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L'étude de l'épopée d'Abdoul Rahmâne du Foûta-Djalon

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par Amadou Oury DIALLO
Université Cheikh Anta Diop de Dakar - Mémoire DEA 2008
  

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II. LES EXPOSÉS :

II. 1 EXPOSÉ N° 1 (SÉMINAIRE DE M. BASSIROU DIENG)

L'oralité dans En attendant le vote des bêtes sauvages d'Ahmadou Kourouma.

La question de l'oralité, ou du moins la dimension orale occupe une place centrale dans le roman de Kourouma. L'oeuvre constitue une symbiose parfaitement réussie de l'oral et de l'écrit, démontrant par là, s'il en est besoin, que les deux genres ne s'excluent pas; au contraire, ils peuvent cohabiter harmonieusement au sein d'une même oeuvre.

Notre exposé intitulé : « L'oralité dans En attendant le vote des bêtes sauvages d'Ahmadou Kourouma » tourne autour d'une problématique essentielle : le rapport entre l'oralité et l'écriture; autrement dit, on se demande comment l'oralité se manifeste-t-elle dans le romanesque? Comment Kourouma procède-t-il pour écrire l'oralité?

Pour cerner et analyser cette problématique notre propos s'articulera sur deux points : le mode d'énonciation et la structure du roman et les éléments empruntés aux genres oraux.

I- LE MODE D'ÉNONCIATION ET LA STRUCTURE DU ROMAN.

La question du mode d'énonciation est très importante dans la distinction entre les genres littéraires aussi bien écrits qu'oraux. Aussi porte-t-on toujours un regard attentif aux modalités énonciatives, aux instances narratives, aux fonctions des personnages, etc. Le roman de Kourouma est une oeuvre où le griot, figure traditionnelle de la parole, prend toute sa place. Le mode d'énonciation du roman de Kourouma est le reflet du schéma de la transmission des valeurs culturelles traditionnelles. La veillée, en Afrique, était l'un des meilleurs moments pour l'apprentissage et la transmission des savoirs. C'est l'un des moments aussi des fameuses palabres. La veillée s'oppose ainsi à la journée qui est consacrée aux différents travaux qui ponctuent la vie [traditionnelle]. C'est pourquoi « La transmission des valeurs culturelles africaines, note Tijani, constitue l'un des principaux objectifs des longues soirées de contes dans la plupart des sociétés traditionnelles. Dans les romans de Kourouma, le lecteur remarque également le souci de l'auteur de transmettre les valeurs culturelles malinké à travers un style de narration qui s'apparente à celui d'un conteur traditionnel et se caractérise par la mise en abîme des paroles de la vie africaine, l'emploi des proverbes et des expressions africaines ainsi que le recours à la répétition et à la reprise61(*) ».

C'est à travers donc l'utilisation, l'appropriation de cette figure de la parole que le roman acquiert toutes ses caractéristiques orales. Et, comme le note Ibrahima Wane « l'écrivain s'approprie véritablement l'art du récit oral. Kourouma semble s'inscrire cette fois-ci dans « l'architextualité62(*) » car avec cette fiction, il va au-delà de l'absorption d'éléments du conte, du mythe ou de l'épopée, c'est le récit traditionnel qui sert de modèle de composition même du roman63(*) ». Le fait d'avoir donné la parole à une tierce personne, en l'occurrence le griot, fait de Kourouma un conteur plus qu'un romancier. « C'est en conteur, écrit Mufutau A. Tijani, que Kourouma nous livre, sans hésitation, toutes les péripéties qui ont jalonné la vie et le règne de Koyaga64(*) ».

Le titre En attendant le vote des bêtes sauvages fait penser plutôt à un conte, une légende, un mythe, une épopée... qu'à un roman même s'il rappelle un peu le titre de la pièce de théâtre de Samuel Becket : En attendant Godot65(*). « Le vote des bêtes sauvages » ressortit en effet beaucoup plus du conte que du roman. Plus qu'un roman, l'ouvrage est « un récit purificatoire appelé en malinké un donsomana. C'est une geste. Il est dit par un sora accompagné par un répondeur cordoua » (p. 10).

La dimension orale du roman se révèle à travers sa structure. Au lieu de chapitres usuellement consacrés, le roman se compose de veillées subdivisées en sous-parties désignées par des proverbes. La veillée II, par exemple, commence par une partie nommée par ce proverbe : « Quand on voit les souris s'amuser sur la peau du chat, on mesure le défi que la mort peu nous infliger » (p. 67).

En plus de cela, notons que la veillée est le moment pendant lequel certains genres oraux étaient dits dans les sociétés africaines traditionnelles. Le conte, certains récits initiatiques... ne sont réactualisés que la nuit pendant des veillées qui se veulent solennelles. Les actualiser en dehors de leur moment précis serait un acte de profanation qui peut même amener, à l'encontre du contrevenant, une sanction humaine ou « divine ». En attendant le vote des bêtes sauvages a, selon son auteur, été dit durant six nuits pendant lesquelles le sora [le narrateur ] a raconté les six veillées dans une ambiance aussi solennelle que celle de l'énonciation de l'épopée, ou de certains récits initiatiques.

Par l'utilisation des préludes musicaux, le roman se révèle épique. Rappelons que le roman ne s'élabore pas avec un accompagnement musical. Ceci est une caractéristique et une propriété essentiellement épiques. De ce point de vue En attendant le vote des bêtes sauvages peut être considéré comme un roman épique pour plusieurs raisons. Chaque veillée commence par un prélude musical et se termine par une pause. La veillée V, par exemple, s'ouvre par : « Le sora pince la cora; le cordoua se livre à une dance débridée... » (p. 267) et elle se termine par : « Le fleuve finit toujours dans la mer. Arrêtons là nous aussi cette cinquième veillée... » (p. 327). Quant aux sous-parties, elles se terminent toujours par une pause : par exemple, la sous-partie 14 de la veillée IV s'achève ainsi : « Le sora arrête de conter, donne un intermède musical et récite trois proverbes sur le pouvoir » (p. 210) tandis que celle qui suit la sous-partie 15 se clôt par : « Quel que soit l'entrain du frappeur de tam-tam, le danseur de temps en temps s'interrompt pour souffler. Faisons comme lui et réfléchissons à trois proverbes sur le pouvoir [...] » (p. 226).

Par ailleurs, Ahmadou Kourouma lui-même reconnaît la dimension épique de son roman. Dans une interview accordée à Thibault le Renard et Comi M. Toulabor66(*), à la question : « Qu'est-ce qui vous a incité à utiliser cette trame narrative [c'est-à-dire un récit épique qui se déroule en six veillées] où « les maîtres de la parole » semblent pouvoir proférer à la face des puissants tout ce qu'ils ont envie de leur dire? » (p. 1) il répond : « Ce genre de récit me permettait d'abord de faire vivre une technique de narration qui est sur le point de disparaître. Le soir, dans les villages malinké, les griots des chasseurs viennent raconter le donsomana : la vie des chasseurs, leur lutte magique contre les animaux et les fauves, supposés posséder de la magie. La chasse est donc une lutte entre des magiciens. Le donsomana est principalement constitué de récits de chasse. Il raconte rarement la vie d'une personne. Les histoires de vie étant importantes chez les Malinké, j'ai adapté la technique du donsomana à mon roman » (p. 1).

Dans le mode d'énonciation, il y a l'ouverture qu'on peut appeler protocole énonciatif. En général, la plupart des récits épiques s'ouvrent par un protocole énonciatif, où le conteur légitime sa parole parce qu'il est l'autorité reconnue et investie par la communauté. À quelques exceptions près, on y trouve énoncés : l'identité du conteur, sa ou ses fonctions, l'objectif de l'énonciation, le destinataire de l'énonciation, le contexte...

Dans En attendant le vote des bêtes sauvages la veillée I s'ouvre par un texte qui fonctionne exactement comme le protocole énonciatif des récits (épiques). Pour bien faire ressortir la consonance orale, ou épique du roman, écoutons ce que dit, d'une part, Bingo, le narrateur et, d'autre part, Djéli Mamadou Kouyaté dans Soundjata ou l'épopée mandingue. Le narrateur de En attendant le vote des bêtes sauvages dit ceci :

« Votre nom : Koyaga! Votre totem : faucon! Vous êtes soldat et président. [...] Voilà que le soleil à présent commence à disparaître derrière les montagnes. C'est bientôt la nuit. Vous avez convoqué les sept plus prestigieux maîtres parmi la foule des chasseurs accourus. Ils sont là assis en rond et en tailleur, autour de vous. Ils ont tous leur tenue de chasse [...] Vous, Koyaga, trônez dans le fauteuil au centre du cercle. Maclédio, votre ministre de l'Orientation, est installé à votre droite. Moi, Bingo, je suis le sora; je louange, chante et joue de la cora. Un sora est un chantre, un aède qui dit les exploits des chasseurs et encense les héros chasseurs. Retenez mon nom de Bingo, je suis le griot musicien de la confrérie des chasseurs. L'homme à ma droite, le saltimbanque accoutré dans ce costume effarant, avec la flûte, s'appelle Tiécoura. Tiécoura est mon répondeur. Un sora se fait toujours accompagné par un apprenti appelé répondeur. [...] Nous voilà donc tous assis sous l'apatame du jardin de votre résidence. Tout est donc prêt, tout le monde est en place. Je dirai le récit purificatoire de votre vie de maître chasseur et de dictateur. Le récit purificatoire est appelé en malinké un donsomana. C'est une geste. Il est dit par un sora accompagné par un répondeur cordoua. Un cordoua est un initié en phase purificatoire, en phase cathartique. Tiécoura est un cordoua et comme tout cordoua il fait le bouffon, le pitre, le fou. Il se permet tout et il n'y a rien qu'on ne lui pardonne pas » (p.10-11).

De son côté, Djéli Mamadou Kouyaté dit :

«  Je suis griot. C'est moi Djeli Mamadou Kouyaté, fils de Bintou Kouyaté et de Djeli Kedian Kouyaté, maître dans l'art de parler. Depuis des temps immémoriaux les Kouyaté sont au service des princes Kéita du Manding : nous sommes les sacs à parole, nous sommes les sacs qui renferment des secrets plusieurs fois séculaires. L'Art de parler n'a pas de secret pour nous; sans nous les noms des rois tomberaient dans l'oubli, nous sommes la mémoire des hommes; par la parole nous donnons vie aux faits et gestes des rois devant les jeunes générations.

Je tiens ma science de mon père Djeli Kedian qui la tient aussi de son père; l'Histoire n'a pas de mystère pour nous; nous enseignons au vulgaire ce que nous voulons bien lui enseigner, c'est nous qui détenons les clefs des douze portes du Manding.[...] J'ai enseigné à des rois l'Histoire de leurs ancêtres afin que la vie des Anciens leur serve d'exemple, car le monde est vieux, mais l'avenir sort du passé.

Ma parole est pure et dépouillée de tout mensonge; c'est la parole de mon père; c'est la parole du père de mon père. Je vous dirai la parole de mon père telle que je l'ai reçue; les griots de roi ignorent le mensonge. Quand une querelle éclate entre tribus, c'est nous qui tranchons le différend car nous sommes les dépositaires des serments que les Ancêtres ont prêtés.

Écoutez ma parole, vous qui voulez savoir; par ma bouche vous apprendrez l'Histoire du Manding » (p. 9-10).

Comme on le voit, les deux textes s'ouvrent de la même manière. Dans l'un et l'autre texte, on retrouve les éléments constitutifs du protocole énonciatif ci-dessus énumérés.

D'autres textes épiques, comme l'épopée du Foûta-Djalon, les récits de Ségou, comme Biton et les génies de La Geste de Ségou67(*), ont, eux aussi, une ouverture similaire.

II- LES ÉLÉMENTS EMPRUNTÉS AUX GENRES ORAUX.

Dans le roman En attendant le vote des bêtes sauvages on retrouve beaucoup d'éléments appartenant communément au genre épique. Parmi ces éléments, on peut citer, entre autres, la généalogie, l'exagération, le merveilleux, les chants ou hymnes et les proverbes.

-LA GÉNÉALOGIE.

La généalogie est très importante dans le genre épique. L'épopée en tant que récit « qui développe un thème historique ou légendaire et célèbre les actions d'un héros exemplaire ou les hauts faits d'un groupe68(*) », fait un recours presque systématique à la généalogie pour dresser une ascendance toute noble et prestigieuse aux personnages exaltés.

Ainsi Koyaga est issu d'un père et d'une mère hors du commun : il a donc une ascendance glorieuse comme cela transparaît dans ces deux passages consacrés à son père et à sa mère :

« Tchao, votre père, lutta dans toutes les montagnes, derrière tous les fortins, des saisons et saisons sans qu'une fois un autre lutteur parvint à mettre sa nuque au sol. Manquant d'égal dans les montagnes, il descendit dans les plaines, défia les Peuls, les Mossis, les Malinkés...

Chez aucune race de cette terre africaine il ne rencontra non plus de challenger. Les griots le louèrent, le célébrèrent et lui apprirent que les Français cherchaient et payaient les héros lutteurs ». (p. 13)

Pour la mère de Koyaga, Bingo dit :

« Jamais plus les montagnards ne connaîtront une femme qui égale Nadjouma. Elle était belle-elle reste belle. Elle était courageuse-elle reste courageuse. Elle est intelligente. Dire...Dire! Nous, soras, n'avons que des mots et aucun n'arrive à dire les totalités de Nadjouma. Elle restera pour toutes les femmes africaines un modèle, une perpétuelle source d'inspiration [...] Elle fut la championne de lutte des montagnes et elle mourra sans qu'aucune femme réussisse à mettre sa nuque par terre » (p. 41).

Ces passages nous font penser d'abord aux généalogies flatteuses faites par Djéli Mamadou Kouyaté dans Soundjata ou l'épopée mandingue, d'après lequel : « Bilali Bounama, l'Ancêtre des Kéita, était un fidèle serviteur du prophète Mouhammadou » (p. 14) et dont un des descendants, en l'occurrence « Lahilatoul Kalabi fut le premier prince noir à venir faire le pèlerinage à la Mecque » (p. 14). On songe ensuite aux généalogies des familles dynastiques du royaume théocratique du Foûta-Djalon; généalogies faites par les griots peuls, notamment Farba Seck qui, dans la généalogie épique des Almâmis de la maison des Soriyâ, dit :

« Habîballâhi était Arabe.

Moûça-Habîballâhi était Arabe.

Bâna-Moûça était Arabe.

Eli Bâna-Moûça était Arabe.

Manti-Âli était Arabe.

Hammé-Manti, celui-là engendra Dâwoûda-Hammé,

[...]69(*) » (p. 55).

La généalogie de Koyaga montre ainsi la tonalité épique du roman; tonalité qui se manifeste aussi par l'exagération.

-L'EXAGÉRATION OU L'ENFLURE ÉPIQUE.

Ayant pour objet des hauts faits historiques ou légendaires de grands personnages, l'épopée est par excellence le genre de l'exagération, des grossissements et des enflures. En attendant le vote des bêtes sauvages, aussi étonnant que cela paraisse, fourmille de ce type de discours hyperboliques. Entre autres exagérations contenues dans le roman, citons quelques cas :

Dans la prison de l'administration coloniale, le père de Koyaga, Tchao qui « aurait dû crever dans un délai de trois semaines [...] survécut trois mois » et « avant d'expirer, de rendre l'une après l'autre ses nombreuses âmes de paléonigritiques, chanta et prophétisa. À l'endroit des Français, il formula des maléfices plus gros que le Fouta-Djalon » (p. 19).

Mais de toutes les exagérations que nous avons relevées, celle de la page 22 est la plus emblématique. Dans cette page, en effet, on lit ceci :

« La gestation d'un bébé dure neuf mois; Nadjouma porta son bébé douze mois entiers. Une femme souffre du mal d'enfant au plus deux jours; la maman de Koyaga peina en gésine pendant une semaine entière. Le bébé des humains ne se présente pas plus fort qu'un bébé panthère; l'enfant de Nadjouma eut le poids d'un lionceau. Quelles étaient l'humanité, la vérité, la nature de cet enfant?

Tout le monde le sut quand la maman put s'en libérer et que l'enfant tomba sur le sol à l'aurore.

Les animaux aussi surent que celui qui venait de voir le jour était prédestiné à être le plus grand tueur de gibier parmi les chasseurs. Des mouches tsé-tsé partirent des lointaines brousses et des montagnes et foncèrent sur le bébé. Par poignées, Koyaga, vous avez écrasé les glossines dans vos mains. À quatre pattes, vous n'avez laissé vie sauve à aucun des poussins et margouillats qui picorèrent dans vos plats de bébé. Quand vous avez eu cinq ans, les rats perdirent la sécurité de la tranquillité dans leurs trous; vous fûtes un grand et habile attrapeur de rats. Les tourterelles ne jouirent plus de repos sur les branches des arbres; » (p. 22).

Replacées dans un autre contexte, ces exagérations deviennent irrationnelles et invraisemblables, mais dans le cadre épique, elles sont logiques et vraisemblables parce que se rapportant à une histoire qui n'est pas d'une personne ordinaire.

Tout de même, on ne peut pas ne pas se demander comment de telles affirmations sont-elles possibles? Pour une hypothèse simple, mais à nos yeux bien fondée, on peut dire que l'enfantement d'une personne de la trempe de Koyaga, qui, après Ramses II et Soundiata, restera le plus grand chasseur de l'humanité, doit être entouré de circonstances particulières plus grandioses que celles de celui d'un homme ordinaire. Véritablement, Koyaga, par son profil et son itinéraire, est un héros épique, ou plutôt « une réincarnation du héros épique » pour reprendre l'expression d'Ibrahima Wane70(*). Le grossissement des affirmations enflées d'aura et teintées d'une certaine vraisemblance permet de rehausser et d'amplifier les valeurs du héros.

Par ailleurs, le roman est traversé par quelque chose qui, même si elle peut paraître vraisemblable, frise néanmoins l'inexplicable, l'incroyable : le merveilleux.

-LE MERVEILLEUX.

Grâce aux pouvoirs magiques détenus par sa mère et par son marabout, Koyaga est un personnage de démesure capable de choses prodigieuses. Par quatre fois, en effet, des actes dépassant la simple bravoure sont réalisés. Premièrement, « quand les Viéts investirent le PK 204, Koyaga avec toute la magie enseignée par sa mère se transforma en un puissant hibou nocturne. Sur l'aile gauche, il embarque les prostituées. Sur l'aile droite, il accepte une cinquantaine de tirailleurs montagnards avec leur armement. Les Viéts n'y voient que de la fumée. Près de l'aéroport de Hanoi, il débarque tout son monde [...] » (p. 40).

Deuxièment, c'est par des opérations extraordinaires que Koyaga est parvenu à tuer les quatre bêtes sauvages : la panthère, le buffle noir, l'éléphant et le caïman. Pour illustrer notre propos, citons le combat qui opposa Koyaga au caïman. Ce combat est un combat de monstres rivalisant de secrets magiques. Lorsque Koyaga tire une balle sur le caïman sacré, « elle ricoche sur le plan de l'eau, se transforme en boule de feu et se retourne contre Koyaga qui ne l'évite qu'en se muant en crabe enfoui dans le sable. Le feu allume un incendie de brousse sur la rive. Koyaga sort de son avatar et, une seconde fois, tire sur la bête. Cette fois la balle jaillit de l'eau en serpent volant et fonce sur Koyaga qui l'esquive en se muant en ver de terre. Le serpent continue sa lancée et s'anéantit dans les flammes du feu de brousse qui fait rage sur la rive. La bête, confiante en ses sortilèges, émerge des eaux, se montre sur la grève dans toute sa monstruosité et défie encore Koyaga :

-Je te mangerai! hurle-t-elle en claquant ses crocs.

Ce fut une faute fatale; elle exposait son flanc. Le chasseur paléo s'extrait de son avatar, vise le bas du ventre non couvert par les carapaces et fait feu. La bête veut regagner les eaux. En se retournant, elle découvre sa gorge non protégée par des carapaces, autre partie molle dans laquelle le chasseur, fils de la femme nue, décharge son arme. Le monstre mortellement touché voltige et culbute sur le dos dans les eaux les pattes en l'air. Le héros d'Indochine, le tireur d'élite, par trois fois encore vise et fait feu dans les côtes, dans le sternum. Il remet son fusil en bandoulière, s'accroupit derrière un tronc pour assister à l'agonie du géant » (p. 74-75).

Troisièment, pour aller à la capitale de la République du Golfe (le Togo) sans être pris par la patrouille systématique faite par les agents du président Fricassa Santos, Koyaga, dans le train, « récite une des prières magiques que le marabout lui a apprises : il se transforme en un coq blanc. Le Haoussa voit le coq sous son banc; il le croit échappé d'un de ses paniers. Vigoureusement le marchand se saisit du coq, l'enfouit et l'enferme dans le panier » (p. 90).

Enfin quatrièment, c'est le président Fricassa Santos cette fois-ci qui produit le merveilleux :

« Mystérieusement et brusquement un tourbillon de vent se déclenche, naît au milieu du jardin de la Résidence. Le tourbillon soulève feuilles et poussière, parcourt le jardin de la Résidence d'ouest en est et poursuit sa folle course dans la cour voisine, dans l'enceinte de l'ambassade des USA. Koyaga comprend tout de suite que le grand initié Fricassa Santos s'est transformé en vent pour se réfugier dans l'ambassade » (p. 99).

Par ailleurs, on peut dire que le combat qui a eu lieu entre Koyaga et le président Fricassa Santos est un combat épique qui rappelle justement un autre combat épique. « L'assaut final, remarque Ibrahima Wane, est d'ailleurs une reconstitution de l'acte par lequel Soundjata Kéita est venu à bout de Soumaoro Kanté lors de la célèbre bataille de Krina71(*) ».

Le merveilleux plus fréquent dans le genre oral, l'épopée, le conte, le mythe notamment, se trouve ainsi très présent dans le roman. Son emploi est à chaque fois lié à un personnage exceptionnel.

Ordinairement dans le roman, on expose les différentes facettes des caractères des personnages. Les actes héroïques, merveilleux habituellement sont du ressort de l'épopée. Vu sous ces deux angles, En attendant le vote des bêtes sauvages nous apparaît comme un roman au coeur de l'épique.

-LES CHANTS OU LES HYMNES.

Le chant de par son essence est oral. Il est particulièrement prisé par l'épopée. Christiane Seydou fait remarquer à juste titre que « La musique est, d'évidence, le premier élément essentiel commun à toutes les épopées africaines [...] c'est d'ailleurs souvent l'instrument de musique qui donne son nom au genre : hoddu (luth à trois ou quatre cordes) pour l'épopée peule, mvet (harpe-luth) pour l'épopée de l'Est72(*) ». Des récits comme Soundjatou, Samba Guélâdiégui, etc, emploient le chant et les hymnes. Le roman de Kourouma, à l'instar de ces récits, en fait usage. On relève quatre chants ou hymnes : le Nyama tutu, le chant des coqs de pagode, la Bibi mansa, l'hymne de l'aigle royal, le donso Kaw dunun Kan, la voix du tambour des grands chasseurs dont voici un extrait :

« Ô gens d'ici!

Entendez-vous l'hymne?

Entendez-vous l'hymne du maître des buffles?

Entendez-vous l'hymne du maître des éléphants,

Entendez-vous l'hymne du maître des grands chasseurs?

................................................................................. (p. 313).

On a enfin le dayndyon, « appelé force de l'âme, l'hymne de la vaillance, de la témérité pour le chasseur ayant un gibier noir à son tableau de chasse; par la suite il est devenu l'hymne de l'héroïsme en toutes circonstances :

Danse, écoute le dayndyon,

L'hymne des héros,

L'hymne du malheur.

Il retentit quand le chasseur frappe de malheur,

Ou que le malheur l'a frappé.

[...]

Il est dansé par des tueurs de fauves intraitables. Il es dansé par des tueurs de fauves irréductibles » (p. 314).

La particularité de ces chants, c'est que, une fois proférés, ils cessent d'être des chants, ils deviennent des hymnes guerriers, des forces agissantes et irrésistibles pour la personne à qui ils sont destinés. C'est ce qui fait que, lorsque Balla Fasséké s'est introduit dans la chambre la plus secrète du palais de Soumaoro et qu'il s'est mis à jouer du xylophone, « Tout semblait prendre vie aux accents de cette musique magique : les neuf têtes de morts reprirent leur forme terrestre, elles battaient des paupières en écoutant le grave « air des Vautours »; de la jarre le serpent, la tête posée sur le rebord, semblait écouter73(*) ».

-LES PROVERBES.

L'utilisation massive des proverbes est l'une des caractéristiques orales de ce roman. Kourouma a ponctué son oeuvre d'une multitude de proverbes. Ceux-ci touchent à divers thèmes comme le respect de la tradition, le pouvoir, la mort, etc. Ils portent en eux la quintessence de la parole et la puissance du verbe. En suspendant le récit, ils permettent au lecteur, ou du moins à l'auditeur de prendre une distance pour réfléchir, penser ce qui est dit en corrélation avec les proverbes qui, de ce fait, fonctionnent comme des miroirs où réfléchit la narration sous une forme condensée. Dans la tradition orale, l'emploi des proverbes est essentiel : ne dit-on pas que « Le proverbe est le cheval de la parole; quand la parole se perd, c'est grâce au proverbe qu'on la retrouve » (p. 42).

En outre, il faut aussi noter, d'une part, que du point de vue de son organisation interne, En attendant le vote des bêtes sauvages se lit comme une épopée. La structure canonique de l'épopée, -naissance-enfance-formation ou initiation-exil ou voyage-retour-combat-intronisation ou fin-, est celle qui organise l'aventure de Koyaga. En effet, Koyaga après une enfance marquée par des prodiges, comme nous l'avons vu un peu plus haut, a eu un itinéraire semblable à celui du héros épique : les pérégrinations qu'il a faites en Indochine, en France, un peu partout en Afrique correspondent à l'initiation et à l'exil tandis que son retour dans la République du Golfe, sa prise héroïque du pouvoir se rapportent aux deux avant-dernières étapes de l'itinéraire épique, à savoir, le retour et le combat. Quant à la fin, elle correspond à la perte du pouvoir de Koyaga dans des circonstances chaotiques, apocalyptiques et merveilleuses dignes des contes ou mythes eschatologiques. Dans les dernières pages du roman, en effet, on assiste à un incroyable déferlement d'êtres vivants de toutes sortes dont il impossible de dénombre le nombre. D'autre part, vu les empreintes orales du roman et le style de l'auteur, on peut dire que Kourouma est « un conteur traditionnel sous la peau d'un romancier74(*) ».

Enfin, En attendant le vote des bêtes sauvages est, tant par son mode d'énonciation, sa structure que par les nombreux éléments empruntés aux genres oraux, une oeuvre qui concilie l'oralité à l'écriture. Le roman est donc, pourrait-on dire, une expérience où, l'auteur a procédé à l'écriture de l'oralité en ayant conféré une double face au narrataire et au récepteur. Selon Ibrahima Wane, « La recréation par le roman de la performance orale sert une technique de construction du statut de l'énonciateur mais aussi du destinataire. La transcription d'une séance de narration a la particularité de postuler d'office deux types de récepteurs : les destinataires fictifs qui sont l'auditoire des griots et le public réel constitué par les lecteurs du roman75(*) ».

Ce mariage réussi entre l'écriture et l'oralité aura été pour Kourouma un moyen de fixer l'oralité par le truchement de l'écriture. Il a réussi ainsi à sauvegarder de la disparition beaucoup de traits de la tradition orale malinké qui, comme toutes les autres traditions orales africaines, est menacée de toutes parts.

Et c'est là une expérience de bon aloi qu'il faut prendre en compte pour sauvegarder et promouvoir l'oralité menacée par la primauté de l'écrit et par l'hégémonie de plus en plus grandissante des nouvelles technologies de l'information et de la communication.

* 61Tijani, Mufutau Adebowale (2004), «  Ahmadou Kourouma : un conteur traditionnel sous la peau d'un romancier », Semen, 18 : De la culture orale à la production écrite : Littératures africaines, (pp. 105-115), p. 107.

* 62GENETTE, Gérard, « Introduction à l'architexte », in COLLECTIF, Théorie des genres, Paris, Seuil, 1986, p. 89-159. Genette définit l'architextualité comme « cette relation d'inclusion qui unit chaque texte aux divers types de discours auxquels il ressortit [...] » (p. 157).

* 63WANE, Ibrahima « Transgressions, concessions et conciliations ou l'altérité dans En attendant le vote des bêtes sauvages d'Ahmadou Kourouma », Éthiopiques, numéro 75 Littérature, philosophie et art 2ème semestre 2005, p. 1. Les pages que nous donnons dans cette étude correspondent à celles de l'article mis en ligne : elles différent donc de celles de l'article qui a été publié dans la revue Éthiopiques.

* 64Tijani, Mufutau Adebowale (2004), op. cit., Semen, 18, p. 108.

* 65Paris, Éditions de Minuit, 1952.

* 66www.politique-africaine.com/numeros/pdf/075178.pdf

* 67Dumestre, Gérard (1979), Paris, Armand Colin, classiques africains.

* 68Dictionnaire de l'Académie française, version informatique en ligne sur le site : www.academie-francaise.fr

* 69Farba Seck, « Les Almâmis de la maison des Soriyâ », Sow Alfâ Ibrâhîm (1968), Chroniques et récits du Foûta-Djalon, Paris, Klincksieck, (pp. 54-83), p. 55.

* 70Article, op. cit., p. 1.

* 71 Idem, p. 2.

* 72Seydou, Christiane (1983), « Réflexions sur les structures narratives du texte épique. L'exemple des épopées peule et bambara », L'Homme, vol 23, n° 3, (pp. 41-54), p. 43.

* 73 Niane, Djibril Tamsir (1960), Soundjatou ou l'épopée mandingue, Paris, Présence Africaine, p. 75.

* 74 Cf. L'article de Tijani, Semen, 18, op. cit.

* 75WANE, Ibrahima, op. cit., p. 3. Voir la note 3.

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"Les esprits médiocres condamnent d'ordinaire tout ce qui passe leur portée"   François de la Rochefoucauld