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Le pouvoir dans l'institution. Essai d'anthropologie politique à  Christiania.

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par Pierre Vasseur
Université Lille 2 - Master science politique, spécialité Métiers de la Recherche  2012
  

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Section 3-La critique des dérives d'un système bureaucratique

D'après Britta, l'une des pionnières de Christiania, elle qui a un temps occupé une place de choix dans le groupe de contact aux côtés d'Hulda, s'il y a bien une chose qu'elle aura retenu suite à son expérience au sommet de la hiérarchie institutionnelle de Christiania, est que l'on ne peut forcer les individus les plus réfractaires à l'unité :

_ «Ok. Maybe last question: What is the solution for Christiania today?»

Britta: «What shall we do? We have to buy it, to make this foundation, but there are some people who don't want to be in that foundation, but I think it's important that we find the solution with them. But you cannot force people to unity, you cannot force them.»

Ces propos ne viennent que confirmer ce qu'avançait Hulda, qui derrière son masque de chef vertueux, affirmait qu'il fallait dans une certaine limite savoir prêter une oreille attentive aux personnes qui n'étaient pas d'accord avec les décisions prises au sommet de la hiérarchie sociale. Nous n'allons pas revenir sur les problèmes liés à l'exercice de la démocratie directe dans une institution rassemblant près d'un millier de membres, mais nous allons nous focaliser sur la manière dont la domination de l'ordre bureaucratique est vécue par les individus jugés les moins dociles, qui n'hésitent pas à afficher leur défiance à l'égard de l'ordre préexistant.

3.1 Une bureaucratie « stalinienne » à Christiania ?

Nous savons qu'il ne faut généraliser la docilité des dominés à l'ensemble du groupe car à l'intérieur de cette communauté subsistent des personnes qui refusent encore d'admettre la légitimité de cet ordre bureaucratique. Par exemple, nous avons déjà cité dans la sous-partie consacrée à « la domination par l'activisme politique », les propos orduriers employés par Joker à l'égard des membres du groupe de contact qu'il jugeait comme s'octroyant une « autorité artificielle », donc illégitime. Mais nous allons maintenant nous concentrer uniquement sur les propos tenus par Astérix, qui a pris le temps de préciser le fond de sa pensée en nous livrant son analyse du processus de bureaucratisation de Christiania. Aujourd'hui âgé de soixante-quatre ans, il fait partie des pionniers qui ont vu l'institution grandir et se bureaucratiser. Malgré les années qui passent, Astérix affirme toujours croire en un anarchisme qu'il décrit de manière assez libérale294 et assiste aujourd'hui, impuissant, au processus de bureaucratisation auquel est soumise sa communauté.

294 Voici la définition de l'anarchie que nous donne Astérix lors de notre premier entretien : « In Christiania, I mean... We are, we are liberal in Christiania but people don't think we are, but we are! In a way, it's functioning very liberal. I mean, enjoy your own rights! Because it's going on to the capitalistic system, and the way that people make their own decisions, make their own business, is very important. »

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? Extrait du carnet de terrain n°7 - notes du jeudi 5 avril 2012

Lorsque j'ai rencontré pour la deuxième fois Astérix au café Woodstock situé à Pusher Street où il m'avait donné rendez-vous pour le petit-déjeuner, je cherchais à en savoir un peu plus sur les origines d'inspiration anarchiste de Christiania et nous évoquions la possibilité qu'à une époque, certains christianites auraient été influencés par l'anarcho-communisme. Alors, Astérix me corrigea en affirmant que si un parallèle devait être fait entre Christiania et l'histoire de l'ex-URSS, c'est le stalinisme qu'il fallait évoquer tant l'ordre bureaucratique domine aujourd'hui la masse à Christiania :

Astérix: «Yeah, this is rather like a small way... of stalinism.»

_ «Ok. But then it would mean it's more like marxism. But if you take Kropotkin and Bakunin ideologies, they didn't like authorities. As you do.»

Astérix: «Yeah

_ «Then it would be more like...»

Astérix: «No, but the way Christiania is slowly going in the way, with rules and so on, as they did in the old days with Stalin

_ «Then if I understand well, from you point of view Christiania is less and less anarchistAstérix: «Yeah! Yeah-yeah, absolutely

D'après lui, le courant libéral des idéaux anarchistes, tels que nous les développions dans la première partie notamment consacrée à l'idéal d'autogestion295 développé par les pionniers, laisse aujourd'hui place à la mainmise des agents bureaucratiques sur les affaires communes, si bien que les christianites n'ont plus accès à la prise de décisions et se voient contraints de renoncer à leurs droits démocratiques. De plus, cette bureaucratie est également la cause de la démultiplication de règles institutionnelles auxquelles les institués - anarchistes ou non - sont contraints de se plier au nom de leur adhésion à ce système de normes. Jusqu'ici, ses propos n'apportent rien de plus à notre réflexion ; mais la suite de son discours mérite que nous nous y attardions, tant la comparaison qu'il poursuit entre Christiania et l'histoire de l'Union soviétique (et plus précisément au durcissement autoritaire auquel a été soumis la Troisième Internationale dans les années 1920 avec l'arrivée de J. Staline à la tête

295 Rappelons que même si P-J Proudhon n'était pas anarchiste mais socialiste, sa définition de l'anarchie renvoie directement au self-government, soit le principe d'autogestion à partir duquel les pionniers de Christiania se sont inspirés pour fixer les principes fondamentaux de la commune libre.

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du parti296) nous éclaire sur la manière dont il perçoit cette bureaucratie. Avec toute proportion gardée, c'est dans la façon dont celle-ci a réussi à s'élever au-dessus de la société et à prendre durablement le contrôle de l'avenir de cette communauté, ainsi que les moeurs de ces agents bureaucratiques qui échappent à tout contrôle, qu'Astérix se permet de faire le parallèle avec la mise en place de l'Etat stalinien :

«Did you also say `no' to Knud Foldschack's intervention?» Astérix: «Yes, I was against that too

_ «Because I remember last year you said with Allan something like: `he is not a christianite, therefore he is not our lawyer'...»

Astérix: «No-no, there's a small group who likes to go this way [he obviously points the contact group], and they have very close relationships to this guy [K. Foldschack].»

_ «Ok. But last year I've been to the trial at the Supreme Court. He was representing the entire Christiania, but you said it's only a small group who decided that, right?»

Astérix: «Yeah, but they're very good at manipulating

_ «So, does it mean that there is a small group which is dominating and manipulating the rest of the community, and they make the decisions in Christiania?»

Astérix: «Yeah-yeah!»

_ «To your point of fiew, how many people are manipulating the rest of the community, could you give me an average?»

Astérix: «Maybe twenty-five or something, that's a very small group of people which is very much sticking together.»

_ «Then, it's a kind of small elite. I mean twenty-five persons who are heading the rest of the community, I call it an elite

Astérix: «Yeah! You can say that, you can say it's an elite. They take advantage of this, they put people in different places like Stalin did, and it is the same!»

Dans ce second extrait d'entretien, Astérix affirme avoir exprimé sa désapprobation envers la politique d'ouverture avec l'Etat pour entamer les négociations par l'intermédiaire de l'avocat K. Foldschack, qui a été décidée par la « direction administrative »297. Puis, Astérix évoque la « domination » et la « manipulation » dont ces agents sont capables pour gagner la docilité des christianites, qui semblent avoir fait preuve d'une grande passivité

296 Pour rappel, J. Staline (1879-1953) succède à V. Lénine (1870-1924) en tant que « secrétaire général du comité central du parti communiste de Russie ». Il régna d'une main de fer sur l'URSS jusqu'à sa mort, et imposa son idéologie grâce à un centralisme politique, l'élimination de tous ses opposants, un culte de sa personnalité, mais aussi et surtout une « bureaucratie d'Etat » à partir de laquelle il put exercer sa domination sur la masse. Cf. MONGILI Alessandro, Staline et le stalinisme, Tournai, Casterman, 1995

297 Cf. « §12 Concept et sortes de groupement », in WEBER Max, Economie et société, op.cit., p. 88

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lorsque cette décision très importante a été prise (tout comme L. Trotsky décrit l'attitude de la masse lorsque la bureaucratie de l'Etat stalinien a pris l'ascendant sur la masse dans les années 1920298). Ici, Astérix cherche à se démarquer du reste du reste groupe totalement anesthésié par le discours des dirigeants, et semble vouloir montrer qu'il n'a pas été dupe lors de la prise de pouvoir des fonctionnaires situés au plus haut de la hiérarchie. Selon lui, les signes extérieurs de cette « manipulation » exercée par ce groupe restreint qu'il estime à une vingtaine de personnes299 sont perceptibles dans la manière dont cette petite élite se reproduit, car nous avons vu que l'inamovibilité du (ou des) chef(s) fait partie de leurs caractéristiques. Or, R. Michels définit le « népotisme »300 comme l'un des plus grands maux symptomatiques de la tendance oligarchique des démocraties. C'est probablement cela qui amène Astérix à comparer cette élite bureaucratique à celle de l'Etat stalinien qu'à l'époque, L. Trotsky décrivait comme une « petite bourgeoisie des villes et des campagnes » qui « s'enhardissait » pour former une « jeune bureaucratie, formée au début pour servir le prolétariat, se sentit l'arbitre entre les classes. Elle fut de mois en mois plus autonome »301. Nous retrouvons dans cette description de la prise de contrôle par la bureaucratie stalinienne, à peu de choses près ce que nous avons pu observer en analysant le processus de bureaucratisation de Christiania.

Tous les éléments sont donc réunis pour dire qu'Astérix est l'un des principaux instigateurs de la critique du système bureaucratique de Christiania. Ne craignant pas d'exprimer son opinion face à cette petite élite très soudée qui d'après lui monopolise le pouvoir, Astérix nous fait part d'une petite anecdote qui illustre assez bien le rapport antagoniste qu'il entretient avec les membres de cette élite :

So, you have a kind of Stalin in Christiania

Astérix: «Yeah, I think so. A group! I think so! Once, I told them my vision of things and the day after they sent me an advertisement of trotskyism, another way of communism

298 L. Trotsky (1879-1940) décrit dans « les causes sociales [du] Thermidor [soviétique] » comment la bureaucratie a pris le dessus sur les masses en ex-URSS dans les années 1920. D'après lui, « les masses fatiguées et déçues n'avaient qu'indifférence pour ce qui se passait dans les milieux dirigeants ». Cf. TROTSKY Léon, La révolution trahie, Paris, Les éditions de minuit, 1963 [1936], p. 99.

299 Si nous tenons compte du fait que le groupe de contact est composé de onze personnes, nous pouvons supposer que la dizaine de personnes manquantes qu'Astérix inclus dans ce groupe restreints de dominants, occupent ou ont occupés des postes assez élevés dans la hiérarchie institutionnelle de Christiania (groupe de contact, le conseil d'administration de la fondation Christiania, ou bien même le bureau de l'économie). Mais ceux-ci peuvent aussi comprendre des leaders charismatiques ne faisant pas officiellement partie de l'administration, tel que Nils Vest, dont nous avons décrit le profil dans le chapitre précédent.

300 R. Michels définit le « népotisme » comme le fait que « le choix des candidats dépend presque toujours d'une petite coterie, formée des chefs et sous-chefs locaux, imposant au gros des camarades des candidats qui leur agréent ».Cf. MICHELS Robert, Les partis politiques : essai sur les tendances oligarchiques des démocraties, op. cit., p. 74.

301 TROTSKY Léon, La révolution trahie, op. cit., p. 87.

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_ «Oh really?»

Astérix: «They sent me a lot!» (He laughs)

_ «Ok, they sent you this as a joke. It was like a joke, but anyway they sent it to you...»

Astérix: «No, they said: `we aren't Stalinists, we are something else. But we're still communists'. »

Cette anecdote, qui de prime abord n'a pas beaucoup d'importance, montre tout de même à quel point cette petite élite bureaucratique peut être réactive face aux critiques exprimées par quelques esprits contradictoires. Ici, Astérix explique qu'après leur avoir donné sa « vision des choses », il a vu sa boîte aux lettres submergée par une grande quantité de tracts ou de documents faisant référence au trotskysme. Notre enquêté, qui avec le recul relate les faits sur un ton amusé, explique que cette démarche initiée par ses opposants devait lui faire comprendre que les membres de cette direction administrative n'étaient pas stalinistes mais trotskystes. Ces deux courants de pensées sont traditionnellement adossés l'un à l'autre puisque le second a consacré une partie de ses écrits à faire la critique du stalinisme, ce qui lui a valu l'exil puis la mort302. Ainsi, nous pouvons estimer que la démarche initiée par les membres de cette élite bureaucratique qui vise à affirmer qu'ils étaient trotskystes et non stalinistes, était d'une certaine manière le meilleur moyen de se défendre d'avoir réussi un « Thermidor soviétique »303 à Christiania, tout en réaffirmant qu'ils restaient au service des christianites. Enfin, cette méthode peut être considérée comme une provocation, voire un acte d'intimidation initié par les membres de cette élite qui ont cru bon de réaffirmer leur dévouement pour la masse, tout en utilisant un procédé digne de la « Police de la Pensée » telle que l'a imaginé G. Orwell dans l'univers totalitaire d'Océania304, qui rappelle les

302 C'est depuis la Norvège ou il s'était réfugié que L. Trotsky a publié La révolution trahie en 1936. Puis c'est en 1940 à Mexico qu'il a été assassiné par un agent de Staline. L'histoire retient que cet assassinat eut lieu en représailles après les critiques très vives qu'il a publié sur l'Etat stalinien.

303 Le « Thermidor soviétique » est une expression de L. Trotsky qui signifie la « victoire de la bureaucratie sur les masse ». Le « chantre de la révolution permanente » (O. Nay, 2007) emprunte ce mois du calendrier républicain français car il s'inspire de la révolution de 1789 à l'issue de laquelle il explique que les Thermidoriens ont pris le dessus sur les jacobins. Selon L. Trotsky, toute révolution est succédée par une contre-révolution : suite à une première impulsion venue de la masse pour renverser le pouvoir, c'est ensuite la « grande bourgeoisie » qui monopolise le pouvoir au moyen d'une bureaucratie qui se met en place, dont le régime autoritaire exclut la masse du pouvoir. Cf. « Les causes sociales de Thermidor » , in La révolution trahie, op.cit., p.99-107.

304 Dans le roman de G. Orwell, la « Police de la Pensée » est un dispositif de surveillance permettant au dirigeant incarné par Big Brother de contrôler de manière très étroite la pensée des habitants d'Océania. Pour cela, l'Etat a instauré un régime de terreur et compte sur la délation ainsi que sur tout un dispositif de surveillance (tel que le télécran) pour maintenir son régime de propagande. Winston Smith, le personnage principal de cet ouvrage, cherche notamment à échapper à la Police de la Pensée. Cf. ORWELL Georges, 1984, op. cit.

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pratiques totalitaires entreprises par l'Etat gendarme de Staline, que Trotsky ne manque pas de faire la critique.

« Le régime soviétique a incontestablement eu dans sa première période un

caractère beaucoup plus égalitaire et moins bureaucratique qu'aujourd'hui. » TROTSKY Léon, La révolution trahie, op.cit., p.105

Dans cette oeuvre, L. Trotsky se place en tant qu'observateur de la métamorphose du régime soviétique, qu'il décrit sur un ton très critique. Cet extrait peut certainement être considéré comme une observation faite par le théoricien marxiste sur le passage entre deux « stades d'évolution »305 de la société soviétique : d'un bolchevisme conquérant depuis la révolution d'octobre 1917 favorisant le prolétariat à la bureaucratie d'Etat instaurée par le régime stalinien qui favorisait la prise de pouvoir par la bourgeoisie. Ainsi, si nous nous plaçons d'un point de vue trotskyste, nous pouvons résumer ce parallèle entre l'histoire du régime soviétique des années 1920 et Christiania, qui ont tous deux été confrontés au phénomène de « dégénérescence bureaucratique »306, car les masses ont été contraintes de se soustraire à la domination d'une élite bureaucratique.

C'est ici que nous arrêterons la comparaison entre le processus d'évolution de Christiania lors des quarante dernières années et celui de l'Union de soviétique des années 1920. Même si les christianites ne vivent en aucun cas dans un régime totalitaire, force est de constater que le parallèle est possible entre la monopolisation du pouvoir par les fonctionnaires de cette petite commune alternative, et la formation d'une bureaucratie d'Etat lors de l'arrivée au pouvoir de J. Staline dans les années 1920. Nous avons jugé pertinent de développer cette comparaison avec l'Etat stalinien car elle provient d'un témoignage recueilli auprès d'Astérix, un christianite particulièrement critique envers la direction administrative de Christiania. Évidemment, la comparaison entre un régime totalitaire et celui de la commune libre est à prendre avec précaution ; mais nous avons jugé ce détour nécessaire car les propos tenus par Astérix, qui affirme ouvertement être contre cet ordre bureaucratique, prouvent l'absence « d'homogénéisation des modes de pensée »307 à l'intérieur de l'institution. Même si l'influence de la bureaucratie est évidente, les christianites ne sont donc pas sujets à « la formation d'une conscience morale »308 unique, ce qui laisse place à la liberté d'expression des esprits les plus fertiles comme les plus critiques.

305 ELIAS Norbert, « La transformation de l'équilibre `nous-je' », in La société des individus, op.cit., p. 205-301 306« Trotsky », in CAPDEVIELLE Jacques, REY Henri (dir.), Dictionnaire de mai 68, op.cit., p.421

307 BOURDIEU Pierre, Le sens pratique, op.cit., p.201

308 Ibid., p.201

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"Et il n'est rien de plus beau que l'instant qui précède le voyage, l'instant ou l'horizon de demain vient nous rendre visite et nous dire ses promesses"   Milan Kundera