujours exclusivement de l'assemblée de l'aire locale concernée180.

Au départ, comme le souligne Hulda, le choix de s'acquitter ou non de cet impôt était « libre », et tout porte à croire que bien des anarchistes qui s'y étaient établis afin de satisfaire leur quête d'une liberté, ont dû refuser de payer quoi que ce soit, même la somme la plus dérisoire, car l'impôt serait perçu comme une forme de soumission et d'aliénation. Mais ce choix de ne pas y contribuer ne fut accordé qu'un temps.

« Aux temps anciens, les assemblées de quartier [les aires locales] se montrèrent impuissantes à résoudre tous les problèmes de Christiania, en particulier ceux très techniques, comme les égouts ou l'électricité. Alors on créa la caisse commune ».

TRAIMOND Jean-Manuel, Récits de Christiania, op.cit., p.101

La création de cette caisse commune (Fælleskassen) constitue un tournant dans le processus d'institutionnalisation de Christiania ; car celle-ci était le moyen de centraliser l'impôt de manière à faciliter son prélèvement. Ensuite, les christianites se sont aperçu qu'il s'agissait d'une lourde tâche que de prélever l'impôt, c'est pourquoi au début des années 1980 ils décidèrent de créer le bureau de l'économie (økonomikontor)181 dont nous avons rencontré l'une des coordinatrices182 :

_ «Ok. On a normal basis, I mean is it difficult to get all the money from all the local areas? Because I guess you coordinate all this

Birgitte: «Yeah, we do. Christiania is divided into several areas, do you know that?» _ «Yes, fifteen local areas

Birgitte: «And there's an area economist in each area to whom you can pay your rent.» _ «Ok, you have an economist in each area

Birgitte: «Yeah, but a lot of people do via the bank. They pay every month and some people

decide to go down here and pay cash, and some people pay to the local area economist.»

180 Pour devenir christianite, il y a beaucoup de candidats et très peu d'élus. Ce processus d'intégration est similaire à celui auquel j'ai été soumis dans le cadre de ma candidature pour bénéficier du logement offert par le CRIR. Etre intégré dans une aire locale repose sur une relation amicale voire familiale solide avec des membres de l'aire locale en question, ce qui nous permet d'avancer l'idée qu'il s'agit d'un processus d'intégration de type cooptatif. Par ailleurs, nous savons que Christiania a atteint très tôt son nombre actuel d'habitants, dès les premières années, et cette population a été maintenue sur une fourchette estimée entre 850 et 1000 habitants. Ce contrôle plutôt strict de sa croissance démographique s'explique par cette logique d'intégration qui s'est institutionnalisée à l'échelle des quinze aires locales de Christiania.

181 Le bureau de l'économie est situé en plein coeur de la commune libre, à Fabriksområdet (« L'aire de la fabrique », aire locale n°7) et partage ses locaux avec l'Action du peuple de Christiania (Christiania FolkeAktie) évoqué un peu plus tôt, ce qui permet de bien centraliser dans un même espace les prérogatives liées à l'économie de Christiania.

182 Aujourd'hui, Christiania emploie deux personnes à temps plein dans ce bureau de l'économie (dont Birgitte), ainsi que deux personnes à temps partiel qui travaillent sur le terrain.

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Dans ce témoignage, nous nous apercevons qu'il existe encore une forme d'autogestion dans l'organisation du prélèvement de l'impôt, puisque des « économistes » sélectionnés sur la base du volontariat sont désignés dans chaque aire locale pour qu'ils facilitent le paiement de la contribution mensuelle. Toutefois, et contrairement à ce que j'imaginais avant de rencontrer Birgitte, cette somme ne correspond pas à un « loyer » imposé par l'Etat danois183, et dont l'ensemble des membres de la communauté devrait s'acquitter par solidarité - tel est le sens de l'impôt après tout - pour avoir le droit de prolonger cette expérience de vie collective. Mais cet impôt correspond en réalité aux frais de fonctionnement interne de la communauté : payer les fonctionnaires de Christiania. Initialement instauré dans les années 1970, pour payer les quelques christianites acceptant de se plier à la tâche ingrate de la collecte des ordures, cet impôt augmentait (comme l'a signalé Astérix) à mesure que l'on créait de nouveaux postes de fonctionnaires de la communauté. Or, si nous l'interprétons au sens positif, cet impôt est censé améliorer le quotidien des christianites à travers une série de services offerts par l'institution. Alors, nous pouvons dresser une liste non exhaustive des principaux corps bureaucratiques qui sont autant de moyens nécessaire à la subsistance de la communauté :

Après le bureau de l'économie qui exerce une fonction évidente de collecte de l'impôt destiné à alimenter le paiement mensuel de toutes les personnes qui oeuvrent chaque jour pour le bien-être des christianites et la stabilité de leur institution, revenons sur l'exemple déjà cité du bureau de la construction (Byggekontor)184. La mémoire collective retient que ce bureau fit son apparition de manière formelle entre 1985 et 1990, à l'époque où une poignée d'hommes à tout faire dont les compétences allaient de la maçonnerie à la menuiserie-charpenterie, en passant par la plomberie et l'électricité, firent par l'ampleur de leur tâche lors d'une assemblée commune (fællesmøde) et que l'on décide de leur accorder un statut de salariés de l'institution. Nous nous sommes rendu à leur bureau situé à l'étage d'un vieil immeuble de la caserne parfaitement réhabilité à Mælkevejen (« La voie lactée », aire locale n°5), ou nous avons rencontré l'un de ses membres. Assis derrière son ordinateur à dessiner des plans que l'on pouvait deviner dans le reflet de ses lunettes, c'est dans un véritable bureau d'ingénierie du bâtiment que nous a reçu celui qui s'apparentait comme le coordinateur de la construction à Christiania. Cette personne, visiblement très pressée (tout comme les autres membres du

183 Avant de rencontrer Birgitte, suite à l'accord trouvé avec l'Etat en 1989 (la première loi de Christiania mise en vigueur en 1991) nous avions supposé que cet impôt correspondait à un montant fixe, établit lors des négociations, et que le bureau de l'économie se chargeait de collecter parmi les christianites avant de le reverser à l'Etat, en échange de leur utilisation de l'espace.

184 Site internet : cabyg.christiania.org (seulement en danois)

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bureau de la construction que nous pouvons voir s`affairer dans les rues de Christiania185), n'a pas voulu nous accorder d'entretien ni même souhaité que j'enregistre la brève discussion qu'il m'a accordé durant sa pause. Aujourd'hui composé de six hommes plus une secrétaire employés à temps plein, l'objectif de ce bureau et de rendre Christiania autonome en essayant de couvrir tous les corps de métier. Responsable de la maintenance et de l'architecture, leur travail consiste à intervenir chez les particuliers186 comme de couvrir les trente-quatre hectares de parties communes de la communauté. Enfin, dans le cas où un christianite souhaiterait construire sa maison, il revient au bureau de la construction de recueillir cette demande publiée dans le journal de la communauté (UGESPEJLET) par le christianite qui sollicite cette demande. Alors, celle-ci sera examinée par le bureau de la construction qui, en relation avec l'assemblée de l'aire locale concernée, statuera sur le sort de ce projet de construction. En cas de validation du dossier, la personne pourra alors solliciter l'aide des agents du bureau de la construction ou pourra mener les travaux seul, à la seule condition qu'il prenne connaissance des conseils et de la prévention ainsi que par le contrôle des travaux par les agents du bureau de la construction.

Ensuite, nous trouvons le « Nouveau Forum » (Nyt forum) que nous avons déjà évoqué en introduction. Créé au début des années 1980, ce forum d'information a pignon sur rue à Pusher Street (Psyak, aire locale n°2). Sa permanence est assurée du lundi au vendredi par un christianite, de manière à partager le travail, ce qui signifie que cinq personnes différentes y sont employées à temps partiel par l'institution, dont Joker et Kirsten, que nous avons pu interroger sur leur lieu de travail :

_ «What is the main objective of this office, are you supposed to make a kind of link with the outside?»

Kirsten: «Yes, yes but we are also a kind of service place for people who are living here when they want to make a copy, or they want to use a computer, but also people from the outside who call for their children when they have to make a dissertation, or to write for their thesis they come here and ask questions. I just had two young guys before you, so we both work with the inside and the outside. Also the journalists, the newspapers call and ask, you know, all the things about political questions and so on.»

185 Lors des mois de mars et avril 2012, nous avons pu observer sur le terrain que les membres du bureau de la construction se chargeaient de remplacer certaines portions du réseau d'adduction ou d'évacuation des eaux. Nous n'aurions bien évidemment jamais tenté d'aller interroger ses employés en plein travail, c'est pourquoi nous avions fait le choix de nous rendre à leur bureau en espérant avoir une chance de décrocher un entretien.

186 Pour les interventions à domicile, l'occupant de la maison devra alors s'acquitter de la facture des travaux qui lui sera transmise par le biais du secrétariat. Ensuite, comme nous avons pu le voir avec « la liste des `mauvais payeurs' publiée dans UGESPEJLET» (Cf. annexe n°11, p.197-198), ce bureau pourra prendre la liberté de stigmatiser les « mauvais payeurs ».

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En réalité, cet entretien avec Kirsten n'a pas été difficile à négocier, étant donné que répondre aux questions des étudiants, des chercheurs, ainsi que des journalistes fait partie de sa tâche. Car c'est aussi dans un souci de préserver les habitants de la commune libre et d'assurer leur tranquillité que ces cinq christianites viennent chacun leur tour satisfaire les sollicitations du monde extérieur et ainsi épargner au reste de la communauté les nuisances liées aux flots incessants des curieux venus avec leurs batteries de questions.

Enfin, nous terminerons cette liste avec un dernier instrument bureaucratique le bureau « donnant des conseils aux résidents [de Christiania] » (Christiania beboerrådgivning). Situé au deuxième étage de Fredens Ark (« L'arche de la paix », aire locale n°3), un lieu hautement symbolique puisqu'il fut le théâtre du blocus contre les junkies au mois de novembre 1979 ; ce bureau trouve ses origines dans cet épisode de l'histoire de Christiania, et est aujourd'hui un lieu d'écoute pour les personnes souffrant de l'addiction (alcool, drogue), un véritable fléau à Christiania :

Felicya: «Then it started. And ... I have only been here for maybe 5 years or something like that. But it was my impression that in the first years it was a lot with drug abuse and alcohol.»

_ «Ok. Why?»

Felicya: «Because, you know it's easy to have party all the time here in Christiania. In the beginning it was charming you know, and funny, but it's not funny when people drink for so many years, then you get old, and you get sick, and then come a lot of problems. So colleagues have for many years collected groups with very hard alcoholics.»

Ainsi, c'est afin de répondre à ce problème public que l'institution décida de confier à ce bureau qui emploie aujourd'hui trois femmes à temps plein, plus une assistante sociale travaillant à temps partiel sur le terrain187. Collaborant chaque jour en relation directe avec d'autres organismes extérieurs, ce service a pour ambition de traiter ce problème de santé publique à travers des programmes collectifs et parfois individualisés (selon les cas) d'écoute, de désintoxication, puis de suivit :

Felicya: «So, sometimes we just follow the person from `le berceau' and up to death.»

« Maintenant et demain » (Herfra og Videre), tels sont les mots associés à ce bureau d'assistance sociale. Mais peut-être pourrions-nous étendre cette devise à l'ensemble des cinq

187 Cette assistante sociale, nous explique Felicya dans l'entretien, travaille exclusivement avec la minorité Inuit qui s'est rassemblée dans une seule et même maison à Christiania. Ce groupe ethnique, nous l'avons évoqué, se caractérise par un fort communautarisme et de grosses difficultés à s'intégrer même dans la société danoise. C'est pourquoi nombre d'entre eux souffrent d'alcoolisme et que le bureau dans lequel travaille Felicya a décidé de traiter ce problème de manière spécifique, avec une employée qui est parvenue à se faire accepter par ce groupe très replié sur lui-même.

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corps bureaucratiques dont nous venons de dresser la liste188, car tout porte à croire que cette liste ne va décroître ; bien au contraire, puisque les exemples cités montrent que le processus d'institutionnalisation de Christiania tend à une démultiplication des services publics qui est la cause de l'accélération de la hausse de l'impôt évoqué par Astérix. Ainsi, nous notons que contre toutes attentes cette institution est dotée d'un appareil bureaucratique diffus car il couvre l'ensemble de ses quinze aires locales mais il implique une forme de centralisation qui, pourtant, est l'exact contraire du contrat fédératif et des principes d'autogestion qui en sont les principes fondateurs.

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"Un démenti, si pauvre qu'il soit, rassure les sots et déroute les incrédules"   Talleyrand