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Le pouvoir dans l'institution. Essai d'anthropologie politique à  Christiania.

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par Pierre Vasseur
Université Lille 2 - Master science politique, spécialité Métiers de la Recherche  2012
  

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1.1 Application et analyse du modèle proposé par A. Conroy

Savoir différencier les groupes relève d'une importance certaine si nous voulons parvenir à mettre en évidence l'existence d'un ordre hiérarchique dans la commune libre de Christiania. C'est la raison pour laquelle revenir sur cette source déjà exploitée l'année dernière est nécessaire pour mieux comprendre l'organisation pyramidale de la société que nous essayerons de décrire un peu plus loin. Dans sa typologie des christianites réalisée en 1994, Adam Conroy206 propose trois idéaux-types permettant de classer l'ensemble des christianites. Même si dix-huit ans nous séparent de ses observations sur le terrain, nous avions démontré que cette division est toujours possible à l'heure actuelle:

? Tout d'abord, A. Conroy décrit les active sympathizers comme la part de la population qui « supporte tout le poids de la commune sur ses épaules »207. le groupe d'individus se réclamant comme activistes paraît correspondre à cette première catégorie. Comme nous l'affirmions en introduction de ce chapitre, les membres de cette première catégorie se considèrent comme les résidents légitimes de Christiania car historiquement plus impliqués dans la sauvegarde de la communauté. Tout porte à croire que la plupart de nos enquêtés peuvent être classés dans cette première catégorie, car leur engagement pour la sauvegarde de la communauté les amène à s'ouvrir sur le monde qui les entoure, et nombre d'entre eux ont bien compris que pour sauver Christiania, il ne faut pas hésiter à en faire sa promotion auprès d'un large public, et d'accueillir les bras ouverts le profane venu solliciter un entretien ethnographique par exemple. Ces caractéristiques sont facilement repérables parmi les christianites employés au « Nouveau Forum » (Nyt Forum), tels que Joker et Kirsten qui assurent sa permanence respectivement tous les lundis pour le premier et les mercredis pour la seconde. Ou encore, citons Astérix, Morten et Hulda, qui bien que n'étant pas employés au « Nouveau Forum », remplissent le même type de fonction lorsqu'ils endossent leurs costumes de guides de la communauté208. Par ailleurs, notons qu'une large majorité de christianites employés en

206 CONROY Adam, «social classifications», in Christiania - The evolution of a commune, Amsterdam, International institute of social history, 1994, p.21-24

207 Ibid., p.22

208 Il y a de nombreux christianites qui remplissent cette fonction de guide. Recrutés par l'institution en fonction de leurs facultés linguistiques (par exemple, Kirsten est polyglotte et parle couramment le danois, le suédois, l'anglais, l'allemand, le français et le Swahili), la fonction de guide est souvent considérée comme un deuxième, voire un troisième travail permettant d'arrondir les fins de mois. Les visites sont réparties équitablement entre les guides de manière à en faire bénéficier une large part de christianites, qui peuvent récupérer directement la somme payée par les touristes (50 couronnes soit 6€72 par personne pour la demi-journée, pour des groupes composés de quinze personnes maximum). Par ailleurs, cette division du travail permet à l'institution d'impliquer plus de christianites dans la sauvegarde de la communauté.

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tant que fonctionnaires de la communauté ont accepté de se plier à l'exercice de l'entretien ethnographique (Birgitte au bureau de l'économie, Felicya au bureau de l'assistance social ou bien Tanja à l'Action du Peuple de Christiania), bien que cela ne fasse pas partie de leur fonction. Mais cette acuité à faire la promotion de leur institution paraît logique pour des personnes qui peuvent bénéficier d'un emploi stable grâce à l'institution.

? Deuxième idéal-typique énoncé par le chercheur, les passive opportunists semblent à première vue correspondre au groupe des pushers. « Ce groupe est composé de ceux qui sont là pour des raisons matérielles, où bénéficient simplement de l'absence quasi-constante de la police, et donnent très peu en retour » écrit A. Conroy. A première vue, les passive opportunists s'opposent totalement au active sympathizers, car ils vivent de manière relativement aisée grâce à leurs revenus tirés d'un trafic de drogue florissant. Présentés comme par nature assez individualiste, cette catégorie de christianites serait l'archétype du capitalisme poussé à l'extrême car ils ne verraient que l'aspect matériel de Christiania et l'utiliseraient uniquement à des fins d'enrichissement personnel.

Astérix: «I think it's time for Christiania to close these sales of hash because it becomes very... There are too much gangsters.»

Bien qu'affirmant être pour la légalisation de la marijuana, Astérix entre dans le jeu de stigmatisation de Pusher Street et du groupe de christianites impliqués dans ce trafic. Cependant, c'est force de poser toujours la même question aux membres du groupe qu'A. Conroy identifie comme active sympathizers, que la distance entre ces deux groupe s'amincit.

Birgitte: «Yeah, exactly. But I would say, there are also some pushers down there who really try to keep it clean of hard drugs and everything, who are very active. There are some pushers who really want Christiania to be Christiania, to support it, and they try to be sure that too many bad things happen down there. So, it's not always black or white or... You know?»

_ «Ok, there are so many types of people here.»

Birgitte: «For instance pushers who have been living here all their life, you know? Actually it's most of them who act in that way, as far as I can see.»

«Yeah but once I heard that most of the pushers are from the outside, is that true?»

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Birgitte: «No, but there's quite a few of those boys who live here (she laughs), who went down Pusher Street. And I can't explain that, still very sensible parents, good educated parents blabla... Still they've been down there some of them. That's it.»

Bien qu'ayant conscience du danger que peut représenter Pusher Street, notamment pour ses enfants où même pour la communauté toute entière, Birgitte estime qu'il faut se garder de cette vision manichéenne qui voudrait que les pushers soient systématiquement etiquettés en tant qu'individualistes se souciant peu du destin de leur communauté209. Au contraire, à en croire Birgitte dont sa vision modérée envers ce groupe la rapproche des propos tenus par Kirsten, bien des pushers s'inquiètent de l'avenir de la communauté, et militent pour sauver Christiania. Bien sûr, cela n'excuse en rien le fait que leur présence peut provoquer des troubles dans la commune, mais Birgitte va même jusqu'à affirmer qu'ils ont une utilité dans l'institution : à travers leur monopole sur le trafic de marijuana, ils empêchent d'autres trafiquants d'un autre type (drogues dures) de venir s'installer à Christiania. Ainsi, le contrôle social très marqué que nous signalions dans le second chapitre de la première partie, serait également présent parmi les trafiquants, dont les mieux intentionnés d'entre eux veilleraient à prémunir la communauté contre le retour de drogues dures à Christiania. Autrement dit, il existerait à Christiania des pushers ayant au moins pris conscience de l'importance du maintien de la communauté pour leur activité économique, ou étant peut-être même fortement impliqués dans la défense de cette cause, ce qui permettrait de classer certains d'entre eux parmi les active sympathizers ; tandis que les passive opportunists serait composés uniquement de pushers arrivés récemment ou n'ayant pas l'intention de s'y installer durablement si bien qu'ils ne se soucient pas encore ou n'ont tout simplement aucun intérêt à défendre cette cause.

? Enfin, un troisième et dernier idéal-type serait les passive dependants. Situé en marge de la relation de domination qui caractérise les active sympathizers des passive opportunists, cette troisième catégorie rassemblerait un ensemble d'individus n'arrivant pas à subvenir à leurs besoins dans la société danoise, où le coût de la vie et par ailleurs très élevé, si bien que vivre à Christiania présente pour eux l'opportunité d'avoir une vie plus descente. Dans ces conditions, leur degré d'implication dans la vie communautaire

209 Cette coordinatrice du bureau de l'économie (økonomikontor) souligne bien le fait qu'aucun impôt n'est prélevé sur le trafic de marijuana, sans quoi l'institution toute entière serait impliquée dans ce trafic, perdrait toute crédibilité face aux autorités, et tout porte à croire que l'institution n'existerait plus à l'heure actuelle.

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est potentiellement moins élevé que les active sympathizers, et semblent avoir une conception utilitaire de la communauté.

Quoi qu'il en soit, la division entre ces trois catégories qu'avance A. Conroy repose sur une division entre les individus actifs et passifs : l'individu actif agirait dans l'intérêt de tous, puisqu'il souhaite le maintien de cette petite société alternative ; tandis que l'individu passif dans une société serait motivé par la défense de ses intérêts personnels que ce soit de l'ordre de l'enrichissement pour les passive opportunists, que de celui de la survie pour le passive dependants. Comme dans bien des groupes, cela nous ramène à l'opposition classique entre « société » et « individu », ce qui n'est pas neutre si nous reprenons les travaux de N. Elias, qui s'est intéressé au rapport antagoniste que l'on fait entre ces deux notions. Or même s'il n'y a pas de société sans individu ni d'individu sans société 210, ce qui rend ces deux notions indissociables, le sociologue allemand admet qu'il existe une conscience de soi qui amène certains individus à se représenter comme « coupé[s] de tous les autres et existant indépendamment d'eux »211, auquel cas « L'individu se sent indépendant de tous les autres hommes dont le destin lui paraît `étranger' et lui semble n'avoir absolument aucun rapport avec sa propre nature `profonde' puisque ce n'est qu'un `environnement', un `milieuÇ une `société' »212.

Ainsi, le passive opportunist tout comme le passive dependant serait celui qui regarde le monde à travers la fenêtre de sa maison, se sentant comme étranger à ce qu'il s'y passe. Dès lors, deux lectures sont envisageables parmi les éléments passifs de cette petite société : d'une part, le passive dependant peut avoir d'autres soucis à se faire avant de s'inquiéter de l'avenir de la communauté. Cela peut se manifester dans les milieux très défavorisés où nourrir sa famille, lui trouver un toit descend et se chauffer pour l'hiver, sont autant de préoccupations pouvant affecter la capacité qu'ont certains individus à se mobiliser. D'autre part, dans les milieux plus aisés, le passive opportunist serait un individu ayant besoin de cet environnement - comme le pusher, mais pas uniquement- pour soit s'enrichir, soit maintenir son train de vie.

Afin de prouver que la catégorie des passive opportunists ne concerne pas uniquement les pushers, prenons l'exemple de Richardt : un psychologue aujourd'hui âgé de 65 ans, vivant seul dans une maison très confortable qu'il a construit dans les années 1970, peu de

210 ELIAS Norbert, La société des individus, op. cit., p.117

211 Ibid., p.152

212 Ibid., p.99

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temps après son arrivée à Christiania. Alors âgé d'environ vingt-cinq ans, Richardt s'est retrouvé face à une opportunité qui consistait à construire la maison de ses rêves au beau milieu d'un espace de verdure situé en plein coeur d'une capitale européenne :

Richardt: «So, then I built this house

_ «On your own?»

Richardt: «Yeah, that was empty when I came and I was interested in this area

[...]

_ «That's a nice place.»

Nick: «That's really nice!»

Richardt: «Yeah, but that costs a lot of money you know, that's a very old behavior in the society when you feel that's your own, you think of your own person... Then, do some extra-work you know! Do whatever you can, drive a taxi in the night time and clean houses in a day time, and then you get enough money to build your own project, and then you're happy!»

Fier de cette maison qu'il a bâti de ses mains, c'est à partir d'un vieux bâtiment en ruine qu'il a réalisé cette réussite architecturale. Seulement, ce vieux bâtiment dont il s'est servi pour les fondations ainsi que le sol sur lequel repose cette maison appartenaient à l'Etat ; et le jeune Richardt a eu la chance de pouvoir s'y installer gratuitement tout en mettant de l'argent de côté pour acheter les matériaux nécessaires à la construction. Ainsi, il semblerait que c'est à force de cumuler du capital grâce à son métier de psychologue et de sa passion pour le bricolage, mais surtout grâce à Christiania (un espace où l'on a abolit la notion de propriété privée) que Richardt a eu l'opportunité de devenir « l'utilisateur »213 de la maison qu'il a construit. Grâce au statut particulier dont il a pu bénéficier, tout porte à croire que Richardt serait très reconnaissant envers l'institution dont il est membre et qui lui a permis de réaliser son rêve. Mais, loin de participer activement à sa défense, notre hôte va jusqu'à affirmer sur un ton cru, la distance qu'il prend avec les défenseurs de la communauté, ceux que nous pourrions classer parmi les active sympathizers :

Allan: «Are you walking with the rest of the tribe, on Monday morning?» Richardt: «No, fuck the tribe!»

Allan: «No?» (Laughing)

213 Tel est le terme employé à Christiania pour désigner le statut de l'occupant d'un logement.

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Richardt: «All these reacts and the hallelujah, you know...» Allan: «No, I'm just kidding!»

Son vieil ami Allan posait cette question à propos de la marche qui était prévue juste avant le procès crucial pour Christiania, qui se tenait devant la Cour Suprême au début du mois de février 2011. Conscient des distances que Richardt a pris avec les activistes, Allan cherchait juste à taquiner Richardt en sachant pertinemment qu'il allait avoir ce type de réponse. Ainsi, cette situation nous permet de classer Richardt comme un membre passif, qui a « le sentiment de se trouver à l'extérieur du monde »214 qui l'entoure, bien qu'il ait directement pu bénéficier des avantages liés au statut très particulier de la commune libre. Aujourd'hui, Richardt vit de manière très aisée dans une maison qui ne lui appartient pas, mais que personne dans l'institution ne pourrait lui retirer tant qu'il ne quitte pas sa maison pour une raison quelconque (absence de longue durée ou décès). Ni même l'Etat ne pourrait l'inquiéter, pourtant considéré comme la menace principale pour les autres membres de la communauté, Richardt a reçu en 2007 (comme les autres christianites) le fameux petit livret bleu du « plan local pour l'aire de Christiania» qui lui permettait de racheter sa parcelle de terrain contre une somme dont il peut semble-t-il aujourd'hui s'acquitter, puisqu'il affirme qu'il s'agit de la meilleure solution :

Richardt: [...] «the best thing for Christiania would be private ownership.»

Aujourd'hui, ayant accumulé le capital nécessaire pour acheter son terrain, Richardt se présente comme un christianite prêt à rentrer dans la norme et se tient à distance des activistes auxquels il n'hésite pas signifier son désaccord. Payer 1900 couronnes de contributions mensuelles (soit 255€54), plus ses charges en eau, électricité et chauffage, paraît bien dérisoire pour cet individu vivant seul et appartenant à une classe moyenne voire supérieure. C'est pourquoi ce dernier, bien que n'ayant rien à voir avec le trafic de marijuana, peut être classé dans la catégorie des passive opportunists. Enfin, rappelons que ce christianite est aussi la personne qui dénonçait ouvertement la catégorie des passive dependants :

Richardt: «Today, most of people live from social welfare... Whatever and Christiania has always been very smart at that. A sort of advising each other to get in this Union or then you can do this, and then you can do that... You pick up the Doctor and then you can get this for the rest of your life, you know, all these kinds of sneaky little ways to live easy, you know. So, it's easy living here!»

214 ELIAS Norbert, La société des individus, op. cit., p.153

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Pourtant, en examinant de plus près comment Richardt a obtenu la maison dans laquelle il vit et en considérant le peu d'intérêt qu'il porte pour la sauvegarde de l'institution qui lui a permis d'arriver à ses fins, la logique du passive dependant vivant à Christiania tout en profitant des aides sociales de l'Etat danois, n'apparaît pas si éloignée ni même plus honteuse que celle du passive opportunist Richardt, qui a bénéficié du contexte que lui offrait la communauté.

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"Il ne faut pas de tout pour faire un monde. Il faut du bonheur et rien d'autre"   Paul Eluard