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Le pouvoir dans l'institution. Essai d'anthropologie politique à  Christiania.

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par Pierre Vasseur
Université Lille 2 - Master science politique, spécialité Métiers de la Recherche  2012
  

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Section 2- Profil des agents bureaucratiques

Après avoir bien fixé l'ordre institutionnel tel qu'il se décline sous nos yeux, cherchons à présent à voir ce qu'il se passe à l'intérieur du corps bureaucratique où semble se concentrer le pouvoir : le groupe de contact (kontaktgruppen). Les autres composantes de ce corps bureaucratique, tel que le bureau de l'économie (økonomikontor), semblent quant à elles exercer qu'une fonction exécutrice, puisque leurs fonctionnaires ne bénéficient pas de la même latitude que ceux du groupe de contact. Ainsi, nous allons maintenant essayer d'établir un profil plus précis des fonctionnaires de Christiania, en nous focalisant tout particulièrement sur ceux occupant les postes les plus élevés dans la hiérarchie institutionnelle. Les postes à plus hautes responsabilités, nous le savons, se situent dans le groupe de contact, et dans une moindre mesure dans le bureau de l'économie. Ceci permet de limiter notre de champ d'analyse à une ou deux personnes interrogées : Hulda, la « secrétaire »278 ou plutôt coordinatrice du groupe de contact ; et Birgitte, la secrétaire du bureau de l'économie qui apparaît, par sa fonction, comme étant très proche d'Hulda.

277 Le Grey Hall est le lieu où se tiennent historiquement les assemblées communes à Christiania.

278 « Secrétaire » est le terme employée par Birgitte lors de notre entretien pour qualifier la fonction qu'exerce Hulda dans le groupe de contact. Cependant, lors de l'entretien avec la principale intéressée, c'est le terme de « coordinatrice » qui a été employé pour définir sa fonction. Cette distinction a son importance car la fonction de coordinateur va bien au-delà de la simple rédaction de lettres, une fonction souvent attribuée au poste de secrétaire.

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2.1 Légitimation des agents techniquement capables

D'après M. Weber, dans ce type de structure hiérarchisée, « la domination bureaucratique a donc fatalement à sa tête un élément au moins qui n'est pas purement bureaucratique »279. Or, si par agent bureaucratique nous entendons personnes instituées exécutant des tâches formelles dictées par sa hiérarchie, alors Hulda du fait de sa position privilégiée dans le groupe de contact, présenterait un profil proche du chef « qui n'est pas purement bureaucratique ». Mais d'un autre point de vue, si nous prenons en compte l'ensemble des pratiques administratives qu'Hulda réalise dans le cadre des négociations avec l'Etat (comme rédiger et vérifier les lettres échangées avec ses interlocuteurs représentant l'Etat, vérifier que tout le monde a accès aux informations) pour lesquelles elle est rémunérée par l'institution, alors son statut de « secrétaire » du groupe de contact minimiserait son influence, ce qui nous permettrait de dire qu'Hulda n'est qu'un agent bureaucratique parmi les autres. Ainsi, nous venons de voir à travers ce profil particulier que parfois la limite entre simple agent bureaucratique exerçant sa fonction et le statut de chef est très mince. C'est la raison pour laquelle nous pouvons nous demander si Hulda cumulerait à la fois le statut d'agent bureaucratique et de chef ; ce qui signifierait qu'elle serait doublement légitimée par ce statut (domination légale-rationnelle à laquelle s'ajouterait la domination du chef). A partir de cette supposition, tentons de voir si l'influence qu'exerce Hulda va au-delà de son statut de « secrétaire » du groupe de contact qui semble si évident aux yeux des christianites280, en relevant dans son attitude et son discours d'autres caractéristiques qui laissent entendre qu'elle occupe un rôle de chef à Christiania.

Tout d'abord, Hulda est une personne bénéficiant d'une certaine renommée dans cet univers local. Avant même d'avoir pu la rencontrer, son nom a été maintes fois évoqué lors des entretiens réalisés avec d'autres christianites (ex. Kirsten, Britta et Birgitte), dont la plupart semble voir en elle une personnalité sur qui s'appuyer lorsqu'ils ne savent pas, ou la personne vers qui se tourner lorsque des questions complexes leurs sont posées :

Birgitte: [...] «There's a woman called Hulda, she knows a lot so maybe you can talk with her if she has time.»

C'est d'ailleurs à l'issue des trois entretiens réalisés avec Kirsten, elle-même membre du groupe de contact, que nous avons pu contacter Hulda pour négocier un entretien

279Cf. « §4 Les types de domination légale : la domination administrative bureaucratique », in WEBER Max, Economie et société, op. cit., p.296

280 En particulier pour Birgitte, qui dans l'entretien présentait sa supérieure hiérarchique comme la « secrétaire » du groupe de contact.

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ethnographique. Visiblement très au fait de la manière dont se réalise les entretiens (plutôt avec les journalistes qu'avec les chercheurs), cette personne publique maniant avec une certaine aisance sa communication, a tout de suite cherché à fixer les règles de l'entretien : pas question d'évoquer sa vie privée et nous devrions uniquement parler du groupe de contact281. Le rendez-vous était pris dès le lendemain matin au bureau de l'économie, juste avant sa visite hebdomadaire dans le bureau de Birgitte.

? Extrait du carnet de terrain n°6 - notes du jeudi 12 avril 2012

Je me vis confronté à une personne réalisant un « zèle professionnel »282 comme R. Michels n'en relève que dans l'attitude des chefs. Employant un ton assez directif, j'eus été confronté pour la première fois à une personne que nous aurions pu confondre avec un haut fonctionnaire travaillant dans les plus grandes instances européennes.

Mais ce n'est pas tant dans le ton, mais bien dans les paroles que nous avons pu identifier Hulda comme un chef dans l'institution, et occupe même une place de leader parmi les membres du groupe de contact :

_ «Are you the one who's leading the discussions during these debates? I mean, do you animate the debate and say, let's say: `now it's your turn to speak', or `now let's talk about that'...»

Hulda: «Sometimes, in the weekly meeting I do [every Monday, the contact group meeting which concerns only the members of the contact group].»

Ici, Hulda exprime clairement le fait qu'elle n'hésite pas à diriger le débat lorsque les membres du groupe de contact se réunissent tous les lundis. Elle n'éprouve donc pas les mêmes difficultés que peuvent ressentir la plupart des christianites qui n'osent pas s'exprimer en public en raison de leur manque d'éloquence et renoncent à leurs droits démocratiques. Mais c'est assurément dans la manière dont elle perçoit son rôle à Christiania que nous pouvons dire qu'Hulda est un chef :

281 En réalité, ce n'est que le lendemain, dès les premiers instants de notre rencontre qu'Hulda m'a clairement énoncé ces règles. Ma grille d'entretien basée sur la trajectoire individuelle des christianites était bonne à rester au fond de mon sac.

282D'après R. Michels, ce « zèle professionnel » est une méthode employée par les chefs afin de marquer une distance avec les personnes qui occupent une place inférieure dans la hiérarchie. « Je suis très pressée », « vous n'avez que trente minutes », m'a-t-elle dit dès son arrivée alors que je lui avais proposé la veille par téléphone de m'indiquer l'horaire et le lieu qui lui convenaient le mieux. Tout ceci rendait les conditions d'entretien assez difficiles. MICHELS Robert, Les partis politiques : essai sur les tendances oligarchiques des démocraties, op. cit., p.60

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_ «But, I have another question: How did you get this job? I mean, how did you become the coordinator of the contact group?»

Hulda: «Because I've been in the contact group since 91'.»

(Silence) _ «Ok

Hulda: «I was in the contact group from...»

_ «Right from the start. Yeah. But, who decided that? I mean, did you discuss about that at the fællesmøde [the common meeting]?»

Hulda: «No-no, it's something which has been decided in the contact group, because I've been out and then I came back and nobody could write a letter, or nobody could answer anything, and I said: `this is not... It's silly, you have to be professional'

Plusieurs éléments sont à prendre en compte dans la façon dont Hulda explique son entrée dans le groupe de contact : d'une part, c'est par le caractère inamovible de sa fonction dans l'institution que nous pouvons dire qu'elle occupe une place de choix, au sommet de l'ordre bureaucratique de Christiania. Hulda est membre du groupe de contact depuis sa création en 1991. Elle n'a pas été désignée par l'assemblée commune (fællesmøde) qui, si nous gardons à l'esprit que l'idéal démocratique de Christiania voudrait que tout soit débattu et décidé à l'unanimité lors de ces assemblées, cela signifie que le biais par lequel elle a obtenu ce poste est tout à fait antidémocratique. Les meilleurs semblent avoir ici décidé, entre eux, qui devait occuper ce poste ; et Hulda a donc été désignée par ce cercle très restreint, composé de personnes jugées aptes à choisir qui devait occuper cette fonction. D'autre part, c'est l'infaillibilité du chef que nous avons pu percevoir dans la manière dont elle décrit son rôle. Hulda raconte qu'après s'être à un moment donné retirée du groupe de contact, ce sont ses autres membres qui sont venus la rechercher tant ils avaient besoin de ses compétences techniques et intellectuelles pour « sauver Christiania » ; et notre interlocutrice va même jusqu'à évoquer le manque de professionnalisme283 qu'elle a trouvé dans le groupe de contact lorsqu'elle a fait son retour. Tout ceci connote un réel besoin d'affirmer les compétences intellectuelles qui la rendent indispensable pour l'institution. Autrement dit, en pointant directement l'incompétence ambiante dans le groupe de contact et plus largement dans

283 R. Michels rappelle qu'en général, « les chefs ne tiennent pas les masses en haute estime »., ce qui peut provoquer un manque d'estime de la part d'Hulda à l'égard des autres membres du groupe de contact, dont certains sont eux aussi issus de la masse,. Cf. « L'attitude des chefs à l'égard des masses », in MICHELS Robert, Les partis politiques : essai sur les tendances oligarchiques des démocraties, op. cit., p.102

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Christiania, cela permet à Hulda de justifier la position de dominante qu'elle occupe dans l'institution284.

Tous les autres christianites, la masse comme dirait R. Michels, ont quant à eux laissé faire ce procédé antidémocratique car ils étaient en quête de stabilité285. En effet, dans ce contexte tumultueux que nous connaissons, lorsque le frêle esquif Christiania vacille, il vaut mieux parfois céder à une forme de despotisme et laisser les personnes aptes à prendre la barre pour sauver le navire, plutôt que de rester camper sur ses positions et vouloir à tous prix participer à la conduite du navire sans même connaître les principes de la navigation. Ainsi, dans le cas de Christiania, nous retrouvons l'idée évoquée dans la théorie élitiste de R. Michels qui dirait que la centralisation du pouvoir est un mal nécessaire pour assurer la stabilité à l'institution. Et c'est la raison pour laquelle tout indique qu'aussi longtemps que le navire Christiania vacillera, Hulda pourra rester à la tête de cet ordre hiérarchique.

Par ailleurs, la position de dominant qu'occupe Hulda dans l'institution ne peut être que renforcée par le désir qu'ont les christianites qui travaillent un peu plus bas dans la pyramide institutionnelle, de laisser ce travail aux personnes considérées comme plus compétentes. Par exemple, nous retrouvons cette forme de soumission dans le discours de Tanja, qui est chargée de récolter les dons nécessaires au rachat du terrain, et se contente d'exécuter mécaniquement cette tâche administrative, sans même se poser la question si le travail de fourmi qu'elle réalise sera suffisant pour « sauver Christiania » :

Tanja: «I was really depressed and I went to the hospital because it was too much Christiania, too much was going on. So, it's very tough, it's very tough. And for me, maybe I'm too sensitive, I don't know. And all these nego... `Pff'... I've been helping before Foldschack, and I've been doing a lot of work, and I used to be a lot more active that I am now. But I can't handle it. So, now I do what I can, so I know that somebody else is doing that and I believe they do their best.»

Tanja, qui a grandi à Christiania depuis sa plus tendre enfance, est une femme très active qui à un moment donné occupait une place importante parmi les membres du groupe de contact. Seulement, la pression liée aux responsabilités qui leur incombent, a psychologiquement affecté Tanja, qui a été atteinte de dépression en raison de la pression accumulée dans le cadre de son activité professionnelle. Depuis, elle qui prend la situation de

284 D'après le sociologue allemand, « l'incompétence des masses se vérifie dans tous les domaines de la vie politique et constitue le fondement le plus solide du pouvoir des chefs. Elle fournit à ceux-ci une justification pratique et, jusqu'à un certain point morale ». Cf. « Supériorité intellectuelle des chefs » in, ibid., p.63

285 Cf. « La stabilité des chefs » in, MICHELS Robert, Les partis politiques : essai sur les tendances oligarchiques des démocraties, op. cit.., p.67-74

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Christiania très à coeur, a dû se retirer des négociations et redescendre dans la pyramide institutionnelle pour se focaliser sur l'Action du Peuple de Christiania (Christiania FolkeAktie). Ainsi, cette tâche administrative qui n'en demeure pas moins un travail fastidieux, lui permet de faire abstraction de ce qu'il se passe tout en haut de la hiérarchie administrative et accorde une confiance aveugle à ceux qui travaillent dans le groupe de contact. En outre, même si le cas de Tanja paraît faire exception, cela reflète assez bien l'idée que dans cette pyramide institutionnelle chacun occupe une fonction très précise, et ne se soucie guère de ce qui relève de la responsabilité de ceux qui occupent les postes les plus élevés dans la hiérarchie institutionnelle.

Dans cette mesure, le chef pourra « échapper jusqu'à un certain point à la surveillance de la masse »286, ce qui lui laissera une liberté d'action nécessaire pour mettre en oeuvre sa domination et conforter sa place en haut de la hiérarchie. Dans ces conditions, la « révolution de palais » telle que la narrait Britta lorsque, dans les années 1960, les squatteurs de Sofiegården avaient décidé de s'affranchir de la domination d'un seul, paraît presque impossible à Christiania : car le caractère figé et la docilité de la masse vis-à-vis de cette classe dirigeante incarnée par Hulda et trop grande ; et les esprits les plus critiques, nous le verrons, sont trop isolés pour renverser l'ordre institutionnel existant.

Pour résumer, l'exemple de Christiania vient valider la théorie élitiste de R. Michels, qui explique qu'il faut accorder un minimum de despotisme au chef pour assurer la stabilité à l'institution. Si nous nous plaçons de ce point de vue, cette forme de despotisme serait un mal nécessaire étant donné que même les anarchistes de Christiania, au sens de groupe prônant l'autogestion287, auraient réalisé que l'idéal démocratique initialement poursuivi demeurera inatteignable. A présent, en poursuivant notre analyse du profil d'Hulda que nous avons jusqu'à présent identifié comme le chef de la communauté, tentons de voir si le pouvoir politique très étendu dont bénéficie Hulda, donne lieu à des abus de pouvoir (comme c'est souvent le cas dans cette forme de gouvernement) ou si au contraire, elle possède des qualités de chef vertueux permettant à Christiania de se prémunir de la tyrannie d'un seul.

286 Cf. « L'attitude des chefs à l'égard des masses », in MICHELS Robert, Les partis politiques : essai sur les tendances oligarchiques des démocraties, op. cit., p.95

287 Cela nous renvoie à la définition de P-J. Proudhon citée en page 39 du mémoire. Cf. PROUDHON Pierre-Joseph, Du principe fédératif et de la nécessité de reconstituer le parti de la révolution, op. cit., p.54

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"Le don sans la technique n'est qu'une maladie"