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Le pouvoir dans l'institution. Essai d'anthropologie politique à  Christiania.

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par Pierre Vasseur
Université Lille 2 - Master science politique, spécialité Métiers de la Recherche  2012
  

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Section 2- Contester l'ordre bourgeois et autoritaire

D'après J. Capdevielle et H. Rey, l'autogestion ou « auto-organisation » de P-J Proudhon telle qu'elle a été réinterprétée par les esprits révolutionnaires de la fin des années 1960 était considérée comme le meilleur moyen de contester l'ordre bourgeois et

70 Ce qui réfuterait notre approche des principes fondateurs de Christiania à travers les travaux de P-J Proudhon.

71 NAY Olivier, Histoire des idées politiques, Paris, Arman Colin, 2007, p.414

72 Ce qui nous permet de rapprocher cette doctrine habituellement appliquée aux unités productrices de biens économiques à notre cas, Christiania, dans lequel le travail qui y est effectué n'est pas destiné à créer des richesses mais seulement à agir pour le bien de tous.

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« s'affranchir du joug du capitalisme »73. Ce système d'organisation de la société rendrait inutile toute forme de pouvoir politique unique et centralisé, puisque l'action autonome tend à déplacer le pouvoir politique du haut vers la bas, soit à le redistribuer à la plèbe de manière équitable par le biais des unités politiques et administratives (ici les aires locales), ce qui prémunit la fédération (ici Christiania) de voir émerger toute forme d'autorité et de hiérarchie qui amèneraient cette organisation sociale à la « tyrannie »74. Or, si à Christiania l'autorité légale est celle du peuple, tentons à présent de comprendre les ressorts de cette institution qui prône l'autogestion politique.

2.1 Les assemblées des aires locales : lieu d'expression des individus

Participer activement à la conduite de la vie communautaire ne se résume pas uniquement à l'exécution de tâches nécessaires au maintien de la propreté et à l'entretien des immeubles ou des parties communes. Ces pratiques, faisant certainement partie des devoirs des christianites, s'accompagnent de droits à participer à la vie démocratique de manière beaucoup plus intense que dans la société « classique ». Or, l'exercice de la démocratie à Christiania repose avant tout sur les assemblées des aires locales (områdemøde). Ces assemblées souveraines sont l'outil permettant la prise de décision par le peuple, qui jouit de ses droits d'autogestion politique. Celles-ci sont exclusivement réservées aux habitants de l'aire locale et aucun étranger n'y est admis, ce qui risquerait d'influencer et d'altérer la souveraineté de l'aire locale75. Au nombre de quinze, ces assemblées sont convocables par l'ensemble des membres d'une aire locale, sans exception76, dès que cela est jugé nécessaire par le christianite sollicitant ce rassemblement. Cependant, notre collecte des affiches sur les murs dans la plupart des aires locales77 qui invitent ces habitants à se rendre aux assemblées de leurs aires locales respectives, montrent que la tenue mensuelle de ces assemblées s'est rationnalisée à l'échelle de la communauté dans sa totalité. En effet, c'est probablement dans

73 CAPDEVIELLE Jacques, REY Henri (dir.), Dictionnaire de mai 68, Paris, Larousse, 2008, p.339

74 PROUDHON Pierre-Joseph, Du principe fédératif et de la nécessité de reconstituer le parti de la révolution [1863], Paris, Romillat, 1999, p.86

75 Le chercheur-profane s'en trouve automatiquement exclut et doit s'en remettre aux témoignages recueillis lors des entretiens ethnographiques et des programmes figurant sur les affiches collées dans les rues.

76 Hormis les christianites âgés de moins de dix-huit ans, qui est l'âge requis à Christiania pour participer aux affaires publiques de la commune.

77 Les nombreuses affiches collectées sur le terrain, annonçant la tenue imminente de ces assemblées ont la particularité de se dérouler séparément dans les aires locales respectives, mais le même jour à la même heure. Le lecteur trouvera en annexes trois de ces affiches sélectionnées parmi un nombre important recueilli sur le terrain. Ces trois assemblées qui concernaient Psyak (aire locale n°2), Mælkebøtten (aire locale n°8) et Nordområdet (aire locale n°9), ainsi que dans les autres aires locales, se sont toutes tenues le 20 mars 2012 à 20h.Cf. annexes n°4,5 et 6, p.190-192.

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un souci de coordination que l'institution78 invite les habitants de ces quinze aires locales à se réunir le même jour. Dès les origines de la commune, cette pratique de la politique à échelon local fut instituée. Elles se distinguent de l'assemblée générale (AG) telle que nous la connaissons notamment dans le milieu universitaire depuis mai 68, puisque la pratique du vote y est - normalement - bannie. Seulement, nous avons déjà pu observer que dans la pratique, les christianites avaient souvent recours au vote à main levée, tant l'aboutissement à un consensus entre tous les christianites était difficile79.

Dans l'idéal, ces assemblées des aires locales sont souveraines dans la programmation de thèmes qui y seront abordés et il appartient à chacun de suggérer quelles questions devront y être abordées. Brièvement, nous voyons sur ces affiches que des questions liées à l'économie, à la gestion des bâtiments, puis des questions relevant de la solidarité communautaire, avec le « loyer social » (social brugsleje) destiné à venir en aide aux foyers en difficulté. Plus loin, des questions plus personnalisées sont abordées : que faire de « la chambre de Niels » à Psyak, qu'en est-il de la « maison de glace bleue » à Nordområdet, ou encore « l'atelier de `Tatas' » à Mælkebøtten. Car l'absence de propriété privée donne à ces aires locales toutes latitudes pour décider de l'attribution de tel logement ou de tel atelier, dès lors qu'un christianite quitte la maison qu'il utilise. De même que, comme nous avons pu le voir avec l'exemple du Christiania Researcher In Residence (CRIR) à Mælkebøtten, il appartient à cette assemblée de décider à l'unanimité de l'installation d'un nouvel arrivant dans l'aire locale.

Absolument tout semble être mis en oeuvre pour que ces assemblées soient le lieu d'expression des individus, et de la libre prise de parole. C'est assurément à cette échelle que les avantages de contrat fédératif se font le plus sentir, puisque ce morcellement administratif implique une répartition des individus dans les aires locales, ce qui réduit le nombre de christianites lors des assemblées, et facilite à n'en pas douter la libre expression des individus, facilite le débat et l'exercice de la démocratie directe. En théorie, n'importe quel christianite peut intervenir directement sur les décisions dans la petite unité locale dans laquelle il vit. J-M Traimond, qui a vécu l'expérience de Christiania, raconte dans son ouvrage s'être installé à Norddyssen (« Le tumulus-Nord », aire locale n°12) avec son ami Minos au début des années

78 Sur lequel nous reviendrons dans le chapitre 2 - Adaptation de ces principes théoriques à la pratique : assurer la subsistance du modèle de société interne face aux contraintes externes

79 Cf. « B. Les christianites et le principe de démocratie directe : la difficulté de la politique du consensus » in VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE Grégory, Christiania : monographie d'une utopie communautaire, op. cit., p.84-87

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198080, il évoque toute la difficulté qu'il a eu à se fondre dans une aire locale et qui, à force d'opiniâtreté, a finalement pu s'installer dans une roulotte. Devenu Christianite, il a donc pu participer aux assemblées de son aire locale et constitue une source nous permettant de savoir ce qu'il s'y passe réellement.

D'une part, l'auteur français nous rapporte l'existence d'un « modérateur »81 dont la tâche est de s'assurer que les temps de paroles sont bien répartis durant le débat. Désigné sur la base du volontariat, ce christianite se voit attribuer la lourde responsabilité de s'assurer qu'aucun christianite ne cherche à prendre le dessus ; une tâche quasi-impossible en raison de « l'insubordination » ambiante et surtout de la présence de deux groupes antagonistes : les activistes et les pushers. Déjà évoqué dans le précédent mémoire82, le récit de J-M Traimond vient confirmer ce que nous avions trouvé sur le terrain : à savoir, que le groupe des pushers et des activistes en viennent à influencer et à monopoliser le débat au dépend des autres christianites qui voient le respect de leur libre expression bafoué, voir totalement réduit à néant. D'autre part, l'accaparement du débat par ces groupes dominants provoque la désertion de ces assemblées par les groupes dominés qui, lassés par cette monopolisation du débat, renoncent de manière plus ou moins consciente à leurs pouvoirs de décision et laissent les arènes du pouvoir aux deux groupes dominants qui peuvent s'y affronter sans que personne ne s'y oppose. Afin d'illustrer nos propos, citons l'exemple de Kirsten, une femme polyvalente, qui est aussi représentante du groupe de contact (Kontaktgruppen), très impliquée dans la vie communautaire en général et plus encore dans son aire locale de Blå Karamel (« Le caramel bleu », aire locale n°10) :

_ «Mais vous avez combien d'habitants au Caramel bleu ?»83

Kirsten : «On est plus que vingt mais il n'y a pas tout le monde qui vient au meeting.»

Ok, cinquante pourcent ?»

Kirsten : «Oui, dix c'est d'habitude. Quinze c'est déjà beaucoup.»

_ «Et c'est toujours les mêmes ?»

Kirsten : «Plus ou moins. Mais ça dépend aussi beaucoup du sujet.»

80 « S'installer », in TRAIMOND Jean-Manuel, Récits de Christiania, Lyon, ateliers de création libertaire, 1994, p.107

81 Ibid., p.100

82 Cf. « B. Les christianites et le principe de démocratie directe : la difficulté de la politique du consensus » in VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE Grégory, Christiania : monographie d'une utopie communautaire, op. cit., p.84-87

83 Cette partie de l'entretien avec Kirsten a été réalisée en français. Un langue qu'elle maîtrise depuis qu'elle a été durant sa jeunesse fille au pair à Paris.

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Kirsten vit dans une petite aire locale, très retirée qui souffre parfois de cette mise à l'écart et certains de ses membres, tels que Kirsten, militent pour que les habitants de Blå Karamel se réapproprient leurs droits démocratiques et l'investissement dont Kirsten fait preuve fait exception et a été évoqué dans l'entretien réalisé avec Hulda, et n'est pas forcément compris par cette autre membre du groupe de contact (Kontaktgruppen)84:

Hulda: «So, we haven't got any `aims' in the local areas, Kirsten... (She sighs) She lives in a local area [Den Blå Karamel] which feels a little bit abandoned because houses have been threatened to be torn down by the engineers

_ «Yeah, but that's not what I meant. I had the feeling that maybe you support people, try to get them participating in the common political life, you know?»

Hulda: «It's not my job to do that.»

Pourtant membre du même groupe de contact et ayant la même fonction dans leurs aires locales respectives, Kirsten et Hulda ont deux conceptions différentes du rôle qu'elles occupent à Christiania : Kirsten a pleinement conscience de la gravité du renoncement à s'impliquer aux affaires publiques par une frange importante de la population et tente de sensibiliser et de mobiliser les autres christianites vivant dans son aire locale. Pour Hulda, militer pour l'implication de son voisinage dans les affaires publiques ne fait pas partie de sa tâche et elle ne semble pas trouver l'intérêt de se lancer dans ce type de combat perdu d'avance.

En somme, la vision idéaliste des pionniers de Christiania voudrait que cet univers dénué de hiérarchie soit possible grâce au principe d'organisation politique caractérisé par ces quinze unités politiques et administratives. En effet, cette organisation serait le moyen permettant d'assurer la répartition égalitaire des pouvoirs dans l'ensemble de la communauté. Ainsi, la capacité d'autogestion de l'individu ne se limiterait pas uniquement à la participation aux tâches communes, mais relèverait également d'un sens aigu des responsabilités pour la conduite des affaires communes. Il est évident que l'absence d'élus, qui s'explique par le rejet de la représentativité, induit une responsabilité politique plus grande pour l'ensemble des christianites. Cependant, comme nous avons commencé à le voir, il y a dans ces assemblées des aires locales un accaparement du débat par deux groupes dominants, ce qui conduit les membres des groupes dominés à renoncer à leurs droits démocratiques.

84 Nous reviendrons sur le rôle-clef que joue le groupe de contact dans la question du pouvoir à Christiania.

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Il est important de rappeler que le pouvoir de décision d'un ou plusieurs christianites ne doit pas entraver ou contraindre la capacité de décision de quiconque. Or, il semblerait que c'est tout le contraire qui se produit, et nous allons maintenant essayer de voir plus en détails les limites et les risques liés à la manière dont l'institution prône l'exercice du pouvoir.

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"Il existe une chose plus puissante que toutes les armées du monde, c'est une idée dont l'heure est venue"   Victor Hugo