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Le pouvoir dans l'institution. Essai d'anthropologie politique à  Christiania.

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par Pierre Vasseur
Université Lille 2 - Master science politique, spécialité Métiers de la Recherche  2012
  

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2.2 Prendre le jeu à son compte

L'institution n'est pas un corps figé. Nous avons vu que les individus se positionnent, acquièrent un statut et cherchent à le consolider grâce à leurs représentations ; mais les rôles ne sont pas fixes car les individus se meuvent et cherchent à atteindre la position jugée la plus confortable. Celle-ci dépend des ambitions personnelles et cette chance qu'ont les individus de se déplacer sur l'échiquier institutionnel dépend grandement de leur capacité à prendre le jeu à leur compte.

J. Lagroye relève l'« existence de rôles institutionnels », qu'il définit comme une « croyance très générale, une forme d'accord très partagée, même si tous les membres d'une société politique sont loin d'avoir une connaissance claire et complète des institutions qui caractérisent et balisent cet espace. C'est en fonction de multiples facteurs - le statut social, la profession, les études suivies, les expériences et les connaissances acquises dans d'autres formes d'activité, ou encore l'intérêt porté à la politique - que certains individus ou groupes d'individus sont amenés à appréhender l'ordre institutionnel avec précision, tandis que d'autres n'en ont qu'une perception floue et ont que peine à s'y comporter correctement »232. L'individu, nous l'aurons compris, n'est pas un acteur passif dans l'institution, mais sa position dans le champ dépendra de sa capacité à calculer la manière dont il se meut dans l'institution ce qui, si ce calcul est bien fait, lui permettra d'optimiser sa position dans le champ. Cette position qu'il occupe dans l'institution, lui permettra (comme nous l'avons vu avec Britta) de tirer un certain nombre de ressources, des gratifications qui lui permettront de forger son identité, d'acquérir un statut et de le renforcer au moyen d'une représentation.

Toutefois, comme l'explique J. Lagroye, modifier sa position au gré de ses besoins et de ses envies n'est pas chose aisée : cela demande d'autres qualités que celles évoquées dans l'exemple de Britta, car savoir faire usage de l'institution nécessite que l'acteur soit capable de lire l'ordre institutionnel et d'évaluer presque instantanément les opportunités qui s'offrent à lui. Cette aptitude à faire les bons calculs et les choix judicieux, nous la retrouvons dans l'entretien réalisé avec Joker, c'est pourquoi nous allons à présent nous attarder sur son cas tout comme nous avons pu le faire avec Britta.

D'abord, commençons par dire ce que Joker n'est pas : il n'appartient ni à la classe supérieure, ni au petit groupe très restreint du groupe de contact, auquel l'adhésion paraît pourtant si précieuse si l'individu veut élever son statut dans l'institution. Joker est un homme de quarante-sept ans, marié, un enfant, et il s'est installé à Christiania en 1989. Aujourd'hui

232 LAGROYE Jacques (dir.), FRANCOIS Bastien et SAWICKI Frédéric, Sociologie politique, op. cit., p.140

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leader d'un groupe de rock composé de christianites appelé Sorteper233, sa passion pour la musique ne lui permet pas de vivre. C'est pourquoi tous les lundis il assure la permanence du « Nouveau Forum » et perçoit les aides sociales de l'Etat, ce qui lui permet de contribuer comme il le peut au paiement des charges familiales dont une grande partie est assurée par les revenus de sa femme.

Il travaille dans le même corps administratif que Kirsten et c'est dans ce même bureau des relations extérieures de Christiania que nous l'avons rencontré. Ainsi, Il fait aujourd'hui partie intégrante de cette bureaucratie, y réalise un travail régulier qu'il applique selon des normes très précises, en appliquant les procédures habituelles de réception des visiteurs extérieurs pour répondre à leurs questions, il répond au téléphone, et fait son travail d'intermédiaire en orientant et en conseillant les gens (christianites ou non), à la recherche d'informations ou d'une personne en particulier. Tout semble donc indiquer que Joker adhère à cette institution et participe à son échelle au maintien de celle-ci, ce qui nous permet à la lecture de ce profil de classer Joker dans la catégorie des active sympathizers. Cependant, l'entretien ethnographique réalisé avec lui révèle qu'avant de s'impliquer comme il le fait actuellement dans le maintien et la promotion de l'institution à laquelle il appartient ; Joker déclare avoir été un pusher durant quatre à cinq ans, et avoir pris part à ce commerce qui, soulignons-le, est pourtant considéré comme néfaste pour la communauté par la plupart des activistes :

_ «Ok. And what do you think about Pusher Street? I mean, are you against selling hash in Christiania?»

Joker: «No, I think it's stupid that hash is illegal. For me, hash is legal up there. But for me there are two kinds of pushers you know: the good guys and the bad guys. Just like there are the nice bar tenders and the not so nice bar tenders. So, I'm aware of all these bad things happening in Pusher Street, I'm aware that a lot of things get out of hemp [...].»

Membre de la bureaucratie de Christiania, Joker adopte un ton similaire à Birgitte (la coordinatrice du bureau de l'économie), qui prête à certains pushers des qualités qui permettent de classer certains d'entre eux parmi les active sympathizers, ou au moins dans une catégorie intermédiaire qui se situerait au beau milieu de ce rapport antagonisme souvent définit selon une vision manichéenne : avec d'un côté les « bons » activistes et de l'autre les « mauvais » pushers. Mais ce n'est qu'un peu plus loin dans l'entretien que le cas de Joker

233 Sorteper est la traduction danoise du personnage de fiction de Walt Disney Pat Hibulaire. Ce gros matou au

regard de gangster est l'un des plus anciens personnages de Disney souvent décrit comme l'ennemi juré de

Mickey Mouse.

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prend une toute autre dimension, puisque avant d'occuper sa position actuelle, notre enquêté a connu une phase d'intégration assez atypique :

Joker: «Oh, I started immediately when I moved in Christiania in 89'. Actually, I was not that aware, I was just following the time so to speak, swimming with the current or something like that.»

«Swimming with the current? What do you mean?»

Joker: «I mean... Yeah, I never thought it was very important where I was. I mean I really tried to get in Christiania, I didn't really... I just accepted what happened

_ «And what happened?»

Joker: «What happened was I had a job here in Christiania

_ «Ok, is it the way you got integrated?»

Joker: «Oh yeah-yeah. I had this job half an hour every day: cleaning the floor in a café

[...].

»

Lors de ses premiers pas dans l'institution, Joker se présente comme quelqu'un n'ayant pas cherché à optimiser sa position dans la hiérarchie communautaire, et explique s'être contenté de « suivre le courant » sans trop se poser de questions, acceptant bien volontiers la fonction de balayeur que l'on a bien voulu lui prêter, pourvu que cela lui laisse une chance d'intégrer l'institution. Mais, la suite de son récit laisse entrevoir comment son rôle a pu évoluer :

Joker: [...] «While I had this job I didn't make enough money so this pusher just gave me hash. I was when I had a place to stay in Christiania, this pusher just came to me for fun and said: (he takes a rough voice) `hey Joker, I want my money for all this hash.' I said `yeah but I don't have any money so you cannot have it'. And then he gave me an even bigger smile and he thrown me a block of hash and said: `Ok, let's go make some money!' And then we went down on Pusher Street and sold the hash, in a pretty short time I had the money to pay him, I sold the rest of the hash and I thought it was fun. And then I needed an electric guitar, so I sold more hash, then I bought another electric guitar and then I actually needed an amplifier, and then I... You know, just went into... Selling some more hash was so easy

_ «Yeah

Joker: «And I didn't really think about it

Tout en occupant son rôle de balayeur de café, ce christianite a progressivement réalisé que son statut ne le satisfaisait pas, c'est pourquoi il a saisi l'offre d'un trafiquant de Christiania qui est rapidement devenu son fournisseur, ce qui a fait de Joker un pusher parfaitement accepté par le groupe. Devenu un membre actif de ce groupe des passive opportunists, celui-là même que la plupart des active sympathizers stigmatisent ; le choix qu'a

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fait Joker à cette époque aurait pu le conduire à maintenir cette position tant que cette position lui permettait de satisfaire ses besoins: se faire de l'argent facile et s'offrir les guitares de ses rêves. Toutefois, nouveau retournement de situation, Joker évoque la rencontre avec sa femme comme un véritable déclic l'ayant amené à changer sa position dans l'institution :

Joker: «[...] And life was pretty easy, you know, from drunk to hangover, to hangover to drunk, and then I met this wonderful girl and I started all this civilization shit and I got a fridge. [...] I stopped selling because I was not really creative when I sold hash. I made a lot of money but no music. [...] The point is I didn't write songs anymore at that time. I bought a lot of guitars but I didn't write songs anymore

Avant de rencontrer sa femme, elle aussi christianite, Joker nous raconte la vie chaotique qu'il menait, dormant dans une caravane, consommant de la marijuana à longueur de journée avant d'aller se saouler dans les bars de Christiania, cela ne pouvait plus correspondre à leur projet de fonder une famille. D'ailleurs, notons cette manière assez surprenante qu'il a de considérer que le fait d'avoir un réfrigérateur correspond à ce tournant dans sa vie, ce qui montre à quel point le contraste a dû être saisissant entre la vie de débauche qu'il a connu en tant que pusher et sa position actuelle de père de famille et de fonctionnaire de la communauté assurant une tâche administrative bien précise. Mais ne nous y méprenons pas : ce basculement d'une position à une autre ne doit pas être perçu comme un acte rédempteur, ce qui signifierait que Joker a définitivement tourné la page. Aujourd'hui, il n'exprime aucun regret sur son passé et il se présente comme un agent ayant saisi l'opportunité offerte par un trafiquant. Alors, Joker a rapidement su endosser ce rôle de pusher ce qui lui a permis de s'enrichir durant quatre à cinq ans. Mais, peu à peu cet individu a réalisé que son rôle prenait le pas sur ce qu'il aimait avant tout: sa femme et la musique. La surconsommation d'alcool et de marijuana affectait sa créativité artistique, si bien qu'il a pris la décision de changer sa position dans le champ. Aujourd'hui encore, Joker a conservé un certain nombre de « schèmes d'action »234, de comportement qu'il a assimilé lors de son processus de socialisation parmi les pushers: il fume toujours une quantité impressionnante de marijuana, y compris sur son lieu de travail où il est libre de fumer comme bon lui semble, ce qui laisse entendre qu'il n'a pas totalement rompu ces liens avec les pushers235.

En effet, Son passage dans différents groupes lui a permis d'apprendre à appréhender l'ordre institutionnel tel qu'il se décline à Christiania, ce qui lui a permis de prendre le jeu à son compte. Arrivé en tant qu'individu assez passif, « acceptant [ce qui lui] arrivait » et

234 Cf. « Le rôle des habitudes », in LAHIRE Bernard, L'homme pluriel - Les ressorts de l'action, op. cit., p.130

235 Cf. « Comment on devient fumeur de marijuana », in BECKER Howard, Outsiders. Etude sociologique de la déviance, Paris, A-M Métaillé, 1985, p.64-82

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« nageant dans le sens du courant », Joker a rapidement su assimiler les principaux rôles joués dans l'institution et se projeter dans cet ordre institutionnel si particulier, pour aujourd'hui être un individu capable de s'y mouvoir au gré de ses envies et de ses besoins :

Joker: «Oh, I just had a short comeback afterwards when I needed some money too. I just sold hash again for half a year

Ce « petit retour » qu'il évoque parmi les pushers, Joker ne semble avoir ressenti aucun « déchirement »236, pourtant symptomatique chez une personne devant intérioriser les contraintes liées à ce rôle. Au contraire, revenir à ce premier rôle ne semble pas avoir été un problème pour Joker, qui a su laisser tomber son masque d'active sympathizer pour remettre celui de passive opportunist, le temps de se refaire une santé financière et ainsi parvenir à subvenir aux besoins de sa famille. A l'heure actuelle, il n'y aucun doute que Joker pourrait réendosser ce rôle s'il venait à en ressentir de nouveau le besoin, c'est pourquoi nous nous sommes attardé sur son cas : Joker présente des atouts tout aussi importants que ceux évoqués pour le cas de Britta, car il a la capacité d'adapter son rôle en fonction de ses besoins. Seulement, si sa position d'origine dans l'institution n'est jamais loin et que nul doute que ce type d'acteur stratégique présente une certaine dextérité à adopter une attitude de caméléon dans l'institution, rappelons que cela peut aussi lui attirer des sanctions irréversibles de la part du public.

En somme, les deux exemples que nous avons développés dans cette section constituent deux échantillons permettant d'affirmer que la prise de rôle dans l'institution conduit immanquablement à une stratification sociale qui se matérialise au moins dans l'imaginaire des acteurs. Par le jeu des représentations, certains acteurs parviennent à optimiser leur position : d'une part, l'exemple de Britta montre que se positionner dans l'institution induit que l'acteur soit apte à entretenir l'image qu'il transmet au public. S'il est suffisamment habile pour dominer socialement dès son entrée dans l'institution et maintenir cette représentation, alors l'individu n'aura aucun mal à conserver aux yeux de son public son statut de membre de la classe supérieure de Christiania. D'autre part, le cas de Joker est particulièrement pertinent, puisqu'il s'agit d'un profil atypique qui prouve que quand bien même l'individu n'occupe pas la meilleure des positions dès son entrée dans l'institution ; s'il est suffisamment habile pour appréhender l'ordre institutionnel, alors celui-ci parviendra sans difficulté à se mouvoir parmi les groupes - même antagonistes - en fonction de ses envies et de ses besoins. L'institution n'est donc pas un corps figé, bien au contraire puisqu'il s'agit

236 GOFFMAN Erving, La mise en scène de la vie quotidienne - La présentation de soi, op. cit., p.70

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d'une configuration mouvante. Seulement, nous savons grâce à la sociologie interactionniste d'E. Goffman que changer de masque n'est pas sans risque, car cela peut décrédibiliser la représentation de l'acteur aux yeux du public, à tel point que cette représentation ne produirait plus l'effet escompté.

Tout cela illustre bien l'idée que la position dans le champ est une variable très importante, puisqu'elle conditionne la manière dont l'individu va se comporter, et quel rôle il va devoir endosser. Ces mouvements sont le résultat de calculs réalisés par certains agents qui, ayant parfaitement conscience de la situation de concurrence perpétuelle dans laquelle ils se trouvent, vont parvenir à se servir de l'institution pour consolider, voire améliorer leur position et pourquoi pas atteindre une position de dominant.

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