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Anthropologie de la violence chez Hegel

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par Mory THIAM
Université Cheikh Anta Diop de Dakar - Maitrise 2008
  

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CHAPITRE III : La dialectique de l'humain et du divin

Nous avons déjà mentionné l'idée que, chez Hegel, la définition de l'homme nécessite la prise en compte non seulement de la nature des rapports entre le sujet et la nature mais aussi des types de rapports que les hommes entretiennent entre eux. Mais elle nécessite également la prise en compte d'un autre type de rapport aussi essentiel que les deux premiers : c'est celui entre l'homme et Dieu. En effet, l'une des particularités de l'anthropologie hégélienne, c'est qu'elle se laisse également appréhender dans sa philosophie de la religion qui est l'aboutissement du processus phénoménologique. Par conséquent, pour saisir la dimension anthropologique de la violence, nous sommes tenus de cerner la place qu'elle occupe dans la dialectique entre le sujet humain et le sujet divin.

Pour mieux saisir cette dialectique, il serait opportun de cerner la présentation que Hegel fait de la nature de Dieu puisque c'est sur elle que repose toute sa conception des rapports entre l'homme et la divinité. Dans la première partie des Leçons sur la philosophie de la religion, Hegel dit ceci : << Quand nous posons la question : Qu'est ce que Dieu ? Que signifie le terme Dieu ? Nous réclamons la pensée et on doit nous l'indiquer. [...J En ce cas la signification c'est la notion, ce que nous désirons savoir c'est l'Absolu ; la nature divine appréhendée par la pensée, son essence logique ; ou bien l'idée même de la philosophie et cette signification, c'est la nature de Dieu comprise. Ainsi ce que nous nommons l'Absolu a le même sens que le terme Dieu »47.

En d'autres termes, pour Hegel Dieu c'est l'Absolu. Mais cette identité ne reflète pas à elle seule toute sa conception de la nature divine. Il est donc possible ici de poser la question portant sur la nature de cet Absolu. A cette dernière, Hegel répondra << De l'absolu il faut dire qu'il est essentiellement Résultat, c'est-à-dire qu'il est à la fin seulement ce qu'il est en

47 G. W. F. Hegel, La philosophie de l'esprit de la realphilosophie, trad. Guy Planty-Bonjour, Paris, PUF 1982, pp. 33-34.

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vérité »48. Le résultat dont il est ici question, c'est l'aboutissement du processus phénoménologique.

En d'autres termes, au début du processus Dieu n'est pas dans sa vérité, c'est-à-dire qu'il n'est pas conforme à son concept. Ce qui apparaît étonnant ici c'est que la présence de Dieu n'ait nullement été mentionnée durant tout le processus phénoménologique puisque, faudraitil le rappeler ce dernier est l'histoire de l'affirmation du sujet humain. Comment se fait-il alors que le processus d'affirmation de l'homme aboutisse à l'affirmation de la vérité de Dieu ?

La pertinence d'un tel aboutissement est à chercher dans la présentation que Hegel nous fait du rapport entre la nature humaine et la nature divine, en disant : << il [c'est-à-dire Dieu] est un homme qui a l'être-là spatial et temporel en commun, et ce singulier ce sont tous les singuliers. La nature divine n'est pas autre chose que la nature humaine »49. Il faut dire que cette présentation de Hegel est aux antipodes de la conception qui a dominé toute l'histoire de la philosophie. En effet, en faisant de Dieu un être spatial et temporel, il s'écarte de la voie tracée par Platon et que l'histoire de la philosophie a suivie jusqu'à Kant. Ce dernier considérait d'ailleurs que Dieu n'est pas objet de connaissance puisqu'il est en dehors des formes a priori de la sensibilité que sont l'espace et le temps.

Ainsi, chez Kant, il y a un décalage entre l'homme et Dieu qui se manifeste par le fait que l'homme est dans l'espace et le temps alors que Dieu est en dehors. C'est justement un tel décalage que rejette Hegel parce que, pour lui, ce ne serait donc que la manifestation d'une inadéquation avec leur vérité commune. Cette idée se trouve clairement exprimée dans ses leçons sur la philosophie de la religion, où il affirme que << Si l'on dit : Dieu est infini, je suis fini, ce sont de mauvaises expressions, des formes inadéquates à l'idée, à la nature de la

48 G. W. F. Hegel, Phénoménologie de l'esprit, T. 1, trad. Jean Hyppolite, Paris, Aubier, 1937, p. 19

49 G. W. F. Hegel, La philosophie de l'esprit de la realphilosophie, trad. Guy Planty-Bonjour, Paris, PUF 1982, p. 113.

chose. Le fini n'est pas ce qui est, l'infini non plus n'est pas fixe »50. La suppression de ce décalage s'avère nécessaire dans la mesure où les deux êtres sont tenus de réaliser l'adéquation avec leur propre concept.

Et pour que celle-ci puise être effective il faut que Dieu renonce à son infinité qu'il accepte de se soumettre à la limitation de l'espace et du temps. En d'autres termes, Dieu doit se faire un être historique, et accepter toutes les contradictions de l'histoire.

Et il apparait clairement chez Hegel qu'une telle soumission aura nécessairement lieu parce que « Le fini [nous dit-il] se révèle ainsi comme moment essentiel de l'infini ; et si nous posons Dieu comme infini, il ne peut, pour être Dieu, se passer du fini »51. Par conséquent, l'historicité de la nature divine est la seule condition de sa réalisation, de l'adéquation à son concept. La conséquence qui découle nécessairement de cette position de Hegel c'est la mort de Dieu. La pertinence d'une telle conséquence réside dans le fait que le temps et l'espace sont synonymes de limitation. Un être temporel est donc un être qui est appelé à se soumettre à la limitation du temps et donc à faire l'expérience de la mort.

Cette mort de Dieu chez Hegel se manifeste par un renoncement pour Dieu puisqu'il renonce à son être pour se soumettre au devenir. En d'autres termes, dans sa manifestation première, cette mort n'est pas l'oeuvre d'un sujet extérieur, mais elle trouve sa source dans une acceptation volontaire de la part du sujet divin de s'y plier, c'est par conséquent un suicide. Et en se soumettant à la loi de la mort, Dieu devient en réalité un être qui possède des propriétés humaines. Mais cette humanisation de Dieu n'est cependant pas à comprendre au sens d'une corruption de l'être au sens ou l'entendrait Aristote. Elle va de pair avec la déification, ou la génération de l'homme, et elle doit être considérée comme le pont qui mène à une région plus vaste, un passage vers une figure plus haute que Hegel appelle L'Esprit Absolu. C'est ce que note avec clarté Roger Garaudy en affirmant :

<< L'absolu peut s'incarner, l'absolu doit s'incarner et par là même, il se soumet à la loi de la
mort.[...]Cette mort de la nature est naissance de l'esprit qui affleure dans la nature même

50 G. W. F. Hegel, Leçons sur la philosophie de la religion, première partie << Notion de la religion » traduit par Jean Gibelin Paris Vrin 1971 P. 130.

51 G. W. F. Hegel, op. Cit. p. 129.

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par la mort, c'est-à-dire dans le mouvement par lequel chaque être particulier atteint son terme, sa fin, et nous lance par cette disparition même, au-delà de lui vers le tout plus vaste qui le fonde et qui le contient qui lui donne son sens et sa réalité véritable »52 .

Le sens de la mort de Dieu se laisse découvrir dans ce qu'elle engendre à savoir l'Esprit Absolu. Celui-ci constitue pour Hegel la vérité commune aux deux êtres à savoir Dieu et l'homme mais qui ne font qu'un en réalité puisque l'un (l'homme) est une modalité de l'autre (Dieu).

La mort de Dieu n'est cependant pas, chez Hegel, le résultat d'un combat identique à celui qui a opposé les deux consciences dans le cadre de la lutte pour la reconnaissance. D'ailleurs, un tel rapport ne saurait être possible dans la mesure où il ne s'agit pas d'un rapport d'extériorité entre deux réalités distinctes. Il est vrai qu'il y avait une extériorité entre les deux au début du processus, mais cette dernière était la preuve de leur inadéquation avec leur propre concept.

C'est là que se manifeste la particularité de la philosophie hégélienne de la religion, laquelle particularité peut être saisie à un double niveau. Le premier est celui dans lequel Dieu, pour être effectif, doit renoncer à sa transcendance puisque, pour Hegel, il n'y a qu'une seule réalité à savoir Dieu ou l'Absolu et il doit s'incarner dans toutes les autres réalités finies. Il s'agit donc d'une vision panthéiste de la religion. Il est vrai qu'il n'est pas le premier panthéiste de l'histoire de la philosophie, puisque nous retrouvons une telle vision chez Héraclite, Baruch de Spinoza et d'autres. Mais le panthéisme de Hegel,- et c'est là le deuxième niveau de la particularité de sa philosophie de la religion- en dehors du fait qu'il se distingue de celui de Spinoza qui est panthéisme naturaliste, par son caractère spiritualiste, se manifeste dans et par l'expérience de la violence, qui est ici la mort de Dieu.

Dieu n'est donc pas synonyme de repos, de fin du mouvement et de la violence puisqu'il doit se soumettre aux contradictions de l'histoire. Jaques D'Hondt a donc raison de noter, à propos du Dieu hégélien, qu'il s'agit d' « un Dieu agité d'une dialectique intérieure qui se déploie historiquement et n'est que, dans ce déploiement, un Dieu qui se confond avec l'esprit

52 R. GARAUDY, Dieu est mort. Etude sur Hegel, Paris, PUF, 1970, P. 102.

de la communauté, un Dieu qui est la conscience en marche et s'accomplit en cette marche »53.

Cette participation au cours de l'histoire n'est en réalité possible que dans la mesure où Dieu s'est humanisé, il s'est fait homme parmi les hommes en la personne du Christ. La mission du Christ consistait donc, pour Hegel, en la résorption du décalage entre l'infini et le fini, synthèse qu'il a su lui-même incarner. Cette synthèse entre le sujet divin et l'homme se reflète de la nature même de christ. Pour Hegel, le christ à une double existence et cette idée apparait dans ces mots :

<< Cette apparition du Dieu-homme doit être aussitôt considérée de deux manières, premièrement en tant qu'homme selon son état extérieur, selon sa considération non religieuse, c'est-à-dire tel qu'il apparaît en tant qu'homme ordinaire. Mais la seconde considération est celle qui se fait dans l'esprit, avec l'esprit et frayant la route vers sa vérité parce qu'il a en lui-même cette scission infinie, cette douleur, qu'il veut la vérité, qu'il veut et doit avoir le besoin de la vérité et la certitude de la vérité. C'est seulement avec ce second mode de considération qu'on a le religieux >>54.

Cette double manifestation du Christ sera le fondement de la double signification de la violence qu'il va subir pour se réaliser en tant qu'Esprit Saint. Le premier sens est celui de la violence subie en tant qu'homme, et ce sont les hommes qui la lui feront subir. Ainsi la réalité humaine du Christ est celle qui doit emprunter le chemin de croix qui va aboutir à la crucifixion. Vue sous cet angle, la mort de Dieu est l'oeuvre d'un meurtrier à savoir l'homme. Cette crucifixion apparaît aux yeux de Hegel comme une nécessité puisque la réalité humaine porte en elle-même la mort. Claude Bruaire notera à ce propos que « le christ existe comme homme qui doit mourir. [...J La nature humaine ne peut être assumée par Dieu que si l'être fini séparé est détruit »55 Il faut alors dire que cette mort du Christ est à interpréter au sens purement biologique du terme c'est-à-dire qu'il meurt de son corps.

53 J. d'Hondt, Hegel, Paris, PUF, 1975, p. 54.

54 G. W. F. Hegel, Leçons sur la philosophie de la religion, Troisième partie : << la religion accomplie >>, trad. Pierre Garniron, Paris, PUF, 2004, p. 232.

55 C. Bruaire, Logique et religion chrétienne dans la philosophie de Hegel, Paris, Seuil, 1964, p 129.

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Mais une telle interprétation ne reflète qu'un aspect de cette mort, puisque cette violence à une autre signification, c'est celle qui découle de sa nature spirituelle. Il est esprit qui ne s'est pas encore réalisé comme Esprit Saint ; et c'est par la tension vers l'universel, par l'intermédiaire de l'auto négation du soi comme esprit simple, qui n'est qu'une transition vers la résurrection, qu'une telle réalisation est possible. Et dans ce sens, elle prend sa source dans le renoncement, et c'est sous cet aspect qu'apparaît la véritable valeur de cette mort. C'est pourquoi, nous dit Hegel, << l'histoire de la résurrection et de l'élévation du Christ à la droite de Dieu commence là oil l'histoire acquiert une interprétation spirituelle »56.

Nous voyons donc que la réalisation du christ comme Esprit Saint passe forcément par la plus terrible des violences : l'expérience de la mort. Aussi étonnant que cela puisse paraître, la mort de Dieu, chez Hegel, est donc la condition de son accomplissement comme Esprit Absolu. Elle n'est donc pas à comprendre dans le même sens que celle proclamée par Nietzsche dans le gai savoir. Il est vrai que tous le deux nient toute idée de transcendance divine ; mais là où, chez Nietzsche, la mort de Dieu est synonyme d'une négation absolue, chez Hegel ce renoncement à sa transcendance n'est qu'une transition vers une nouvelle forme d'existence. Cette divergence de points de vue se reflète plus manifestement dans le fait que, pour Nietzsche, la mort de Dieu nous abandonne à notre propre sort et nous laisse avec un océan d'incertitudes que nous devons traverser, comme un navigateur qui a perdu sa boussole au beau milieu de la mer. Autrement dit, chez Nietzsche, le nihilisme constitue la conséquence de la mort de Dieu.

Par contre, la mort de Dieu chez Hegel est salutaire pour l'homme, puisque c'est la condition sine qua non pour le rachat du péché originel, mais pour Dieu également dans la mesure où elle permet sa synthèse, condition de son effectivité. Le chemin de croix apparaît donc comme le seul chemin qui mène à cette réconciliation. Hegel confirme en ces termes : << la mort du Christ est d'une part la mort d'un homme, d'un ami qui a été tué par violence ; mais appréhendé spirituellement, c'est cette mort même qui devient le salut, le centre de la

56 56 G. W. F. Hegel, Leçons sur la philosophie de la religion, Troisième partie : << la religion accomplie », trad. Pierre Garniron, Paris, PUF, 2004, p. 241.

réconciliation. Avoir l'intuition de la nature de l'esprit et de la satisfaction de son besoin de façon sensible est alors une perspective qui n'a été ouverte à ses amis qu'après la mort du Christ »57.

Par conséquent, à en croire cette interprétation de Hegel, l'acceptation par le Christ de subir la violence, constitue la source du salut de l'humanité. Celle-ci trouve toute son expression dans le fait qu'il ait emprunté volontairement le chemin de croix pour le rendre effectif. Les raisons du renoncement de Dieu à sa transcendance pour se soumettre à la violence dont l'histoire est porteuse sont à chercher dans l'acte d'amour.

Dans la mesure où cette incarnation divine en la personne du Christ est pour Hegel la condition du salut, il est possible d'affirmer que ce dernier dépend en dernière instance de l'amour que les différents sujets se portent les uns envers les autres. Car il faut bien le dire si l'humain n'est qu'une modalité de l'absolu, l'amour divin doit se manifester dans les rapports interhumains.

C'est cette double manifestation du sentiment d'amour que Hegel exprime en ces termes : << la détermination fondamentale dans ce royaume de Dieu est la présence de Dieu, de sorte que ce n'est pas seulement l'amour de l'homme qui est recommandé aux membres de ce royaume, mais la conscience que Dieu est l'amour. Cela revient à dire que Dieu est présent, c'est-à-dire que cette présence doit exister en tant que sentiment propre, que sentiment-de-soimême »58.

Il apparaît trois éléments fondamentaux dans cette affirmation de Hegel : le premier est que l'amour ne trouve son expression la plus parfaite et la plus manifeste qu'en tant qu'il est un sentiment divin. L'amour divin est donc une catégorie fondamentale dans le rapport de l'homme à Dieu. Le deuxième élément c'est que l'amour divin n'est pas un sentiment parmi tant d'autres, ce qui en ferait quelque chose de contingent, mais la nature même du divin : << dieu est amour ». Il découle d'une telle idée que l'amour est le seul type de rapport que Dieu peut entretenir avec les autres réalités et principalement avec les hommes. Le troisième élément, non moins important que les deux autres, réside en ceci que l'amour divin n'est pas un rapport à une réalité qui lui serait extérieure, mais plutôt un rapport de soi à soi même,

57 G. W. F. Hegel, Op. Cit., p. 241.

58 G. W. F. Hegel, Leçons sur la philosophie de la religion, Troisième partie : << la religion accomplie », trad. Pierre Garniron, Paris, PUF, 2004, p. 238.

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puisqu'il est la seule réalité qui existe. En d'autres termes, l'amour divin est un amour propre puisque c'est un << sentiment-de-soi-même ».

Mais il est quand même opportun de souligner que l'amour divin trouve son origine et son sens dans une situation de scission originelle, laquelle scission est une conséquence du péché originel. Ce qui se manifeste dans la scission originelle, c'est qu'au début, l'homme et Dieu sont deux réalités extérieures l'une à l'autre. Cet amour divin est donc à entendre dans le sens d'un désir de mettre fin à cette scission.

L'amour divin est donc né d'une rupture et va ainsi s'exprimer dans le drame. En effet, si l'amour est le signe d'une finitude, et par conséquent d'un décalage, il n'existe que dans la mesure où celui persiste. Le drame qui apparaît dans l'amour divin ne relève donc pas de la contingence et par conséquent la nature divine est forcément dramatique. C'est ce que note Hegel en ces termes : « la vie de Dieu et la connaissance divine peuvent donc bien, si l'on veut, être exprimé comme le jeu de l'amour avec soi-même ; mais cette idée s'abaisse jusqu'à l'édification et même jusqu'à la fadeur quand y manque le sérieux, la douleur, la patience, et le travail du négatif »59.

Les termes que Hegel utilise dans cette affirmation sont assez illustratifs de la nature dramatique de l'amour divin, puisque ce dernier ne peut s'exprimer que dans << le sérieux », « la douleur », « la patience » et « le travail du négatif ». Il convient alors de s'arrêter sur le contenu de ces concepts puisqu'ils sont porteurs de toute la conception hégélienne. Le travail du négatif qu'implique l'amour divin trouve sa justification dans la nécessité du renoncement à soi de Dieu, lequel renoncement est en fait une négation de son être-là divin. Ce renoncement se fait dans la douleur, c'est-à-dire dans l'extrême souffrance puisqu'il est un affrontement avec la mort. L'objectif de ce renoncement à soi de Dieu n'est atteint qu'au bout d'un processus, elle ne s'effectue donc pas de manière immédiate, c'est pourquoi l'amour divin exige de la patience pour pouvoir être effectif. Cette conception Hégélienne de l'amour divin est pour le moins antiromantique puisqu'il se manifeste dans le sérieux de l'histoire universelle.

59 G. W. F. Hegel, Phénoménologie de l'esprit, T. 1, trad. Jean Hyppolite, Paris, Aubier, 1937, p. 18.

L'effectivité de l'amour divin passe donc nécessairement par la soumission à la violence qui est loin d'être un fait extérieur, mais un trait de caractère dominant. Lucien Malverne a eu donc raison de dire que << le suprême sacrifice de l'amour est celui par lequel il consent à n'être plus qu'amour, à se renier dans la violence et précisément pour que l'amour soit ce qu'il a à être : universellement concret »60.

Il est évident que ce que dit Hegel de l'amour divin est valable pour l'amour au sens humain puisque le second est subordonné au premier. En effet, si la nature humaine est considérée comme étant identique à la nature divine, les propriétés attribuées au sujet divin restent applicables au sujet humain, à la différence que le sujet divin est la manifestation de l'universel et du coup l'homme en tant qu'être fini n'en est qu'une modalité. Il est donc clair que la même violence que le sujet divin doit supporter s'exerce sur l'homme avec la même nécessité.

En d'autres termes, l'amour divin est en même temps un amour humain et la mort de Dieu qui en est la conséquence, ou plus l'autre facette, est du même coup une violence sur le sujet humain. Cette identité entre l'amour et la mort apparaît clairement dans cette assertion de Hegel : « la mort est l'amour même ; l'amour absolu y est intuitionné ; l'identité du divin et de l'humain consiste justement en ce que Dieu est auprès de soi même dans l'humain, dans le fini, et que ce fini est lui même dans la mort, une détermination de Dieu. Par la mort Dieu a réconcilié le monde et se réconcilie éternellement avec soi-même »61.

Si la mort de Dieu apparaît ici comme une réconciliation c'est qu'elle ne met pas seulement fin à la scission entre l'humain et le divin. Elle a une signification plus profonde puisqu'on ne parle de réconciliation que là ou il y a eu conflit. Le conflit dont il s'agit ici est celle qu'engendre le péché originel. Cette scission entre l'humain et le divin n'est donc pas à entendre au sens d'une scission entre deux réalités extérieures l'une de l'autre. Il est la conséquence d'un refus par le sujet humain, en l'occurrence Adam, de se conformer aux exigences du divin. Le péché originel n'est donc rien d'autre qu'un refus de soumission à

60 L. Malverne, Signification de l'homme, Paris, PUF coll. << Initiation philosophique » 1960, P. 82.

61G. W. F. Hegel, Leçons sur la philosophie de la religion, Troisième partie : << la religion accomplie », trad. Pierre Garniron, Paris, PUF, 2004, p. 147.

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Dieu qui est pourtant l'infini, et donc la réalité qui engloutit l'ensemble des êtres finis, et qui sont donc sensés s'écraser et se fondre en lui.

Pourtant, ce n'est pas celui qui est fautif, c'est-à-dire l'homme, qui a racheté sa faute mais plutôt celui contre qui la faute à été commise, c'est-à-dire Dieu. Ce que monter une telle réconciliation c'est que dans l'être divin se côtoient, ou plus deviennent identiques, les choses qui sont considérées comme contradictoires par l'homme, et c'est justement dans cette opposition que se situe la scission.

C'est pourquoi << si cette réconciliation, selon son concept est exprimée ainsi, [précise Hegel] c'est parce que le mal est en soi le bien, ou alors parce que l'essence divine est la même chose que la nature dans toute son ampleur ; de même que la nature séparée de l'essence divine est seulement le rien »62

La raison d'un tel phénomène doit être cherchée dans le rapport d'amour qui lie le divin aux hommes. Il a tant aimé les hommes qu'il accepte de racheter la faute à leur place. Par conséquent, l'amour divin engendre le drame. Nous retrouvons les échos d'une telle idée chez Nietzsche qui affirme : << Ainsi me dit un jour le diable « Dieu même a son enfer ; c'est son amour des hommes». Et j'ouïs tout récemment de lui cette parole «Dieu est mort ; de sa compassion pour les hommes Dieu est mort» >>63.

Et ce sacrifice suprême s'exprime dans la personne du Christ. La mission du christ consistait, en fin de compte, au rachat du péché originel. Sa mort est donc, pour Hegel, synonyme de délivrance pour l'humanité toute entière puisqu'en réalité le péché originel la touche dans son intégralité. Hegel dira a ce propos que << «le christ est mort pour tous» ce n'est pas là quelque chose de singulier, mais l'éternelle histoire divine, c'est là un moment de la nature de Dieu même, cela s'est passé en Dieu lui-même >>64.

La mort de Dieu rend du coup nécessaire l'édification de la communauté universelle puisqu'elle doit avoir la même signification pour toute l'humanité. Elle est la preuve que tous les hommes doivent être concernés par la même histoire qui est l'histoire universelle dont la marche s'effectue, selon Hegel, par une rupture.

62 G. W. F. Hegel, Phénoménologie de l'esprit, T. 1, trad. Jean Hyppolite, Paris, Aubier, 1937, p. 282.

63 F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Trad. Maurice de Gadillac, Paris, Gallimard, 1971, p116.

64 G. W. F. Hegel, Leçons sur la philosophie de la religion, Troisième partie : << la religion accomplie >>, trad. Pierre Garniron, Paris, PUF, 2004, p. 243.

DEUXIEME PARTIE :

L'HISTOIRE

UNIVERSELLE OU LE

REGNE DE LA

TERREUR

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La question du rôle des Etats dans l'histoire universelle, est l'une des plus fondamentales dans la pensée de Hegel. Cette place de la question politique dans la marche de l'histoire se justifie par la place qu'elle occupe dans l'affirmation de notre humanité. En effet, pour Hegel, l'individu ne saurait être imaginé en dehors d'un cadre social. Il rejette toute idée d'un état de nature primitif dans lequel l'homme ignorerait toute culture et tout rapport à autrui. Hegel reprend ici la fameuse thèse d'Aristote selon laquelle l'homme serait un animal politique. Il affirme dans ce sens que « tout ce que l'homme est il le doit à l'Etat, c'est là que réside son être »65.

Mais il va s'opérer une radicalisation de la position aristotélicienne. La où Aristote considère l'Etat comme une entité autonome, Hegel estime que la participation du sujet individuel à une organisation étatique qui le dépasse en grandeur et en pouvoir, n'est qu'un moment de l'évolution de l'Esprit Universel. Ainsi, le passage de la famille à la société civile et puis à l'Etat devient une nécessité. Mais la mise en terme des contradictions de la société civile, avec l'instauration de l'Etat, est loin de coïncider avec la fin de la marche de l'histoire, puisque celle-ci prend toute son importance dans les rapports entres les Etats. L'histoire universelle prend donc toute son ampleur et sa signification dans la nature des rapports entre Etats.

Si le sujet individuel ne peut s'affirmer que dans une organisation étatique, il n'en demeure pas moins que l'Etat lui-même ne se définit que dans son rapport aux autres Etats. C'est pourquoi une prise en charge de la dimension anthropologique de la violence chez Hegel ne saurait écarter la question des relations internationales. Il s'agira dans cette partie d'étudier les rapports entre les Etats selon la même optique que celle entre les consciences en analysant la valeur de la guerre chez Hegel, avant de pouvoir en tirer le sens global pour la violence dans la marche de l'esprit universel.

65 G. W. F. Hegel, la raison dans l'histoire, Trad. Kostas Papaioannou, Paris, 10/18, 2006, p. 136.

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