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Le pouvoir dans l'institution. Essai d'anthropologie politique à  Christiania.

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par Pierre Vasseur
Université Lille 2 - Master science politique, spécialité Métiers de la Recherche  2012
  

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Section 2- Distribution des rôles

La sociologie interactionniste constitue un point d'entrée facilement applicable dans un isolat social tel que Christiania. Nous ne cherchons pas à faire le catalogue des paradigmes mobilisables pour notre objet d'étude, ni même à revenir sur les vertus socialisantes de l'usage de la marijuana et de la théorie d'H. Becker mobilisée l'année dernière224. Nous ne pouvons sans doute pas non plus rendre compte de tout ce qu'il se passe dans une institution qu'à travers l'analyse des interactions, mais force est de constater que la « présentation de soi »225 est très importante pour nous qui sommes amenés à démontrer qu'il existe un ordre hiérarchique dans une société alternative où il n'y a a priori aucun chef ni leader. Il ne s'agit pas non plus de chercher un chef là où il n'y en a pas, mais toujours est-il que les acteurs jouent un rôle dans l'institution, se construisent une identité à travers leurs représentations qui repose sur des « signes distinctifs », un « appareillage symbolique » qu'E. Goffman appelle « la façade »226, qui permet à l'acteur de légitimer voire de renforcer sa position dans le champ.

223 Tel que nous l'a montré l'exemple de Richardt.

224 « B) Y a-t-il une culture de la déviance à Christiania ? », in VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE Grégory, Christiania : monographie d'une utopie communautaire, op.cit., p.47-53

225 Au sens de représentation comme l'entend le sociologue interactionniste E. Goffman, soit « la totalité de l'activité d'une personne donnée, dans une occasion donnée, pour influencer d'une certaine façon un des autres participants. Si on prend un acteur donné et sa représentation comme référence fondamentale, on peut donner le nom de public, d'observateurs ou de partenaires à ceux qui réalisent les autres représentations. Cf. GOFFMAN Erving, La mise en scène de la vie quotidienne - La présentation de soi, op. cit., p.23

226 Ibid., p.29-36

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2.1 Se positionner dans l'institution

Dès son entrée dans l'institution, l'individu est rapidement amené de manière inconsciente à définir sa position. En effet, J. Lagroye appelle « structuration des choix » le fait que « les agents, qu'ils soient politiques, administratifs ou autres, sont fréquemment en présence de plusieurs possibilités d'action, même s'ils ne la perçoivent pas toutes avec la même intensité. Leurs choix, c'est-à-dire leurs préférences qu'ils manifestent en pratique pour l'une ou pour l'autre de ces possibilités, peut résulter simplement de l'habitude, d'une fidélité à leurs conduites antérieures, de leurs propriétés sociales, ou d'une propension à satisfaire leurs alliés »227. Selon cette logique, se comporter normalement dans l'ordre institutionnel, c'est d'abord choisir sa position dans le nouvel univers auquel l'individu cherche à s'intégrer. La position que l'on prend dès le processus d'intégration est déterminante pour la suite de l'expérience communautaire.

Bien entendu, je pourrais évoquer ma propre expérience sur le terrain, en tant que profane venu se greffer au groupe de manière à en comprendre et à en analyser les caractéristiques, ce qui m'a amené à orienter mes choix vers la catégorie active sympathizers (les activistes), un groupe beaucoup plus ouvert, bien plus facile à approcher et bien plus enclin à parler d'eux et de leur expérience communautaire ; plutôt que le groupe des passive dependants, ou encore moins celui des pushers dont la plupart sont classés parmi les passive opportunists, qu'il m'a été vivement conseillé de ne pas approcher pour les raisons que nous verrons dans la troisième section. Mon réseau d'interrelations est donc très clairement orienté vers le groupe des activistes, c'est pourquoi l'exemple de positionnement dans le champ que nous allons voir concerne une personne pouvant être assimilée à ce groupe : Britta, dont nous allons analyser la trajectoire avec plus de précision, car son analyse révèle une véritable propension à se positionner de manière assez confortable dans l'institution.

Britta a soixante-huit ans, issue d'une famille de classe moyenne supérieure (un père dentiste et une mère professeur de gymnastique), elle est née dans une maison située dans la rue d'Havnegade, juste de l'autre côté des canaux qui délimite le quartier de Christianshavn. Ce quartier a longtemps été son terrain de jeu et il est aujourd'hui devenu partie intégrante de sa vie. Très jeune elle rêvait de devenir actrice ; en 1966, alors âgée de vingt-deux ans, Britta fit la connaissance des premiers squatteurs de Copenhague et prit l'initiative de fonder un nouveau squat dans la rue de Sofiegade qu'ils appelèrent Sofiegården. Elle s'y installa avec sa troupe de théâtre et rencontra Jesper, son premier mari, avec qui elle constituera un couple

227 LAGROYE Jacques (dir.), FRANCOIS Bastien et SAWICKI Frédéric, Sociologie politique, op. cit., p.162

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connu de tous dans ce squat de Sofiegården étendu dans plusieurs immeubles mitoyens, qui a abrité jusqu'à cent squatteurs. Tout au long de l'entretien, Britta laisse entendre que le couple qu'elle formait avec Jesper avait beaucoup d'influence sur les décisions qui se prenaient dans ce squat, surtout grâce à son mari qui était très respecté dans ce milieu. Lorsque nous évoquons avec elle le mode de prise de décision (similaire à Christiania, avec ses assemblées communes) qu'ils instaurèrent à Sofiegården, Britta explique pourquoi son mari était aussi respecté :

Britta: «Yeah! But we voted a foreman, a chairman

_ «Ok. Who was the chairman? Yourself?»

Britta: «No, it was my husband Jesper, because we called him `chairman Jesper'.» _ «Why did they vote for him?»

Britta: «Because he was very good at speaking, he made speeches, but he wasn't deciding, we were discussing all of us but he was very good at... As spokesman like

Grâce à la réputation de leader de son premier mari, Britta semble avoir pu bénéficier d'un certain rayonnement dans un squat qu'elle avait créé avec quelques-uns de ses amis artistes. Au-delà de sa capacité naturelle à prendre cette initiative, ce qui a permis à cette centaine de jeunes gens de trouver un toit, et donc à être respectée au sein de cette petite communauté ; Britta a su renforcer sa position grâce à un statut de femme de chef ou plutôt femme de leader de groupe, ce qui lui a permis de faciliter sa capacité d'influencer le reste du groupe :

Britta: «And I told him an all-night about this person... My friend who is theater painter friend

«Oh yes, the one who smart but not in the right way.»

Britta: «Yeah, I said he was too smart and I said it wasn't so good, and a bit alike we got more socialized. I was very in a dilemma. I was the one who tried to say something! (She laughs) And then at night, Jesper and me, we found the other people and say: `Let's make a palace revolution!' Palace in Sofiegården! (She laughs) And we decided Jesper and me to go there and say: `This cannot go longer, we have been so nice, we cannot be a self-ruling system'.»

_ «Yeah

Britta: «We wanted to be and do it together with another shape

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Dans ce dernier extrait, Britta explique comment, une nuit, elle est parvenue à convaincre son mari de lancer une « révolution de palace », une sorte de petite mutinerie contre un membre de ce squat, qu'elle jugeait comme ayant pris trop de pouvoir dans le groupe228.

Le lecteur notera que l'exemple cité ne concerne pas Christiania, mais un squat « vidé » par les autorités à l'hiver 1969 et dont la plupart de ses membres (dont Britta) ont ensuite investi l'ancienne caserne de Bådsmandsstræde, située à deux pas. Britta, nous l'avons déjà évoqué, a participé au début des années 1970 avec ses amis de Sofiegården aux opérations de sape des murs lancés par les habitants du quartier. Toutefois, lors de cette période de transition, quelque-chose d'important s'était produit dans la vie de Britta : sa relation avec Jesper s'est éteinte en même temps que Sofiegården disparaissait. La jeune femme, pas le moins du monde découragée de trouver l'homme avec lequel elle partagera ses jours, a rencontré Nils. Nous avons fait la connaissance du mari actuel de Britta dans leur belle maison située à Mælkebøtten (la fameuse aire locale qu'Astérix et Allan définissait comme « upper-class »), Nils a étudié dans la prestigieuse école de cinéma de Copenhague, il a fréquenté Sofiegården où il a rencontré Britta, et exerce aujourd'hui la profession de réalisateur de fictions ou de documentaires qui traitent notamment de Christiania229. Encore une fois, dès la création de Christiania, Britta a semble-t-il tout de suite orienté ses choix sentimentaux vers une personnalité de renom avec qui elle a fondé une famille et s'est installée dans l'imposante maison baptisée « Laden » (la grange). Bien sûr, l'enquêtée ne nous a pas clairement évoqué les avantages qu'il y avait à partager ses jours avec une personne ayant un poids dans l'institution, mais les commentaires nous sont venus de leur voisinage.

En effet, si nous nous rapportons à l'entretien réalisé dans la petite roulotte d'Astérix, située à vingt mètres de la maison de Britta et Nils230, nous nous apercevons que ce dernier bénéficie d'une certaine notoriété à Christiania, au moins aussi importante que celle de Jesper (le premier mari de Britta) à Sofiegården :

228 Tout au long de l'entretien, Britta évoque à plusieurs reprises cet « ami » qui travaillait comme artiste-peintre au théâtre Royal, et avait investi tout le rez-de-chaussée de l'un des immeubles squattés par les jeunes gens de Sofiegården (1966-1969) ; chose que Britta n'avait pas accepté, et dont elle a su mettre un terme en provoquant cette petite mutinerie.

229 Nils Vest est très connu à Christiania, n'hésitant pas à mettre en scène sa femme Britta dans quelques-uns de ces films et documentaires, il a réalisé nombre de ses films autour de la commune libre. Ces travaux les plus remarquables sont : le documentaire sorti à l'occasion du vingtième anniversaire de la communauté, dont le titre reprend la devise officielle : Christiania - Tu as mon coeur (1991), traduit en anglais et en allemand ; Auquel nous pouvons ajouter certains de ses films les plus engagés tels que Loi et ordre à Christiania - 2 (2003), ou encore le film mettant en scène la troupe de théâtre de sa femme Britta, La troupe de théâtre de Solvognen - cinq jours pour la paix (1978). Source: http://www.vestfilm.dk/

230 Mais dans l'aire locale voisine de Nordområdet (« L'aire du Nord », aire locale n°9), juste à la frontière immatérielle avec Mælkebøtten (« le pissenlit », aire locale n°8).

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Allan: «I think the question you just ask to Astérix is very-very important and I'm very happy for his answer... It's something new and revolutionary that, even a guy like Nils Vest, who lives just opposite here, who's the closest person who you can compare as a chief in Christiania... He would be the first to say «I'm not a chief», but he is a kind of spokesman, a spokesman for many, many times, and he shown recently, I like that, he is brave... He wrote in UGESPEJLET, the weekly mirror or internal newspaper, that his own son, I think he has a couple of children... He had a son who said to his friends «when we go to Christiania, when I'm going home to visit my father, we avoid Pusher Street, we don't go that way». So indirectly, I think he wrote: `let's boycott Pusher Street'.»

Nils Vest est considéré comme quelqu'un de courageux par Allan qui semble ressentir de l'admiration pour lui: il est celui qui a su clamer haut et fort sa désapprobation vis-à-vis des pratiques, de la violence et de la domination exercée par les pushers. Il s'agit d'un homme cultivé dont la plume a semble-t-il impressionné les lecteurs d'UGESPEJLET (« Le miroir de la semaine », le journal de la communauté), polyglotte231, cet homme assez charismatique présente un profil similaire à l'ancien mari de Britta : une personne présentant des qualités naturelles de leader qui, certes, ne doit pas faire l'unanimité dans la communauté, même parmi les active sympathizers dont certains pourront ressentir une forme de jalousie ; mais toujours est-il que le mari de Britta est une personnalité qui émerge au sein du groupe et assure sans aucun doute une position confortable pour Britta, car la renommée de son mari, le rayonnement dont il peut lui-même bénéficier dans la communauté, reflète sans aucun doute sur son épouse qui peut exploiter cette renommée pour construire son identité et entretenir sa position dans l'institution.

Enfin, il est important de souligner que la prise de rôle de Britta dans l'institution ne se limite pas au statut de femme d'un leader du groupe, mais elle est elle-même très impliquée dans la vie communautaire. Après s'être récemment retirée du groupe de contact (Kontaktgruppen), Britta continue à entretenir des liens très étroits avec sa coordinatrice (Hulda) :

Britta: «I used to be in the contact group but in the last years or something, but I cannot anymore. But I'm deeply connected with them, if there's something I can go. And I talk with Hulda [Hulda Mader, cf. interview] almost every day (she laughs).»

_ «Ok, you still have connections with the contact group

Britta: «I help for special things, especially in the communication and the press group

231 Nils Vest est quelqu'un de très occupé que je n'ai malheureusement pas eu l'occasion d'interroger. Nous avons seulement pu échanger quelques minutes, en marge de l'entretien réalisé avec sa femme Britta.

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Sollicitée, selon elle, pour des questions très « spéciales » qui concernent la communication et les relations avec la presse, Britta occupe toujours une place importante dans le groupe de contact. au-delà de cette forme de disponibilité, cela veut surtout dire que malgré son âge vieillissant, Britta cherche à se tenir informée de ce qui se passe dans ce groupe très fermé qu'est le groupe de contact, ce qui lui permet de conserver le statut très particulier dont bénéficie le christianite membre de ce groupe et d'en tirer les rétributions que nous détaillerons dans le dernier chapitre. Enfin, Britta est aussi la fondatrice de l'association culturelle de Christiania, qu'elle a créée en 1996, dont l'objectif affiché est de promouvoir la culture en établissant un « pont » entre les artistes christianites et non christianites. Mais si l'on adopte un point de vue analytique de type bourdieusien, cela lui permet surtout de cumuler capital social et culturel, et d'entretenir son image : une femme appartenant à la classe supérieure, très dynamique ce qui lui permet de maintenir le côté incontournable de sa personnalité dans le petit univers social de Christiania.

Pour résumer, en partant d'une analyse de la trajectoire de Britta et des circonstances dans lesquelles elle est entrée dans l'institution, nous pouvons constater que le positionnement de l'individu dans l'institution est déterminant, car il permet de dégager certains profils, dont les caractéristiques nous permettent de les placer dans les hautes sphères de la hiérarchie sociale de Christiania : le couple Nils Vest - Britta a su cumuler un certain nombre de ressources, à la fois culturelles, économiques et sociales, qui leurs permettent aujourd'hui d'occuper une position confortable, un sentiment d'appartenance à la classe supérieur de Christiania (et même plus largement de la société ordinaire). Ce sentiment est à la fois ressenti par les principaux intéressés qui occupent leur rôle et entretiennent leur image de personnalités incontournables à Christiania, ainsi que par les autres membres de l'institution, tels qu'Allan, tout comme les individus extérieurs à l'institution (tel que le profane) qui, par leur simple présence, deviennent le public de cette représentation et participent au maintien de ce rôle.

Cet exemple passé sous le prisme de la sociologie interactionniste, et plus particulièrement grâce à l'analyse de la prise de rôle et de la représentation, offre un angle de vue permettant de dessiner les contours d'un ordre hiérarchique à Christiania. En relevant un certain nombre de caractéristiques sociales, de traits de caractères et en analysant de près le type de discours, nous pouvons sans trop de difficultés distinguer les rôles qu'endossent les individus dans le groupe ; et cela même si les membres de l'institution affirment qu'il n'existe aucune hiérarchie à Christiania.

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