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Le pouvoir dans l'institution. Essai d'anthropologie politique à  Christiania.

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par Pierre Vasseur
Université Lille 2 - Master science politique, spécialité Métiers de la Recherche  2012
  

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Section 3- Rapport de force et domination au sein du groupe

D'après M. Weber, la domination (herrschaft) est « la chance de trouver des personnes déterminables, prêtes à obéir à un ordre »237. Notion moins « amorphe »238 que le pouvoir, elle permet d'après lui de mieux appréhender les rapports sociaux dans un univers institutionnel. C'est la raison pour laquelle nous nous attardons sur ce concept dans cette dernière section, consacrée aux deux groupes dominants dans la communauté : les pushers et les activistes.

L'année dernière, notre problématique sur la durabilité d'un tel phénomène communautaire nous avait amené à nous demander comment ces deux groupes antagonistes parvenaient-ils à cohabiter malgré le conflit permanent, une relation évidente de domination239, qui aurait pu conduire ce projet de société alternative à l'inéluctable destin d'éclatement communautaire240. Seulement, en nous rapportant à ce qu'écrit H. Becker, nous avions pu constater qu'une coexistence était possible si le maintien de ce rapport antagoniste permettait aux deux parties de continuer à dominer le reste du groupe : « Quand deux groupes sont en concurrence pour le pouvoir à l'intérieur d'une organisation, [...] le conflit peut même être chronique. Cependant, précisément parce que le conflit peut être une composante durable de l'organisation, il peut aussi ne jamais se transformer en conflit ouvert. Bien au contraire, empêtré dans une situation contraignante pour les deux parties, chaque groupe trouve avantage à laisser l'autre commettre certaines infractions et se garde de vendre la

237 Cf. « § 16 Puissance, domination », in WEBER Max, Economie et société, op. cit., p. 95

238 Ibid., p.95

239 Cf. « C) Une relation de domination » in VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE Grégory, Christiania : monographie d'une utopie communautaire, op.cit., p.63-69

240 LACROIX Bernard, L'utopie communautaire : mai 68 : histoire sociale d'une révolte, op. cit., p.65

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mèche ». Autrement dit, il existerait entre ces deux groupes un intérêt commun à maintenir leur relation antagoniste à un état fermé, de manière à ce que ces deux groupes dominants puissent continuer à exercer parallèlement leurs dominations sur le reste du groupe. Voilà la raison qui expliquerait pourquoi activistes et pushers n'ont aucun intérêt à s'affronter directement pour départager le groupe le plus puissant.

Néanmoins, ce maintien de la balance des pouvoirs n'est pas facile, et les deux groupes exercent deux formes de domination différentes. Nous ne cherchons pas pour le moment à classer activistes et pushers parmi les trois idéaux-types classiques de la sociologie wébérienne (dominations légale-rationnelle, traditionnelle ou charismatique), mais plutôt à mettre en évidence quelles sortes de pouvoirs leurs permettent de dominer le groupe.

3.1 Les pushers : la domination par la coercition ?

Afin d'affirmer leur domination, les membres du groupe des pushers exercent un pouvoir d'injonction qui repose sur la coercition. En effet, certains de nos entretiens réalisés avec des activistes résument assez bien le climat de terreur qu'ont pu instaurer les pushers ; car l'injonction suppose l'emploi possible de la force, ce qui leur permet de s'assurer un statut particulier à l'intérieur de la communauté :

_ «You seem against this principle [the fact that making pictures in Pusher Street is forbidden]. What is your opinion?»

Astérix: «No, we accept it because we can understand that you don't like to be photographed, because they can get bursted in that way. You know, there are a lot of hang around there, and they have a lot of power you know... They can use violence and terror.»

Le témoignage d'Astérix est éloquent, car il utilise les termes de « pouvoir », « violence » et « terreur », tous les éléments sont donc réunis pour que ce groupe exerce sa domination grâce à son pouvoir d'injonction.

Afin de vérifier les propos tenus par Astérix, détachons-nous des discours et mettons en évidence le pouvoir d'injonction exercé par les pushers à partir de nos observations sur le terrain. Cela est l'occasion de revenir sur le fameux oubli de la quinzième aire locale, Prærien (« La prairie »), que nous évoquions dans la première partie de ce mémoire. A l'époque, c'est grâce à notre allié sur le terrain241 que nous avions découvert, contre toutes attentes, que Christiania est en réalité un espace morcelé, de type fédératif. Alors, pour être plus précis

241 Ole Lykke, christianite depuis 1979 et archiviste de la communauté.

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dans son explication, notre informateur avait dessiné à main levée sur un fond de carte que nous lui avions donné, les quatorze cercles correspondant aux aires locales. Or, tout porte à croire que lorsqu'il se mit à tracer ces cercles, ce christianite savait qu'il n'y a à Christiania que quatorze aires locales concernées par le prélèvement de l'impôt communautaire. En effet, l'oubli de la petite aire locale de Prærien et ses quatorze christianites imposables242 s'explique par le fait qu'Ole Lykke avait tracé ces cercles en commençant par ce que nous appelons aujourd'hui l'aire locale n°1, Sydområdet (« L'aire du Sud »). Or, située au coin des rue Bådsmandsstræde et de Prinsessegade, nous pouvons constater sur le document situé en annexe, que cette aire locale n'est pas concernée par le prélèvement de l'impôt communautaire243 pour la simple et bonne raison qu'elle n'est a priori pas habitée.

Mais que trouve-ton à Sydområdet ? Le bureau de poste de la communauté, quelques boutiques souvenirs pour les touristes, le café Loppen, les anciennes écuries de la caserne militaire réaménagées en musée (Galloperiet), ou encore un skatepark jouxtant l'espace destiné à trier les ordures. Cependant, si nous nous avançons en direction de Fredens Ark (« l'arche de la paix », aire locale n°3), aire voisin de Sydområdet, nous voyons deux à trois maisons neuves244 qui constituent un seul et même bloc du fait de leur mitoyenneté, clairement délimitées côté commune libre par des clôtures infranchissables et fermées côté rue de Bådsmandsstræde par une impressionnante porte de garage, où stationnent plusieurs voitures de luxe, où vont et viennent des fourgons aux vitres teintées de manière très régulière. Ce bloc d'habitations est certainement le dernier endroit où le chercheur irait poser ses questions, car il est connu de tous les christianites - et certainement par les services de police de Copenhague - comme l'endroit renfermant les principaux trafiquants de marijuana. Allan avait évoqué lors de notre entretien avec Astérix, l'existence de ces habitations qu'il décrivait comme un véritable nid de criminels, et faisait part de ses craintes vis-à-vis de ce groupe qui n'hésitait pas, d'après lui, à user de la violence pour défendre leurs intérêts.

_ «You mentioned these gangsters, and I heard about that at the seminar last Saturday, what do you think about these people living nearby this parking on the other side of Christiania [in Sydområdet]?»

242 Cf. annexes n°1 et 2, p.187 : « comptes de résidents de Christiania en mars 2012».

243 Cf. annexes n°1 et 2, p.187 : « comptes de résidents de Christiania ». Aussi bien sur le tableau du mois de décembre 2010 que sur celui de mars 2012, Sydområdet brille par son absence. Or cette absence sur les comptes de la communauté réalisés par les agents administratifs du bureau de l'économie (Økonomikontor) confirme l'idée qu'aucun impôt n'est prélevé à Sydområdet.

244 Des constructions beaucoup plus récentes, qui contrastent avec les immeubles voisins qui, eux, datent de l'ancienne caserne militaire.

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Allan: «Yes, I mentioned it at the seminar last time before I got drunk (he laughs). I mentioned the old Rainbow house started to be occupied maybe ten or twelve years ago... Fifteen years ago maximum, by a group of young people who just moved in this house and probably are some kind of hang around, or connected to the Hells angels, the mafia or the gangsters. And you can see that, you come to that conclusion from many things, if you look at the house, just look at the house, the cars, and so on, and so on...»

_ «Yes, as you told it last time, I just went there and actually I noticed that there are very wealthy cars... But cars are forbidden inside Christiania, and this parking is inside Christiania, right?»

Astérix: «Yeah-yeah

Allan: «So it's a good question, what do you think Astérix?»

_ «Yes, and in this respect, do you think these people just imposed their rules to the community?»

Astérix: «Yeah-yeah, they just do as they want, they don't give a shit.»

Même si le recours à la violence n'est pas clairement évoqué dans cet extrait, Allan y fait allusion un peu plus loin dans l'entretien en exprimant à plusieurs reprises sa « peur » vis-à-vis de ce groupe jugé comme pouvant être violent. Nous n'allons pas revenir sur ces multiples exemples que nous avons pu relever dans plus entretiens réalisés l'année dernière, mais soulignons qu'il règne toujours à Christiania un certain climat de peur par rapport aux exactions auxquels certains pushers peuvent avoir recours.

En outre, cette tension ou climat de peur se manifeste matériellement dans ces fameux « comptes des habitants de christiania »245 parus régulièrement dans UGESPEJLET, le journal de la communauté. « Quelque chose existe dans l'absence », écrivait P. Clastres à propos de l'a priori disant que l'absence du politique et du pouvoir peut paraître évidente dans les sociétés les plus archaïques. Or, la seule lecture de ces tableaux faisant le point sur les comptes de la communauté nous aurait certainement amené à oublier Sydområdet et à laisser cette aire locale où l'on ne paye pas d'impôts tomber dans l'oubli. Mais notre présence sur le terrain et l'erreur qui s'est produite lorsqu'Ole Lykke a tracé ces cercles sur la carte en omettant la quinzième aire locale, nous a amené à découvrir un élément d'importance : l'ancienne Rainbow house sur laquelle a été reconstruire ce véritable quartier général des trafiquants de drogue, rassemble une sorte de groupe d'intouchables, non contraints de se plier à la règle institutionnalisée du prélèvement de l'impôt pour tous les habitants de Christiania - en principe, sans exceptions -. Lors de notre entretien avec Birgitte, nous avions noté que tous les christianites se rendent au bureau de l'économie (økonomikontor) pour payer leurs impôts,

245 Cf. annexes n°1 et 2, p.187 : « comptes de résidents de Christiania en mars 2012».

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et cette employée du bureau de l'économie de Christiania affirmait que les pushers s'acquittaient eux-aussi de ce même impôt :

_ «That's really a... A very special relation between the pushers and... What we often call the activists.»

Birgitte: «Yeah-yeah!»

«Even between the pushers and the administration here.»

Birgitte: «Yeah! There are also pushers coming down here to pay their rent. Sometimes they pay for a year in advance because that's how they like it, or if they get in jail it's nice to get that on.»

(Laughing)

«It's really a special place here!»

Birgitte: «Yeah, you know, and that's okay! Because I can't... That's the way it is. That's their right to pay cash in advance. So they pay their rent here some of them. But sometimes we get some new groups here then they bring somebody with them

Ces deux dernières phrases résument peut-être l'idée que dans cette institution, un régime spécial est accordé au pushers, ce qui peut vouloir dire qu'un traitement de faveur leur est accordé par l'ensemble de l'institution et cela se ressent dans l'attitude de cette fonctionnaire du bureau de l'économie à leur égard: certains d'entre eux payent plusieurs mois d'avance au cas où ils seraient emprisonnés, ce qui laisse entendre que d'autres, moins prévoyants, peuvent avoir des retards de paiement pour les mêmes raisons. D'autres ne se rendent pas physiquement au bureau de l'économie et ne payent pas par virement246, mais envoient quelqu'un pour payer en leur nom247. Toujours est-il que nous sommes en mesure d'affirmer qu'au sein de cette institution, absolument tout est mis en oeuvre pour faciliter la vie des pushers. Bien entendu, cette flexibilité administrative et les traitements de faveur ne sont pas exclusivement accordés aux pushers mais les pratiques institutionnelles révélées dans l'entretien avec la coordinatrice du bureau de l'économie montrent clairement qu'un régime particulier est accordé aux pushers.

246 L'argent d'un trafic de drogue est rarement placé sur un compte en banque, ce qui explique que nombre d'entre eux payent cash.

247 Ce qui explique peut-être le fait que les trafiquants de drogue de Sydområdet ne payent pas directement d'impôts, mais que leur position en haut de la hiérarchie des pushers de Christiania, leur permet de déléguer cette tâche à un autre pusher positionné à un échelon inférieur de ce cercle (assez fermé) des pushers. Autre possibilité, peut-être même que leur pouvoir d'injonction est si fort, que les fonctionnaires du bureau de l'économie ont tout simplement renoncé à prélever l'impôt parmi ces criminels.

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Pour résumer, ces quelques exemples cités, ainsi que nos observations sur le terrain mettent un peu plus de relief à l'idée que les pushers exercent une domination sur le groupe au moyen d'un pouvoir d'injonction. Bien entendu, nous avons vu notamment avec les témoignages de Joker qui a été lui-même un pusher, ou bien Kirsten ou encore Birgitte qu'il fallait se garder de généraliser notre opinion à l'égard de ce groupe ; mais force est de constater que la frange la plus dure de cet univers déviant n'hésitent pas à avoir recours à la violence.

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"Aux âmes bien nées, la valeur n'attend point le nombre des années"   Corneille