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Le pouvoir dans l'institution. Essai d'anthropologie politique à  Christiania.

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par Pierre Vasseur
Université Lille 2 - Master science politique, spécialité Métiers de la Recherche  2012
  

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2.2 Poursuite des intérêts personnels ou ceux d'un groupe dominant?

Même si notre but n'est en aucun cas de stigmatiser qui que ce soit dans l'institution, à la lecture des quelques éléments révélés plus haut, une question peut légitimement être posée : est-ce que seul l'intérêt d'Hulda compte ? Celle-ci, nous le savons, n'a pas souhaité répondre aux questions qui relevaient d'après elle de sa vie privée, mais les indices relevés à partir de l'entretien réalisé au bureau de l'économie permettent d'enrichir son profil : âgée d'une soixantaine d'années, Hulda vit seule avec son fils depuis qu'elle s'est installée à Christiania en 1984. Résidant actuellement dans une petite maison située à Nordområdet (« L'aire du Nord », aire locale n°9), à quelques mètres de Mælkebøtten288, c'est à l'extérieur de la communauté qu'Hulda exerce son métier de psychologue. A cette profession lui assurant un niveau de vie confortable, Hulda est coordinatrice289 du groupe de contact, elle fait aussi partie du conseil d'administration de la fondation Christiania (pour lequel elle a été élue lors d'une assemblée commune), et endosse également à l'occasion le rôle de guide. Cette triple fonction dans la communauté peut expliquer pourquoi son nom nous a tant de fois été évoqué avant même que nous puissions la rencontrer. Cela lui permet d'ancrer sa personnalité dans le paysage institutionnel de Christiania et lui assure une réputation de personne incontournable.

Seulement, contrairement aux passive dependants qui ont besoin de l'institution pour subvenir à leurs besoins, Hulda exerce une profession à l'extérieur de la communauté qui lui permet de s'émanciper de la dépendance que certains individus peuvent ressentir lorsqu'ils concentrent vie privée et vie professionnelle à l'intérieur de Christiania. Ainsi, délestée du poids ou de la pression qu'un individu peut ressentir lorsque tout repose sur la même institution, Hulda fait assurément partie des personnes qui peuvent avoir moins de crainte à abuser de leur pouvoir dont ils profitent à l'intérieur de cette même institution290. De plus, la duplicité de son profil est un atout sur lequel elle peut s'appuyer pour renforcer sa représentation (aussi bien pour son public à l'intérieur qu'à l'extérieur de la communauté) et

288 Aire voisine de Nordområdet, rappelons que Mælkebøtten (« Le pissenlit », aire locale n°8) est la fameuse aire locale considérée comme une zone rassemblant une population de classe supérieure.

289 « Coordinatrice » est le terme employé lors de notre échange, ce qui sous-entend qu'elle détient plus de pouvoir et d'influence que le laissait entendre Birgitte, qui la décrivait comme la « secrétaire » du groupe de contact.

290 Si nous supposons qu'Hulda devait un jour subir les effets d'une « révolution de palais » telle que nous l'avons décrit un peu plus tôt, alors du fait de son statut professionnel à l'extérieur de l'institution, tout porte à croire qu'Hulda n'aurait aucun mal à se réintégrer à la société « classique ».

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entretenir le mythe de sa personnalité291. Enfin, la manière dont elle affirme l'exclusivité de ses liens avec K. Foldschack, l'avocat très charismatique de Christiania, ne peut que renforcer sa position de dominante dans l'institution :

_ «Ok. So... Yeah. Are you also in contact with Knud Foldschack?»

Hulda: «Yeah-yeah, we are! We have meetings like... At least twice a month

_ «Twice a month

Hulda: «Yeah, at least. Sometimes, we have meetings

_ «So Knud Foldschack is also showing up for Christiania at the contact group

Hulda: «Yeah-yeah

_ «Does it always happen in Christiania? You never go to his office?»

Hulda: «It's half, we... It's like one time here and one time in there.»

_ «Ok. Because I try to have a meeting with him but he seems very busy.»

Hulda: «Yeah, I don't think he takes talk to students. He's too busy for that

_ «Ok. And did you take part in the negotiations with K. Foldschack and the State to fix the amount... I mean the price of the land?»

Hulda: «Yeah-yeah, I was part of the negotiation group, yeah.»

Durant cet entretien, j'ai clairement ressenti la distance qu'Hulda cherchait à instaurer entre moi et le groupe de contact. D'après elle, K. Foldschack n'a pas le temps de s'adresser à un étudiant (qui plus est à un profane) mais prend le temps de se réunir deux fois par mois uniquement avec les membres du groupe contact. Cela nous donne au moins un aperçu sur la distance qui se crée entre le haut de la hiérarchie institutionnelle et l'individu situé au bas de cette pyramide et qui chercherait à avoir accès aux négociations.

Toutefois, Hulda n'est pas le tyran utilisant la machine bureaucratique pour exercer une domination totale sur le reste du groupe. Il nous faut à présent signaler les qualités vertueuses qu'Hulda cherche à exprimer lors de cet entretien. Premièrement, elle se défend du poids que peut avoir cette bureaucratie sur les individus :

291 Sa supposée réussite professionnelle à l'extérieur de la communauté lui permet d'entretenir une forme de domination sur les personnes moins qualifiée qu'elles à l'intérieur de la communauté ; comme son investissement pour cette noble cause qui consiste à « sauver Christiania », peut être perçu comme une preuve de générosité et de don de soi, ce qui peut lui permettre de briller en société (à l'extérieur de Christiania), notamment dans les milieux « bourgeois-bohème » ou intellectuels de gauche.

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Hulda: «I mean it's not so institutionalized. For example, the economy meeting which is quite important because this is where we take care. Then people can come and say `no, we don't want you to do that and no we don't want to make an argument'. It goes that way, so it's still not that bureaucratic.»

Ici, Hulda se défend de l'idée que Christiania serait devenue une institution présentant les symptômes d'une rigidité bureaucratique qui viendrait paralyser l'exercice de la démocratie à l'intérieur de la communauté. Pour ce faire, Hulda évoque l'exemple de la « réunion pour l'économie », que nous avons évoqué dans le schéma n°1 et que nous avions incorporé dans la cellule représentant bureau de l'économie dans le schéma n°2, tant l'influence de ses fonctionnaires était grande sur la tenue de ces réunions. De toute évidence, chaque christianite est libre de s'y rendre pour exprimer son opinion. Mais comment peut-on imaginer dans un univers institutionnel devenu aussi complexe, que des individus non-qualifiés puissent venir contredire ou désapprouver ce qui a été (ou sera) décidé par ces agents bureaucratiques qualifiés, alors que ce sont précisément ces individus non-qualifiés qui ont accepté de déléguer ce pouvoir à ces fonctionnaires. Autrement dit, sous couvert d'une très relative ouverture vers la masse, ces réunions encadrées par les agents bureaucratiques sont, à n'en pas douter, aussi désertes que le sont devenues les assemblées communes, tant le pouvoir a glissé aux mains des agents bureaucratiques. Plus loin dans l'entretien, notre enquêtée affirme qu'il est important d'agir pour le bien de tous, ce qui après tout est le sens même de l'administration publique :

Hulda: «Because if you make a decision about something you have to, carry out the work yourself! You can't force people, if they don't want to do it. So, in that way it's not so... I mean, outside fifty-one percent of the population can overrule everybody else, you can't do that here. For example, when we decided to make this deal [to buy the land to the State], it was unanimous. Because we asked: `if anybody is against this...', and nobody said `I am or we are against this'.»

Choisir de trouver un accord avec l'Etat était, d'après Hulda comme pour beaucoup de christianites, la meilleure chose à faire pour Christiania. En disant que l'on ne peut pas forcer quelqu'un à faire quelque chose, Hulda exprime d'une certaine manière l'écoute dont elle peut faire preuve lorsqu'elle est face à un christianite qui ne partage pas son point de vue. Seulement, dire que cette décision a été prise à l'unanimité lors d'une assemblée commune apparaît comme incorrecte, car plusieurs de nos autres entretiens prouvent le contraire :

Astérix: «No. In that [the Christiania FolkeAktie], no. I was against to buy the land

_ «Oh yeah, ok. You were against to buy the land. But still on nowadays, are you still against this project?»

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Astérix: «Yes, sure

«Oh I remember now, you talked about that last year when I came to your place with Allan

Astérix: «Yeah. I think with money you can't buy the land but you can get some privilege. And in my view, it would be... In my view this place would became a place where you have a lot of privilege

«Yeah, then it hasn't the same meaning anymore, and then it's not a squat anymore

Astérix: «No, it's not a squat anymore. I started to be more and more normalized, it's wrong to go in that direction

Comparer ces deux extraits d'entretiens, l'un avec une personne occupant un poste particulièrement élevé dans l'ordre bureaucratique de Christiania, et l'autre avec un individu incarnant à lui seul certainement l'essence même de Christiania : soit un squat, et plus encore un espace de lutte destiné à s'émanciper du joug de l'Etat et contester l'ordre bourgeois et autoritaire ; l'incohérence qu'il y a entre ces deux discours montre toute l'étendue du désaccord qu'il y a entre les esprits qui se tourne chaque jour un peu plus vers la norme, et ces poignées de déviants (dont Astérix fait partie) qui jugent que l'esprit même de Christiania se perd, chaque jour que la collaboration avec l'Etat progresse. Enfin, Hulda précise que concernant cette importante décision prise durant le printemps 2011, les christianites qui étaient « pour » le rachat du terrain auraient dit stop à ceux qui étaient « contre » car, selon elle, ces personnes se manifestaient uniquement pour esprit de contradiction :

Hulda: «If two, or three, or four would have been against this, we would have been like... (She sighs), because it has been such an important decision

_ «Yeah, I think so. And when decision is so important, I guess it's even more difficult to find a consensus

Hulda: «Yeah but if you say `no', you have to have a good reason and not just because you don't like the other's color of his hair

Nous ne savons pas avec certitude si Astérix avait exprimé sa désapprobation lorsque cette faible majorité de « pour »292 a pris la décision de se lancer dans ces négociations avec l'Etat, ce qui a renforcé la place du groupe de contact. Mais tout indique qu'Hulda connait Astérix qui vit lui aussi à Nordområdet dans sa roulotte située à quelques mètres de la maison d'Hulda. Elle ne peut donc nier les raisons qui poussent ce christianite à dire « non » à cette

292 Pour rappel, les entretiens utilisés l'année dernière révèlent qu'a priori une faible majorité aurait décidé dès 2007 et le « plan local pour l'aire de Christiania » proposé par l'Etat, qui avait vu K. Foldschack s'immiscer pour la première fois dans les affaires de la communauté, qu'une faible majorité de christianites étaient « pour » négocier avec l'Etat tandis que l'autre moitié était « contre » et souhaitait continuer à lutter face à l'influence normalisatrice de l'Etat. Cf. « B) Les regrets du clan anti-Foldschack », in VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE Grégory, Christiania : monographie d'une utopie communautaire, op.cit., p.92-96

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nouvelle tentative de faire entrer Christiania dans la norme. Or, il est évident qu'Astérix présente des arguments assez structurés pour justifier son désaccord, ce qui peut être considéré comme de bonnes raisons de dire « non ». Donc, dans cette commune alternative dont les principes fondamentaux prônent notamment la démocratie directe, pourquoi n'a-t-on pas laissé Astérix s'exprimer alors que ses idéaux anarchistes valent - en théorie - autant que la logique bureaucratique défendue par Hulda ?

C'est sur ce rapport de force que nous allons nous concentrer dans la dernière section de ce chapitre, car à travers l'analyse de ces propos antagonistes et à bien des égards contradictoires entre Hulda et Astérix, se dessine un conflit idéologique entre deux clans bien distincts à l'intérieur même des groupe des activistes (ou active sympathizers) que nous pourrions décrire comme suit : d'un côté les activistes convaincus que la seule voie envisageable pour Christiania est celle de la négociation avec l'Etat, ce qui induit la formation d'une bureaucratie particulièrement rigide qui affecte les droits démocratiques pour lesquels les christianites doivent se résoudre à renoncer. Et d'un autre côté, quelques irréductibles (dont Astérix293) cultivant des idéaux anarchistes souvent présentés comme obsolètes mais qui sont toujours bien présents à Christiania.

Pour résumer cette deuxième section, nous avons pu en savoir un peu plus sur les profils des agents bureaucratiques à Christiania, ce qui nous a permis de mettre à jour un individu que nous pouvons qualifier de chef de la communauté : Hulda. Toutefois, nous ne pouvons pas dire que nous sommes face à un groupement politique soumis à la domination d'un seul ce qui reviendrait à dire qu'à travers sa fonction dans l'institution, Hulda cherche uniquement à défendre ses propres intérêts ; mais Hulda fait plutôt office de chef au milieu d'une fraction d'activistes convaincus que centraliser le pouvoir aux mains des agents bureaucratiques, c'est agir dans l'intérêt général. Perçu par cette fraction d'activistes dominants comme un impératif auquel tous les membres du groupe devraient se plier coûte que coûte, ces individus cherchent par tous les moyens à imposer ce régime bureaucratique comme le modèle à suivre, mais se heurtent encore et toujours à quelques irréductibles anarchistes auxquels nous allons donner la parole dans la dernière section de ce chapitre.

293 La référence à la bande dessinée prend ici tout son sens. En effet, lors de notre première rencontre, « Astérix » ou Leif Botwel de son vrai nom, m'a expliqué qu'il est surnommé comme cela à Christiania car il est considéré comme l'habitant d'un village d'irréductibles. Astérix est donc animé par un esprit de lutte et la négation de la domination traditionnellement exercée par l'Etat, qu'il considère comme étranger à lui-même. Cela nous permet donc de le qualifier d'anarchiste.

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"Piètre disciple, qui ne surpasse pas son maitre !"   Léonard de Vinci