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Le pouvoir dans l'institution. Essai d'anthropologie politique à  Christiania.

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par Pierre Vasseur
Université Lille 2 - Master science politique, spécialité Métiers de la Recherche  2012
  

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3.2 Faciliter la vie quotidienne dans un monde complexe ou confiscation du pouvoir d'autogestion ?

D'après N. Elias, il existe dans l'histoire de chaque société, des « stades d'évolution »189 qui permettent de décrire le processus d'intégration dans lequel s'inscrit le groupe:

« Lorsque des tribus assumant jusqu'alors leur propre gouvernement se réunissent pour former des Etats s'administrant de façon autonome, les pouvoirs des autorités de la tribu se réduisent au profit des sources de pouvoir étatique. Les différents membres de la tribu, les individus, vivent dès lors à une plus grande distance des centres du pouvoir social dont les détenteurs décident de leur sort. Au sein de la tribu, ses différents membres avaient généralement une chance de participer aux décisions. Cette chance se réduit au cours du processus d'intégration par lequel les tribus abandonnent progressivement leurs parts de pouvoir et leurs possibilités de décision aux autorités étatiques. Autrement dit, par rapport à la société, un processus d'intégration de ce type fait d'abord perdre à l'individu des chances d'exercer un pouvoir. »

ELIAS Norbert, La société des individus, op. cit., p.219

Si nous reprenons la lecture du sociologue allemand et que nous l'appliquons à notre objet, le glissement progressif de l'organisation fédérale de Christiania vers un pouvoir central serait l'aboutissement logique de ce type d'organisation qui, pour x raison (ici la contrainte organisationnelle) finirait par sacrifier le pouvoir des « tribus » (ici les aires locales) pour celui d'un Etat central. En d'autres termes, la centralisation du pouvoir serait le processus normal d'évolution de cette petite société alternative qui, dès sa création, présentait la particularité d'avoir un destin très incertain ; d'où cette tendance assez logique chez les membres de cette institution de rechercher constamment le biais qui permettra d'assurer la pérennité de leur commune.

188 Pour rappel, il s'agit d'une liste non-exhaustive qui comprend : le bureau d'assistance sociale, le « nouveau forum », le bureau de la construction et le bureau de l'économie auxquels nous pouvons inclure le groupe de contact dont nous avions commencé la description en section 2.

189 ELIAS Norbert, « La transformation de l'équilibre `nous-je' », in La société des individus, op.cit., p. 205-301

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« It's a slow evolution » affirmait Hulda sur un ton lucide, membre éminente du groupe de contact pour qui la bureaucratisation de Christiania est une nécessité si l'institution veut avoir une chance de subsister et de garder la tête hors de l'eau au milieu de la « société classique », cet océan dont les courants s'intensifient ce qui implique que pour rester à flot l'institution doit se moderniser. De ce point de vue, le progrès serait pour ainsi dire, la centralisation du pouvoir incarnée par la formation d'une bureaucratie, alors même que les pionniers de Christiania, animés par leur idéal d'autogestion, estimaient un temps que le progrès était précisément un démembrement de ces corps bureaucratiques qui enserrent et affectent profondément les rapports sociaux, et entravent notre capacité individuelle à nous saisir de notre destin. Seulement, aujourd'hui tout porte à croire que même chez les christianites, avoir un contrôle total sur la gestion des affaires communes relève de l'impossible, et bien de ces services publics sont considérés comme très utiles au bon fonctionnement de leur société :

_ « Ouais, donc c'est important tous ces bureaux, toutes ces petites institutions pour pouvoir gérer tout ça, sinon Christiania ne pourrait pas fonctionner selon toi ? Par exemple ici, ton travail au Nyt Forum, je vois que tu reçois des appels, les gens viennent te voir, c'est vraiment utile ici ! »

Kirsten : « Au social office ils ont beaucoup aidé, même moi ma famille quand on a eu des problèmes, habiter dans une maison plus confortable, il n'y avait rien hein ! Mon mari n'avait pas une très bonne santé et souvent ils nous ont aidés. »

« Oui, d'accord. Il faudrait que j'aille les voir. » Kirsten : « Oui-oui ! »

_ « Ok. Mais pour résumer, selon toi, sans ces institutions, sans cette... bureaucratie en fait ! Christiania ne pourrait pas fonctionner, et cela ne serait peut-être plus là en fait. Qu'est-ce que tu en pense ? »

Kirsten : « Oui parce que l'on a beaucoup de problèmes avec l'extérieur, la ville de Copenhague, ce n'est pas seulement les gens d'ici qui viennent ! Il y a souvent des gens de la ville qui viennent parce qu'ils veulent qu'on les aide. Et on peut les envoyer sans problème dans la maison de la santé, soit les bureaux d'aide sociale. Et s'ils ne peuvent pas les aider, ils peuvent toujours les envoyer ailleurs pour les aider à continuer dans la vie quoi. »

A travers son expérience personnelle, Kirsten semble avoir complétement intégré l'idée que la bureaucratie est un mal nécessaire, car elle permet de faciliter la vie quotidienne et de trouver des solutions à de nombreux problèmes (se soigner, trouver un logement, etc.), sans quoi l'individu esseulé ne pourra surmonter ces obstacles. De surcroît, l'analyse de Kirsten, dont la fonction à la permanence du « nouveau forum » (Nyt forum) implique aussi qu'elle fasse la promotion de l'institution en évoquant ses bienfaits, va même jusqu'à

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bousculer les frontières de Christiania en affirmant que ces institutions ont une utilité pour la ville de Copenhague, notamment en ce qui concerne bureau d'assistance sociale de Christiania (Christiania beboerrådgivning) qui accueille indifféremment les personnes qui souffrent de l'addiction (christianites ou non). Encore une fois, cette légère dégression prouve qu'à l'intérieur de Christiania, ses membres reproduisent les schèmes d'action acquis dans la société « classique », puisque cette forte bureaucratisation de l'institution et cette manière de solliciter ses services, comme de les considérer comme très utiles ne fait que refléter la société danoise en générale, dont la culture de l'Etat-providence conduit à la création de services publics particulièrement denses190. Cette simple observation montre encore une fois que cette société alternative n'est pas si différente de la société « classique » dont elle est issue, et dont ses membres cherchaient tant à s'émanciper ; ce qui a priori viendrait confirmer nos premières observations qui classeraient Christiania dans notre troisième hypothèse : une utopie communautaire soumise un redressement vers la norme.

Enfin, au-delà du fait que la plupart des christianites ont su reconnaître que l'instauration d'un dispositif bureaucratique était nécessaire au maintien de leur communauté, la question serait de savoir si l'ensemble de ses membres ont eu conscience des implications que pouvait avoir cette bureaucratie sur leur libertés. Deux lectures s'offrent à nous : première possibilité, les individus conserve l'« illusion de pouvoir sur des évènements qu'en réalité ils ne peuvent guère contrôler »191, mais il apparaît difficile d'envisager un tel scénario tant les extraits d'entretiens qui précèdent sont criants de lucidité. Deuxième possibilité qui elle est beaucoup plus réaliste, « Les maîtres de leur destin » sont conscients qu'ils « n'ont pratiquement plus aucune chance d'exercer la moindre influence »192, et cèdent une grande partie de leur pouvoir d'autogestion dans l'intérêt général, tel serait l'évidence dont les christianites auraient pris conscience à travers cette expérience de vie collective initialement vouée à être dépourvue de bureaucratie. Ainsi, résulterait une forme d'altruisme de la part des membres de l'institution qui, au lieu de continuer à croire que le pouvoir peut rester dilué dans la masse avec tous les risques que cela implique, ce qui pourrait avoir l'effet d'un sabordage dont seul l'équipage serait responsable, renoncent à une partie de leur pouvoir dans l'espoir de maintenir le navire à flot.

190 Selon un rapport de l'OCDE datant de 2008, le classement du taux d'administration par pays indique que le Danemark arrive tête avec la Norvège (160 fonctionnaires pour 1000 habitants), ce qui peut expliquer pourquoi nous retrouvons tant de services publics même à Christiania. Source : OCDE, Eurostat, calculs CAS.

191 ELIAS Norbert, La société des individus, op. cit., p.125

192 Ibid., p.219

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Pour conclure, la mise en perspective de l'évolution de cette petite société alternative montre que d'un idéal fédératif, Christiania s'est progressivement métamorphosée en une république unitaire revendiquant toujours son caractère très libéral. Pourtant, bien des exemples disséminés dans cette première partie montrent que dans la pratique, les membres de cette institution sont loin de bénéficier d'une latitude totale sur la gestion et la conduite des affaires communes telle qu'énoncée dans les préceptes de l'institution.

L'institution est un corps mouvant et les sociétés évoluent, c'est pourquoi il n'est pas étonnant de constater que Christiania change et s'adapte aux contraintes à la fois internes et externes, qui poussent ses membres à la réinventer. En revanche, ce qui est plus intéressant est que les membres de cette institution ont, selon toutes vraisemblances, puisé dans certaines idées de P-J Proudhon pour créer cet ordre institutionnel aux principes révolutionnaires. La fédération, qui est pourtant présentée par l'auteur comme la forme ultime de gouvernement, celle dans laquelle toutes sociétés devraient tendre, n'est pas la forme ultime de gouvernement à Christiania. Mais son processus d'évolution montre que la commune libre a fait le chemin inverse : à partir de ses fondations inspirées par les idées du philosophe français, nous constatons à travers cette inexorable centralisation du pouvoir que cette petite société semble s'être peu à peu muée en tant que république unitaire déguisée sous un aspect très libéral, voire libertaire selon le sens commun193, dans laquelle l'individu n'aurait en définitive qu'un pouvoir assez limité.

193 Bien que le terme « libertaire » (au sens de « liberté en tout et pour tous ») ne soit pas emprunté à Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865) mais à Joseph Déjacque (1821-1864) qui, dans son pamphlet adressé au premier De l'Etre humain mâle et femelle - Lettre à P-J Proudhon (1857), souligne la dimension radicale de l'anarchisme et critique la vision modérée du socialiste et en particulier la dimension contractualiste sur laquelle repose le système fédératif. Ainsi, une société libertaire serait dépourvue de contrat social synonyme de contrainte, c'est pourquoi il ne semble pas applicable dans le cas de Christiania caractérisée par un contrat fixé dans le Ting book, avec ses règles et ses valeurs propres.

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"Un démenti, si pauvre qu'il soit, rassure les sots et déroute les incrédules"   Talleyrand