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Le pouvoir dans l'institution. Essai d'anthropologie politique à  Christiania.

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par Pierre Vasseur
Université Lille 2 - Master science politique, spécialité Métiers de la Recherche  2012
  

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1.2 Les classes sociales à Christiania

La première sous-partie consacrée à l'application et l'analyse de la typologie d'A. Conroy nous a permis d'entrouvrir la voie qui mène à l'analyse des classes sociales à Christiania. En effet, nous avons vu que les passive opportunists, initialement perçus comme la catégorie réservée à ceux qui participent au trafic juteux de marijuana, pouvaient se confondre à d'autres individus bénéficiant de revenus élevés dans d'autres domaines bien plus légaux : il y a donc des riches à Christiania (et nous verrons que certains membres de la catégorie des active sympathizers ne sont pas en reste). Mais il y a aussi des pauvres représentés par la catégorie des passive dependants, comprenant les plus désoeuvrés (familles en difficulté, chômeurs, alcooliques, drogué, etc.), pour qui l'appartenance à l'institution est plus une échappatoire qu'un réel engagement pour la défense d'une cause.

Tout semble indiquer qu'à Christiania, qui après tout n'est que le « miroir » de la société, les individus reproduisent l'ordre social tel que nous le connaissons dans la société « classique ». Souvent pensé selon la logique antagoniste qui voudrait que le rapport hiérarchique qu'entretiennent les classes conduise irrémédiablement à une révolution, M. Weber souligne que ce rapport « ne conduit pas nécessairement à une lutte » et qu'au contraire une « dynamique » peut tout aussi bien conduire à une « absence d'opposition », voire à des rapports « solidaires »215.

Or, avant même l'arrivée des jeunes gens ayant fondé la commune libre, le quartier de Christianshavn dans lequel se situait la caserne de Bådsmandsstræde était un quartier rassemblant la classe ouvrière. Nous sommes dans la seconde moitié du XIXe siècle en plein essor industriel, la capitale danoise n'est pas en reste et doit faire face à l'afflux de cette nouvelle classe prenant de plus en plus de place dans nos sociétés contemporaines. Regroupés dans ce quartier portuaire, cette classe ouvrière participe au développement de l'industrie

215 Cf. « § 1-2 Situations de classe, classes », in WEBER Max, Economie et société, op. cit., p.393

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navale à des fins militaires216, mais aussi pour fournir une industrie halieutique bien présente ; c'est pourquoi du XIXe siècle, en passant par les deux Guerres mondiales et jusque dans les années 1970, Christianshavn a toujours été marqué par une forte identité ouvrière.

Britta: «But in 1969 and 1970, these working-class people living here in Prinsessegade [the one which is along the old military place], opposite Christiania, opposite Bådsmandsstræde Kaserne as Christiania was called before.»

_ «Yes, I know

Britta: «Those people have been watching this place and they said: `ah-ah! We want to have fresh air and light, and a playground for our children!' So, they have asked the former minister of defense called Erik Ninn-Hansen [the Danish minister of defense from February 1968 to March 1971] if they could have some of this place for their children and also for themselves, having green...»

Voyant de leurs fenêtres que les derniers soldats affectés à la caserne de Bådsmandsstræde allaient quitter les lieux, les ouvriers vivant dans les immeubles de cinq étages qui surplombaient cette zone militaire, étaient dépourvus de jardins où leurs enfants pouvaient jouer. C'est la raison pour laquelle ils sollicitèrent le ministre de la défense de l'époque pour qu'un accès à ce grand espace de verdure soit accordé aux habitants du quartier. Après avoir essuyé un refus, les ouvriers les plus téméraires commencèrent à escalader les palissades qui condamnaient l'espace. Dans le même temps, certains squats situés dans le même quartier, tel que Sofiegården217, furent « vidés » et les jeunes gens qui y vivaient furent jetés à la rue en plein hiver. Puis, Britta explique ce qu'il s'est produit:

Britta: «So, slowly-slowly-slowly it was! And then, in 1971 there were coming some of them, calling us `from Sofiegården milieu'. They said: `come helping the working-class people!' here in this end of Prinsessegade. So, they tore down the fences around the barracks. `Come on here!' they said, and then we came Jesper [her former husband] and me, and some others. And then (she laughs), you know, some kind of strong boys and they were drinking, and standing up, saying: `come on!' Then, we helped them

La suite, nous ramène à ce que nous évoquions dans l'approche socio-historique développée l'année dernière218 : ils fondèrent la commune libre de Christiania. Toutefois, le rôle de premier ordre que jouèrent les habitants de ce quartier dans les journées consacrées à

216 Dans le même temps que se développe l'industrie, l'Europe est également marquée par des rapports diplomatiques assez instables qui amènent les Etats européens à s'armer.

217 Sofiegården signifie « le jardin de Sophie », il s'agissait de nom donné à un squat assez connu dans le quartier de Christianshavn qui fut créé en 1966 puis vidé à l'hiver 1969, dans lequel Britta a très activement participé. D'ailleurs, une grande majorité de la centaine de squatteurs qui vivaient dans les immeubles de Sofiegade (nom de la rue), furent les principaux artisans de la fondation de Christiania au mois de septembre 1971.

218 Cf. « A) L'héritage du passé », in VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE Grégory, Christiania : monographie d'une utopie communautaire, op.cit., p.18-20

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la sape des murs renfermant cette nouvelle terre de liberté219 nous avait échappé. Et ce n'est qu'à partir des entretiens approfondis réalisés avec Britta et Morten, que nous avons pu mettre à jour le rôle prépondérant qu'a joué la classe ouvrière dans la genèse de Christiania.

Morten: «In the beginning it was a working class area and most of the people who lived in Christianshavn worked in the factories. And at that time, most of them thought that Christiania people were just people who didn't want to work. There were lazy people living here in Christiania [...].»

Comme semble vouloir dire Morten, a première vue cette cohabitation entre les travailleurs de la classe ouvrière et des jeunes gens, étudiants ou non, issus des classes moyennes et supérieures, s'identifiant pour la plupart au mouvement hippie, venus chercher un endroit où paresser et consommer toutes sortes de drogues toute la journée, aurait pu être un cocktail assez explosif. De plus, la proclamation du 26 septembre 1971 de la commune libre de Christiania par ces jeunes gens, en lieu et place du jardin du quartier où les familles ouvrières aimaient venir y passer leurs week-ends, ressemblait fort à une appropriation d'un espace que jusque-là ces deux mondes se partageaient. Evidemment, dans ce contexte assez particulier il y a pu, et il y a même dû y avoir des tensions, mais aucune source ni même nos entretiens avec les christianites ayant connu cette époque n'ont révélé une guerre ouverte entre ces deux camps, que pourtant tout semblait opposer.

Morten: [...] «But now, the opinion has changed in the favor of Christiania all over Denmark. And the population here in Christianshavn has changed from people with low incomes to people with high incomes. And people with high incomes are often more tolerant of the ideas that we represent.»

_ «Really?»

Morten: «Yeah, paradoxically enough

_ «Yeah, because from the outside I would rather say the contrary

Depuis, le quartier de Christianshavn a été soumis à un phénomène de gentrification auquel Christiania semble avoir étonnamment échappé. Peu à peu, le profil social du quartier de Christianshavn s'est métamorphosé en quartier résidentiel avec des appartements rénovés permettant d'accueillir une population jeune et active. L'arrivée massive de ce nouveau type de population ainsi que la restructuration du quartier a fait de Christianshavn un quartier attrayant, très prisé par les familles de jeunes cadres supérieurs. Aussi, implanté dans une

219 En réalité, il leur a fallu s'y reprendre à plusieurs reprises (trois fois d'après les sources) avant que les assaillants de la caserne de Bådsmandsstræde ne parviennent à saper le moral des autorités qui renoncèrent face à l'insistance de cette classe ouvrière ainsi que de ces jeunes gens, qui avaient élu ce vaste espace comme terrain de jeu.

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municipalité historiquement sociale-démocrate, ce quartier rassemblant de jeunes familles aisées aux idées assez progressistes est aujourd'hui un milieu propice au maintien de la communauté. De plus, Christiania n'est pas étrangère à cet engouement pour Christianshavn, car cette expérience sociale d'un autre type est également un haut lieu culturel qui rassemble des musiciens, artistes-peintres, écrivains, et beaucoup la considère aujourd'hui comme une source d'inspiration. La commune libre est même devenu un quartier branché où nombreux sont ceux qui voudraient s'y installer. De ce point de vue, compte-tenu de l'accroissement des valeurs immobilières que cela induit, il y avait fort à parier que Christiania allait progressivement céder à ce phénomène urbain d'embourgeoisement.

Compte tenu du faible échantillon de christianites interrogés dont nous disposons220, nous ne sommes pas en mesure de dresser une analyse précise des caractéristiques sociales des christianites. Cependant, nous savons à travers l'existence de la catégorie des passive dependants que de nombreux christianites (et peut-être même une majorité) appartiennent aux classes inférieures. Et la nécessité qu'ont ressentie les membres de l'institution de créer un bureau de l'assistance sociale (Christiania beboerrådgivning) pour régler les problèmes de dépendance qui frappe notamment les plus nécessiteux, ne peut que conforter cette idée. Par ailleurs, l'entretien avec Astérix et son ami Allan nous révèle certains aspects sur la manière dont les classes sociales se répartissent dans l'espace :

Allan: «And you mentioned differences between areas to areas, it's interesting because there are two main areas which are different, or which have been at least very different, hum... The

most upper-class influenced area is the area next to this area: it's called Mælkbøtten.»

Astérix: «Yes

Allan: «I remember in the early seventies when I talked about Mælkbøtten it was like talking about a place like Hellerup in Copenhagen, where the richer people live, and because the unofficial chairman or chief of Christiania Pear Luthavn, he was an architect who lived there and other people who called himself Luthavn, «lion tooth»; and on the other hand, you had a house called «Fredens Ark» which was also called «Fredens kloak», because there were living a lot of young people very poor, who maybe had ran away from their parents' place, or institutions.»

_ «Oh, I see. I that the building where we can find the Christiania archives?» Allan: «Yes, it is

Astérix: «But in the beginning there were also a lot of academic people who were living there... A lot of people who belong to the academic sphere, like more...»

220 Rappelons que ce mémoire est réalisé à partir de dix entretiens ethnographiques. Evidemment, cet échantillon est trop restreint pour que nous puissions prétendre à donner une image fidèle des classes sociales qui compose un groupe de huit-cent cinquante à mille individus.

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Allan: «Oh yes, in Mælkbøtten. So that's why I think it's correct to say that Mælkbøtten has had a wrong name, correct or not correct... But I think it's mostly correct that Mælkbøtten was the area where you could find mostly people who were academics, who were upper-class people. Also some... Not upper-class people, few from the very lower-class

Cette discussion entre Allan et Astérix montre une certaine répartition des classes dans l'espace, à travers deux aires locales pas vraiment distantes l'une de l'autre : Fredens Ark (« L'arche de la paix », aire locale n°3) et Mælkebøtten (« Le pissenlit », aire locale n°8). Astérix, qui nous avait accueilli lors de cet entretien dans sa roulotte située à Nordområdet (« L'aire du Nord, aire locale n°9), perçoit ses voisins de Mælkebøtten comme pour la plupart membres d'une classe supérieure du fait de leur appartenance au milieu académique. En effet, rappelons que c'est en cette même aire locale que nous retrouvons le CRIR (Christiania Researcher In Residence) où habite notamment Emmerik qui travaille à la bibliothèque Royale de Copenhague et sa femme qui réalise actuellement sa thèse à l'Université de Malmö. C'est aussi dans cette aire locale que nous avons rendu visite à Britta, une artiste aujourd'hui coordinatrice de l'association culturelle de Christiania dont le mari réalisateur a fait ses études dans la prestigieuse école de cinéma de Copenhague. Voici sans doute quelques raisons qui permettent à Astérix et Allan d'en arriver à la conclusion que des personnes importantes, avec a priori des revenus plus élevés vivent à Mælkebøtten221. Parallèlement à cela, les deux compères voient en Fredens Ark le lieu tristement célèbre ayant abrité les junkies de Christiania dans les années 1970 avant que les activistes ne les délogent. Depuis, malgré les travaux réalisés pour réhabiliter l'immeuble222, l'image d'insalubrité et d'insécurité lui colle à la peau. Réinvesti par de nombreux pushers après le départ des junkies, Fredens Ark conserve une mauvaise image même parmi les christianites qui surnomme cette « Arche de la paix » (Fredens Ark), « le cloaque de la paix » (Fredens kloak), c'est-à-dire un lieu malsain, un véritable « trou » où il ne fait bon vivre parmi les délinquants et les personnes à problèmes. Plus loin, Astérix remarque que le profil social de chaque aire locale tend à se reproduire et ainsi se maintenir en raison du mode de sélection de nouveaux arrivants : la cooptation.

Astérix: «But that's a normal thing after forty years, when people select new citizens, they were always looking for people who look like themselves, you know... So this social thing like Christiania is, like in the beginning it was a place for everybody but it didn't really get along because now Christianites don't choose people who have social problem, you see?»

221 Dans ce témoignage, Allan va même jusqu'à comparer cette petite aire locale de Christiania à Hellerup, la banlieue résidentielle huppée, située au Nord de Copenhague et connue pour ses habitants célèbres (membres du gouvernement, artistes, etc.) qui vivent dans d'imposantes villas avec vue sur la mer. Par ailleurs, Allan évoque l'existence d'un « chef non officiel » de Christiania, élément sur lequel nous reviendrons plus loin.

222 Cf. « A) Du blocus contre les junkies », in VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE Grégory, Christiania : monographie d'une utopie communautaire, op.cit., p.25-27

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Ceci expliquerait en partie pourquoi les classes inférieures subsistent dans certaines aires locales telles que Fredens Ark, dans un environnement pourtant soumis au phénomène de gentrification. Dans cette mesure, nous pouvons estimer que le combat mené par les pionniers pour « le droit à la ville » évoqué en introduction, semble avoir porté ses fruits puisque les classes inférieures sont toujours bien présentes à Christiania ; une institution qui a su conserver son identité alternative et populaire :

Morten: «Yeah, but that's not my opinion, I think Christiania should be a squat!» «Just a squat

Morten: «Yeah, a squatted area. And it should be a political manifestation of civil disobedience. And think I am too much over politicians you know, to... to just let it be like a middle-class... artists' community, you know?»

_ «Yeah

Morten: «So, I want it to be a squatted area with poor people, protesting politically against hum... You know a world... (Silence)»

Le maintien de l'identité de Christiania est au combien importante pour Morten qui, d'après lui, la communauté doit rester un squat. Autrement dit, un lieu ouvert à tous qui réunirait non pas des classes adossées une à une, mais un lieu où s'exprime la « désobéissance civile ». Telle serait, dans son idéal, le sens de cette enclave communautaire nichée au milieu de la société « classique », qui réunirait en un même espace les plus pauvres comme les plus riches.

Pour résumer, dès ses origines Christiania était caractérisée par une mixité sociale assez inédite puisqu'elle a fait cohabiter deux univers sociaux très distants (la classe ouvrière et des jeunes gens issus des classes moyennes). Puis, la commune libre a semble-t-il su résister à un phénomène de gentrification car la présence des couches populaires a été maintenue grâce à un système de reproduction sociale lié au maintien du principe de cooptation pour intégrer les aires locales. Si nous prenons en compte le fait que les christianites évoluent dans un isolat géographique, alors le rapport antagoniste classique entre les classes supérieures et inférieures aurait pu se déclencher avec une certaine intensité. Mais nous n'avons pas pu constater ce type de rapport conflictuel sur le terrain. Or, le maintien d'une certaine harmonie, malgré cette mixité sociale, peut s'expliquer grâce au statut particulier dont bénéficie Christiania qui reste encore à l'heure actuelle un squat, ce qui induit

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que cet espace résiste au phénomène d'accroissement des valeurs immobilières, ce qui prévient le groupe d'une ségrégation et donc à l'éclatement du la communauté.

Ainsi, les deux sous-parties présentées dans cette première section constituent autant d'entrées possibles qui permettent de différencier les groupes et de les classer selon leurs caractéristiques propres. La typologie d'A. Conroy se vérifie encore à l'heure actuelle et son application à certains cas spécifiques223 montre qu'il est parfois plus difficile qu'on ne le pense de classer certains individus. Ensuite, l'existence de la catégorie des passive dependants nous a amené à penser Christiania en termes de classes sociales, ce qui nous a permis de dégager une première forme de hiérarchie à l'intérieur de cette communauté. L'ordre social peut, certes sembler aller de soi, mais il était nécessaire de tester notre objet à partir de cette notion afin donner un peu plus de poids à l'idée que la nature du pouvoir à l'intérieur de cette société alternative reste similaire à celle de la société « classique ».

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"Et il n'est rien de plus beau que l'instant qui précède le voyage, l'instant ou l'horizon de demain vient nous rendre visite et nous dire ses promesses"   Milan Kundera