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Le pouvoir dans l'institution. Essai d'anthropologie politique à  Christiania.

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par Pierre Vasseur
Université Lille 2 - Master science politique, spécialité Métiers de la Recherche  2012
  

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1.2 Vivre de manière locale, autonome et autogérée : description de la vie communautaire

D'après Jacques Lagroye, « L'ordre institutionnel atteint à l'objectivité en ce qu'il est vécu comme doté d'une force propre ; vécu et pas seulement pensé comme tel. L'objectivation est le produit d'activités sociales et de pratiques avant d'être une opération de connaissance. C'est l'acceptation en pratique de l'assignation des tâches, des savoir-faire et des routines institutionnelles qui permettent d'`occuper un poste', et de le garder, d'`entrer dans son rôle' et d'en tirer avantage. »59. L'appartenance à une institution se manifeste essentiellement à travers des croyances telles que celles que les christianites peuvent avoir par rapport à l'idéal fédératif, mais aussi et surtout par des pratiques qui permettent d'objectiver l'appartenance à un groupe. Or, si nous admettons que Christiania est un ordre institutionnel cherchant à faire de l'aire locale l'unité socio-politique de référence de manière à répartir équitablement le pouvoir, le regard du chercheur devrait, selon toutes vraisemblances, voir ces pratiques institutionnalisées se dérouler devant ses yeux. Ces pratiques institutionnalisées, ajoute J. Lagroye, sont « des pratiques collectives autorisées - souvent valorisées - quand on appartient à une même classe de condition d'existence »60. Ainsi, le profane se trouvera naturellement exclu de ces pratiques du fait de son étiquette d'étranger, ce qui donne un caractère d'autant plus sacré à ces pratiques, qui permettent d'objectiver l'appartenance au groupe. Ces pratiques spécifiques à l'institution sont la plupart du temps analogues d'une aire locale à une autre, prennent souvent un caractère routinier que les individus exécutent mécaniquement, ce qui rend l'exercice d'observation d'autant plus difficile. En effet, il ne rimerait à rien que le chercheur demande directement à l'autochtone quelles sont les pratiques

59 LAGROYE Jacques (dir.), FRANCOIS Bastien et SAWICKI Frédéric, Sociologie politique, Paris, Presse de Science Po - Dalloz, 2006, p.149

60 Ibid., p.145

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lui permettant d'objectiver son appartenance à son aire locale, puisque cet individu, par l'acquisition d'un « habitus »61 spécifique, reproduit quotidiennement ces « schèmes d'action »62 de manière systématique ; il se trouve pris dans le jeu institutionnel à tel point qu'il lui est impossible de les décrire avec des mots ou d'en dresser la liste. Dès lors, l'observation de ces pratiques quotidiennes routinisées passe par un suivi assidu de ces pratiques qui relève du consentement du christianite, sans quoi le chercheur-profane passera à côté de ces gestes simples qui pourtant en disent long sur l'objectivation de l'ordre institutionnel.

Premièrement, pour avoir le meilleur angle de vue sur ces pratiques quotidiennes, la technique de l'observation participante s'est révélée salutaire. Cette méthode d'observation, qui consiste à suivre un christianite acceptant notre présence dans ses pratiques quotidiennes, nous l'avons réalisée avec Emmerik, père de famille d'une quarantaine d'années vivant depuis de nombreuses années à Mælkebøtten (« Le pissenlit », aire locale n°8).

? Extrait du carnet de terrain n°2 - notes du mercredi 5 avril 2012

Il est important de souligner dans quelles circonstances j'ai eu l'opportunité de suivre ce christianite le temps d'une journée. Le temps que j'ai passé avec Emmerik n'a pas été négocié comme l'enquêteur pourrait le faire au terme d'un entretien, mais l'approche a été bien différente car cette journée d'observation participante était à la fois utile pour moi, pour des raisons évidentes de travail d'enquête sur le terrain, mais également nécessaire pour Emmerik qui apprenait ainsi à me connaître et à évaluer mon profil, pour voir s'il correspondait aux attentes du CRIR63. En effet, l'objet initial de ma rencontre avec Emmerik consistait à établir un premier contact avec le responsable de cet organisme, dans le cadre de ma candidature pour devenir moi-même christianite dans un futur proche64. L'adresse d'Emmerik m'a donc été indiquée par un intermédiaire et ma présence chez ce christianite prit un caractère plus innocent, sans le rapport habituel d'enquêteur-enquêté, pourtant si difficile à éviter lorsque le chercheur intègre tout type d'institution et dont l'étiquette de chercheur-profane lui colle à la peau.

 

61 BOURDIEU Pierre, Le sens pratique, Paris, Editions de minuit, 1980, p.88

62 LAHIRE Bernard, L'homme pluriel - Les ressorts de l'action, op.cit., p. 130

63 Christiania Researcher in Residence (CRIR), une association créée par des christianites, et qui offre aux chercheurs venus de l'extérieur de la communauté la possibilité de s'installer à Christiania quelques mois. Source: http://www.crir.net/

64 Ce qui me permettra de poursuivre mes recherches sur Christiania.

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La procédure habituelle lorsqu'un étudiant sollicite le CRIR, est que celui-ci se rende préalablement auprès de ses responsables pour qu'il présente aussi bien son projet que lui-même. Après une longue discussion dans son bureau situé à son domicile, je fis la connaissance de sa femme ainsi que du voisinage à mesure que nous nous dirigions vers le logement réservé aux « invités ». Cette petite maison individuelle située dans la même aire locale surplombe légèrement le domicile d'Emmerik puisqu'elle a été conçue sur les remparts de l'ancienne caserne militaire. Dans un premier temps, Emmerik m'avait expliqué vouloir me faire « visiter » la maison qui deviendrait potentiellement mon domicile. Seulement, une fois arrivés sur les lieux, mon hôte m'explique que c'est le jour de nettoyage de printemps, qu'il doit préparer cette maison qui n'a pas été occupée depuis plusieurs semaines pour l'arrivée imminente d'une chercheuse. Dès lors, je laissais tomber ma besace contenant ma grille de questions et mon dictaphone pour participer à cette tâche. Nous nous mettons à nettoyer cette maison de fond en comble, tout en discutant, les rires s'échangent et cette tâche assez ingrate devient soudainement plaisante. Les heures passent et nous terminons le travail en sortant un vieux sommier du lit que nous remplaçons par un nouveau.

Puis Emmerik commence à m'évoquer le système de chauffage de cette maison, il m'explique qu'il alimente entièrement huit maisons situées dans cette petite ruelle de Mælkebøtten, et tient à me montrer son système dernier cri installé au sous-sol. Nous descendons l'escalier et entrons dans cette salle où sont entreposés des dizaines de sacs de combustibles de bois qui se présentent sous la forme de petits granulés. Emmerik est fier de cette énorme chaudière écologique acquise par le voisinage, dans laquelle les granulés tombent au compte-goutte et permettent de chauffer près d'une trentaine de christianites. Alors, il m'explique que cette machine est financée et entretenue équitablement entre ses utilisateurs, puis il m'énonce les règles d'entretien : chaque foyer du voisinage détient une clef donnant l'accès à ce sous-sol. Un tableau fixé sur le mur indique la liste des christianites devant venir chaque jour pour vérifier, réapprovisionner, faire les relevés et entretenir cette machine. Chaque entrée dans cette salle doit être datée sur le tableau et chaque observation (s'il y en a) doit être indiquée face à la colonne réservée à l'heure de passage.

Après avoir refermé cette porte, nous devons jeter les détritus et quelques bibelots que nous avons débarrassés au centre de tri de Christiania. Celui-ci est commun aux quinze aires locales car la collecte de déchets est centralisée à Sydområdet (« L'aire du Sud », aire locale n°1). Nous nous y rendons les mains pleines en prenant soin de bien trier le recyclable du non recyclable avant de revenir à Mælkebøtten (« Le pissenlit », aire locale n°8). Enfin, Emmerik me dit que c'est l'heure d'aller à la laverie. Nous récupérons les draps que nous avions retirés

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de l'ancien sommier puis nous nous dirigeons dans le local situé dans la petite ruelle de Mælkebøtten dans lequel trois machines à laver sont alignées. Je retrouve le même tableau que dans la chaufferie, ce qui permet de savoir qui a utilisé quelle machine. Celles-ci fonctionnent de manière intensive et les allées et venues sont constantes, il y a parfois une liste d'attente. Les voisins se croisent et discutent, on me présente et on commence à me parler comme-ci j'étais l'un des leurs.

Cette journée d'observation participante, qui devait initialement ne pas en être une puisque l'objet de ma venue chez Emmerik devait se limiter à une simple discussion, s'est très rapidement transformée en une forme de test. Emmerik, à qui lui appartient partiellement de prendre la décision sur mon sort65, à décider si je suis digne de vivre parmi les habitants de Mælkebøtten dans un avenir proche, a appris à me connaître et à tester ma personnalité en évaluant ma capacité à m'impliquer dans la vie quotidienne de cette petite ruelle située à Mælkebøtten. Ce qui ressort de cette journée passée auprès d'un christianite, est que pour être soi-même christianite, il apparaît clairement que l'individu entrant dans l'institution doit répondre à des attentes et doit adopter une attitude qui consiste à accepter de réaliser certains actes qui n'offriront pas d'avantages particuliers pour l'individu qui les exécute, mais sera bénéfique à l'ensemble du groupe. Seulement le profil recherché, qui demande un certain altruisme et un esprit volontaire, n'est pas nécessairement aussi prononcé chez l'un ou chez l'autre, ce qui laisse supposer que le volontarisme propre aux idéaux autogestionnaires est difficilement applicable ; qui plus est dans les aires locales rassemblant un nombre important d'individus. Tout ceci laisse entendre que ce système de vie en communauté demeure un idéal utopiste, maintenu en théorie mais difficilement réalisable dans la pratique.

Deuxièmement, nous allons essayer de démontrer que l'esprit autogestionnaire propre à l'idéal fédératif peut s'avérer compliqué à partir du moment où le groupe atteint un nombre important d'individus. Pour cela, nous allons nous appuyer sur les « journées d'action »

65 Les règles du CRIR sont très strictes : cette maison est uniquement réservée aux étudiants et aux chercheurs souhaitant travailler sur Christiania. Les sujets peuvent concerner toutes les disciplines (des arts à la science politique). Le (ou la) candidat(e) doit dans un premier temps entrer en contact avec le responsable du logement (en l'occurrence, Emmerik), pour que celui-ci s'assure des intentions du (ou de la) candidat(e) avant qu'il ne réclame une brève description écrite du projet de recherche. Celui (ou celle) qui soumet sa demande doit indiquer la période et la durée qu'il souhaite vivre à Christiania en justifiant les raisons de sa présence. Ensuite, Emmerik transmet cette demande aux autres habitants de Mælkebøtten qui doivent se réunir à la prochaine assemblée de l'aire locale (områdemøde, sur laquelle nous allons revenir), et doivent statuer sur cette demande et décider à l'unanimité le (ou la) candidat(e) peut s'installer ou non dans cette maison pour la période qui lui sera accordée.

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(aktionsdag)66, sortes de journées de travail collectif fixées par l'institution à des dates très précises, d'abord pour que les tâches communautaires soient réalisées, mais cela rappelle par la même occasion aux christianites leurs devoirs d'implication dans ces tâches liées à la vie communautaire. Nous avons dit que ces individus appartenant chacun à l'une de ces quinze petites unités politiques et administratives, jouissent d'une plus grande liberté d'action sur leur quotidien. Ce système leur garantirait donc plus d'autonomie ce qui suppose que l'individu se montre responsable et volontaire pour participer à la conduite de la vie communautaire. Cette capacité d'action sur le quotidien se manifeste d'abord, nous l'avons décrit, à travers des actes de coopération qui impliquent un partage des tâches et un échange de services très concrets entre les membres d'une même aire locale. Mais, la réalisation de ces tâches communautaires peut également prendre un caractère plus officiel à travers ces appels à la « journée d'action » (aktionsdag).

Lors de notre présence sur le terrain aux mois de mars et avril, nous avons observé durant cette période que la plupart des aires locales préparent individuellement des « journées d'action » (aktionsdag) visant à nettoyer et préparer les jardins, sentiers et parties commune pour l'arrivée du printemps. Par ailleurs, il semble que ce travail collectif peut amener l'ensemble des quinze aires locales à unir conjointement leurs forces pour réaliser ce travail d'intérêt général : l'appel à la « journée d'action » des 14 et 15 avril 2012 publié la veille dans le journal de Christiania, constitue un bon exemple67. Cependant, quand bien même « La fédération [...] exclut l'idée de contrainte »68, force est de constater que si des appels à la mobilisation pour une journée fixée par l'institution sont communiqués dans UGESPEJLET (« le miroir de la semaine », l'hebdomadaire de la commune) de manière très régulière, c'est que l'institution a besoin de faire ces appels si elle veut que le travail soit fait.

Cela ne veut pas dire que les christianites sont corvéables, auquel cas nous pourrions comparer Christiania à un royaume morcelé en un système féodal où chaque aire locale serait une seigneurie dominée par un seigneur châtelain pouvant convoquer à son gré tous ses sujets. De même que les christianites ne sont pas plus mobilisés pour du travail forcé comme ce fut le cas dans les goulags69 de l'union Soviétique des années 1930. Mais la conception du travail collectif à Christiania qui, sans verser dans le collectivisme, rapprocherait irrémédiablement la

66 Cf. annexe n°3, p.188-189 : « appel à une `journée d'action' (aktionsdag) »

67 Cf. annexe n°3, p.188-189: « appel à une `journée d'action' (aktionsdag) »

68 PROUDHON Pierre-Joseph, Du principe fédératif et de la nécessité de reconstituer le parti de la révolution [1863], Paris, Romillat, 1999, p.127

69 Le raccourci est souvent fait entre les principes de vie collective institués à Christiania et le modèle communiste. Pourtant, à mesure que nous décrivons son organisation politique, il semble que le modèle proposé par cette institution s'en éloigne.

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commune libre d'un modèle communiste70, respecte les libertés individuelles et rejette l'idée de contrainte si bien que le choix de participer ou non à ces « journées d'action » est libre, ce qui rapproche Christiania d'une forme d'anarchisme assez libérale.

Enfin, il serait inapproprié d'achever cette sous-partie réservée à la description de l'organisation de la vie collective à travers le prisme des théories de P-J Proudhon sans évoquer l'idée de « mutuellisme social » qui repose sur un principe similaire d'« échange égalitaire et librement consenti »71. Dans l'absolu, ce mutuellisme social caractérisé par une souplesse dans l'organisation du travail dans le cadre des associations ouvrières du XIXe siècle, semble pouvoir s'appliquer à notre objet. En effet, le philosophe socialiste démontre qu'une vaste réforme économique est possible en tournant le dos au capitalisme au profit de ce système qui permet aux associations économiques tout comme aux individus72 de « développer ses actions sur le soutien mutuel entre tous les membres associés ». Ainsi, ce mutuellisme social semble correspondre à la conception du travail collectif que nous avons observé à Christiania, qui s'incarne notamment à travers des pratiques institutionnalisées telles que ces « journées d'action ».

En somme, nous constatons que l'idéal fédératif, principe fondamental de cette petite organisation politique, a une incidence directe sur la manière dont s'organise la vie quotidienne. Nous retrouvons dans cette commune libre issue de la fin des années 1960, le contrat fédératif, ainsi qu'une forme de mutuellisme tel que les décrit le philosophe du XIXe siècle, ce qui prouve une fois encore toute l'influence des théories de P-J Proudhon sur nos contemporains. Cette analyse de l'ordre institutionnel de Christiania à travers des exemples concrets de la vie quotidienne montre tout le poids de cet idéal d'autogestion initialement insufflé par les pionniers de la communauté, qui est aujourd'hui encore poursuivi par les habitants de cette commune utopiste.

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"Entre deux mots il faut choisir le moindre"   Paul Valery