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Un champ scientifique à l'épreuve de la Seconde guerre mondiale les revues de géographie françaises de 1936 à 1945

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par Laurent Beauguitte
Université Paris 7 - Master 1 2007
  

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2.2. « Géographie rurale » et retour à la terre

Le discours de certains géographes sur l'histoire de la géographie « classique » est parfois étonnant. Paul Claval écrit par exemple « les spécialistes du monde rural sont les agents d'idéologies conservatrices, voire franchement passéistes. Les géographes n'échappent pas à la règle » (Claval, 1998, p.189). André-Louis Sanguin prétend qu'à partir de 1945, la géographie française « ne peut plus continuer à occulter les espaces urbains et à fabriquer de belles monographies sur des espaces figés » (Claval, Sanguin, 1996, p.335). L'article beaucoup plus nuancé de Jean-François Chanet reprend en partie ce discours, il affirme à propos des géographes que « leur regard reste surtout tourné vers le passé » (Chanet, 1994, p.11). De là à faire des géographes des partisans du retour à la terre, il y a une marge difficile à franchir. L'étude des articles de ce qui n'est pas considéré à l'époque comme de la géographie rurale (voir la mise au point de Plet, 2003) permet d'infirmer nombre de ces affirmations. Le monde rural étudié par les géographes n'est certainement pas dans les années 1930 et 1940 un monde figé. Il s'agit bien au contraire d'un monde en pleine transformation : transformation des cultures et des modes de production, de l'habitat, des moeurs, bouleversement démographique (voir Paxton, 1996, « La triple crise de la paysannerie française », p.23-85). Tous les auteurs sans exception insistent sur les changements en cours. Qu'ils s'intéressent aux espaces ruraux ne doit pas surprendre, il suffit de rappeler qu'en 1936, un tiers de la population active est agricole (Moulin, 1988, p.180). Et l'abondance de monographies sur des « petites patries » à dominante rurale semble être en partie la conséquence du mode de fonctionnement des Instituts de Géographie provinciaux. Les Alpes sont ainsi découpées en territoires, territoires qui feront chacun l'objet d'un mémoire de DES, mémoire qui a ensuite de fortes chances d'être publié dans la RGA (7 DES publiés sur 9 présentés de 1937 à 1941). Grenoble étant la chasse gardée de Raoul Blanchard depuis 1916, il est normal de rencontrer tant d'études sur des vallées rurales dans la Revue de géographie alpine.

Il convient également de rappeler que ce n'est pas Vichy mais toute la IIIe République qui met à l'honneur les vertus campagnardes. Les travaux d'Anne-Marie Thiesse (1991, 1997) et de Jean-François Chanet (1996) montrent comment le discours républicain et ses prolongements scolaires ont promu les valeurs supposées du monde rural : stabilité, prévoyance, modération, enracinement. Ce thème a son origine dans les fondations mêmes de la IIIe République : louer les vertus paysannes doit favoriser le ralliement des paysans à la République après l'écrasement de la Commune de Paris. Ce discours n'est d'ailleurs pas le privilège d'un parti politique : L'Humanité publie un feuilleton en 1911 pour combattre la dépopulation des campagnes, le feuilleton se termine par un chapitre intitulé « Résurrection » qui décrit le retour à la terre de l'héroïne (Thiesse, 1991, p.189). Ajoutons enfin qu'après la première guerre mondiale, le paysan français est considéré par l'opinion comme le sauveur du pays, celui qui a payé « l'impôt du sang » pour défendre ses terres.

Les termes utilisés pour décrire les transformations en cours et le « fléau de la dépopulation » ont été relevés dans les articles parus dans les revues du corpus de 1936 à 1945. L'objectif était d'évaluer la pénétration, à partir de 1940, des idéologies pétainistes dans le champ scientifique. L'ouvrage de Marcel Braibant (1943) - propagandiste vichyssois qu'Abetz a fait libérer au début de la guerre (Burrin, 1995, p.378) - a servi de point de comparaison. Une approche quantitative a été tentée puis abandonnée. En effet, la catégorie « géographie rurale » fonctionne très mal pour les articles de l'époque. En fonction des critères d'inclusion retenus, il est facile de prouver tout et son contraire. De nombreuses monographies portent sur des espaces à dominante rurale, mais les villes y sont traitées. D'autres articles s'apparentent davantage à la géographie économique ou à la géographie de la population. Les géographes n'utilisent pas cette catégorie pendant la période, j'ai jugé plus sage d'agir de même.

Les termes employés pour décrire l'habitat traditionnel sont en général extrêmement péjoratifs : « misérables bâtisses », « tout paraît pauvre, étriqué, étrangement désuet » (Lhéritier, 1937, p.628), le même auteur écrit un peu plus loin : « la vue de ces maisons rustiques évoque un long passé de médiocrité ou de pauvreté » (id., p.646). Les descriptions évoquent « l'aspect sombre des intérieur : cheminée noire, murs gris, plafond noir » (Veyret, 1936, p.853) ou une maison qui « est partout sale et sans hygiène » (Duroselle, 1943, p.292). Les maisons anciennes donnent une « impression misérable » et où règne « l'absence de confort et d'hygiène » (Mory, 1939, p.462). Le ton est le même pour décrire les bâtiments d'exploitation : étables « obscures, mal aérées [...] mal tenues, fangeuses » (Ombret, 1937, p.181), ou bien « basses, sombres et malsaines » (Amalric, 1937, p.232). Les modes d'exploitation traditionnels ne sont pas davantage mis à l'honneur et les termes « archaïque », « inadapté » et « désuet » reviennent très fréquemment avant comme après 1940.

Les transformations des modes d'exploitation (remembrement, mécanisation, spécialisation) sont louées de façon quasi unanimes : « formes nouvelles, mieux liées à la vie économique moderne » (Ombret, 1936, p.171), « partout des fermes aménagées, agrandies, des constructions neuves » (Christophe, 1942, p.157), « progrès généraux de la vie agricole» (Sentou, 1941, p.316), « la production [...] fait circuler l'aisance dans le pays, elle oblige le paysan à sortir de ses habitudes. Elle le pourvoit de moyens nouveaux, elle ouvre son esprit vers des progrès intéressant peu à peu toute la vie rurale » (Orue, 1941, p.450). L'enrichissement des agriculteurs se traduit notamment par des transformations de l'habitat et les avis se font plus nuancés. Tous louent les progrès de l'hygiène et du confort mais rares sont ceux qui vont jusqu'à se réjouir du changement du mobilier : « on apprécie cependant la solide banalité [des pièces de mobilier ancien] quand elles se juxtaposent à ces meubles de pacotille qui commencent à encombrer les logis paysans » (Sauvan, 1942, p.358), « les meubles modernes viennent détruire l'originalité faite d'une adaptation autrefois mieux conçue » (Jourdan, 1938, p.119). Des formules positives apparaissent cependant : « à la lourde table de chêne massif succède un meuble plus maniable » (Mory, 1939, p.464), « un mobilier plus moderne et plus confortable » (Méjean, 1939, p.205). La majorité des auteurs, tout en se réjouissant du « progrès dans la manière de vivre », regrette « la perte de ce qui faisait le charme de la maison traditionnelle » (Faucher, 1945, p.252).

Le sujet le plus constamment évoqué à propos du monde rural est le « fléau de la dépopulation » et sa conséquence paysagère, la multiplication des ruines. Le sujet a été traité par Jean-François Chanet (1994) et je passerai sur ce thème beaucoup plus rapidement que ne le firent les géographes de l'époque. Ceux-ci utilisaient un modèle théorique parfaitement résumé par Henri Onde, l'émigration était « un moyen de proportionner sa population à ses ressources, de parvenir à un équilibre [...], d'échapper à une surcharge dangereuse et à la misère » (Onde, 1942b, p.392). Tous les auteurs insistent sur la surcharge démographique des campagnes autour de 1850 et tous insistent également sur le caractère nécessaire de l'émigration. Ce qui échappe à la compréhension des auteurs, c'est qu'un pays continue à perdre des habitants alors qu'il pourrait très bien faire vivre confortablement toute la population restante. Cette incompréhension est tout à fait nette lorsque Raoul Blanchard, à propos du Québec, écrit qu'il est « affligeant » de découvrir les « méfaits » de l'émigration dans « une région où la moitié du sol reste inculte » (1937a, p.130), ou que « le voyageur s'étonne de ne trouver que 1000 âmes dispersées dans un secteur qui pourrait en faire vivre 20000 » (1938, p.91). La poursuite de l'émigration, une fois dépassé cet état d'équilibre, inquiète et désole la plupart des géographes pendant toute la période. Il y a là un phénomène que les contemporains jugent anormal : « la dépopulation progressive que nous allons retracer n'aurait pas dû se poursuivre jusqu'à la désertion presque absolue » (Veyret, 1941, p.514). Ses effets positifs sont cependant soulignés : Philippe Arbos, dans son compte rendu de la thèse de Lucien Gachon, après avoir évoqué « l'extension lamentable des friches »,  « les ruines villageoises », « un air d'abandon qui serre le coeur » écrit qu'ensuite « on a assisté au progrès d'un paysage naturel de pelouses et de forêts, à la reconstitution des réserves en terre, en eau, en humus, au remembrement de la propriété, à la décongestion des vieux villages » (Arbos, 1941, p.528). Henri Gaussen évoque à plusieurs reprises les conséquences bénéfiques de la dépopulation sur la flore (Gaussen, 1937, p.363 et 368). Et un auteur écrit en substance que les tares résultant de mariages consanguins sont moins nombreuses depuis que la dépopulation oblige à chercher son conjoint plus loin (Delaruelle, 1943, p.58). Des arguments nouveaux apparaissent après guerre pour déplorer cette « désertion » : il convient d'éviter une « hémorragie mortelle telle qui accumulerait des charges administratives trop lourdes pour une population réduite » (Smotkine, 1945, p.128).

Si l'exode rural est décrit comme un drame, aucun géographe ne croit au retour à la terre. Il importe de rappeler que là encore, Vichy n'invente rien. Un Comité de retour à la terre, placé sous l'autorité du Ministère de l'Agriculture, est créé en 1922 (Faure, 1987, p.107), et de nombreux romans et feuilletons publiés dans les années 1930 illustrent la popularité du thème. Le ton est parfois nuancé : « il est à supposer et à craindre [que] toutes les cultures abandonnées des Alpes Maritimes ne puissent être rendues à leur vocation primitive » (Dugelay, 1943, p.164).  Il est parfois beaucoup plus explicite : « il ne faut pas compter sur le "retour à la terre"  pour repeupler la montagne » (Fourchy, 1943, p.186), « Prêcher le retour à la terre et décrire les joies de la campagne est bien ; mais il est à croire que ceux qui les décrivent et les prêchent n'ont jamais habité dans le cadre sinistre de Callibet » (Defos du Rau, 1944, p.53). À ma connaissance, le seul géographe ayant prôné sous Vichy le retour à la terre est Lucien Gachon, mais il l'a fait dans son oeuvre romanesque (voir l'analyse de Thiesse, 1991, p.274-280), et ce thème n'apparaît pas dans ses articles scientifiques. La lecture de sa thèse principale et de sa thèse complémentaire, celle de ses articles parus pendant l'Occupation, montre au contraire un géographe certes amoureux de son terrain et fort peu sensible au monde urbain, mais nullement un propagandiste à la Braibant. Ce dernier voit dans le retour à la campagne et à l'artisanat traditionnel le remède au chômage, à la dénatalité et aux conflits sociaux (Braibant, 1943, p.141-142). Aucun géographe ne croit à sous Vichy que le retour à la terre soit une solution viable - la politique d'aide à l'installation en milieu rural a d'ailleurs été un échec total, moins d'un millier de familles ayant cédé aux charmes de la campagne malgré une propagande intense (Giolitto, 1991, p.26). Si Vichy a mis les campagnes à l'honneur, c'était en partie pour lutter contre les supposées « industrialisation et urbanisation à outrance ». Les géographes classiques ayant une réputation tenace - et discutable - des ruralistes indécrottables, il est apparu intéressant d'étudier la façon dont ils traitent avant et après l'armistice de 1940 des villes et de l'industrie.

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"I don't believe we shall ever have a good money again before we take the thing out of the hand of governments. We can't take it violently, out of the hands of governments, all we can do is by some sly roundabout way introduce something that they can't stop ..."   Friedrich Hayek (1899-1992) en 1984