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Anthropologie de la violence chez Hegel

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par Mory THIAM
Université Cheikh Anta Diop de Dakar - Maitrise 2008
  

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CHAPITRE I : La guerre comme forme de lutte pour la reconnaissance

Chez Hegel, la nature des rapports entre les Etats est similaire à celle entre les sujets car, s'il est vrai que l'homme ne trouve son effectivité qu'à l'intérieur de l'Etat, il n'en demeure pas moins vrai que c'est par l'action d'un homme, à savoir le prince, que l'Etat s'exprime. Hegel dira dans ce sens que « l'Etat est orienté vers l'extérieur en tant qu'il est un sujet individuel ; aussi ses rapports avec les autres Etats appartiennent au pouvoir du prince auquel il revient immédiatement de commander la force armée, d'entretenir les relations avec les autres Etats par des ambassadeurs, de décider de la guerre et de la paix, et de conclure d'autres traités »66.

Les rapports entre les Etats sont donc, en dernière instance, les rapports entre les hommes qui sont à la tête de ces Etats. En tant qu'individu singulier, l'Etat ne peut exister dans une situation de totale autarcie. Ceci se justifie par la nécessité de la réalisation de l'universel qui se trouve incarné dans l'Etat à travers ses actes. C'est donc à travers les rapports entre les Etats que l'universel peut résulter. Dans la présentation qu'il fait de l'idée de l'Etat, Hegel, note ce passage en ces termes : « L'idée de l'Etat : a) possède une existence immédiate et est l'Etat individuel comme organique se rapportant à soi même- c'est la constitution du droit politique interne. b) Elle passe à la relation de l'Etat isolé avec les autres Etats- c'est le droit externe c) Elle est l'idée universelle, comme genre et comme puissance absolue sur les Etats individuels, l'esprit qui se donne sa réalité dans le progrès de l'histoire universelle »67.

Les trois aspects de l'Etat qui apparaissent dans cette affirmation de Hegel sont assez illustratifs de la nécessité du rapport entre les Etats. L'Etat s'affirme d'abord en tant que sujet individuel, puis passe par le rapport avec d'autres Etats, lequel rapport constitue l'actualisation des intentions de l'universel qui ne peut se faire que dans le cadre de l'histoire

66G. W. F HEGEL, Principes de la philosophie du droit, traduit par André Kaan, préfacé par Jean Hyppolite, Paris, Gallimard, 1940 p. 327.

67 G. W. F. Hegel, Op. Cit. p. 255.

universelle. Il est clair alors que la nature du procès de l'histoire universelle dépend de celle des rapports entre les Etats.

La nature de ces rapports se laisse découvrir dans la qualification que Hegel assigne à l'Etat. Nous avons déjà vu que, chez Hegel, tout sujet individuel a besoin de la reconnaissance de l'autre pour accéder à l'universel68, par conséquent l'Etat lui-même, en tant qu'il est un sujet individuel, mais universel, qui incarne l'unité des sujets particuliers, a besoin de la reconnaissance de sa souveraineté au plan international. Cette reconnaissance, l'Etat ne peut l'obtenir que de la part d'autres Etats qui ont eux mêmes besoin de reconnaissance. Cette situation est similaire à celle des deux consciences aspirant toutes deux à la reconnaissance de leur liberté. Elle ne manquera donc pas de déboucher sur un conflit car les Etats n'aspirent pas à être reconnu comme simple être-là, mais comme sujet souverain et ayant une valeur supérieure aux autres.

Par conséquent, la principale exigence à laquelle l'Etat doit se soumettre, c'est celle du combat. Ainsi à l'image de sujets humains, la reconnaissance de la souveraineté des Etats n'est pas gratuite, elle est le résultat d'une lutte. La position de Hegel sur la question de la reconnaissance de la souveraineté des Etats ne laisse, dans cette circonstance, aucune alternative aux Etats que la lutte. Pour lui, renoncer à la reconnaissance de sa liberté, qui est ici synonyme de souveraineté dans le rapport entre les Etats, reviendrait à renoncer à son propre statut. Autrement dit, si un Etat n'est pas reconnue, il ne peut atteindre l'universel. Dès lors, le combat pour la reconnaissance devient un combat pour l'existence même de l'Etat en tant qu'incarnation de l'universel.

Mais il est important de souligner que cette lutte peut revêtir plusieurs formes, elle ne se présente pas seulement sous un aspect militaire. La première forme de lutte pour la reconnaissance qu'un Etat peut mener c'est celle d'un combat au plan diplomatique. Il est vrai, vu la conception la plus courante que l'on se fait de la diplomatie, qu'il peut paraître

68 Cf. Dans la lutte pour la reconnaissance, si la conscience a eu besoin de la reconnaissance de l'autre conscience pour accéder à l'universalité, c'est parce qu'elle se présente comme sujet individuel.

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d'emblé contradictoire de parler de combat diplomatique. En effet, selon une telle présentation, la diplomatie pourrait être comprise comme l'ensemble des transactions d'un Etat visant à établir des rapports pacifiques avec les autres Etats avec lesquels il est appelé à entrer en contact.

Mais en réalité, une telle présentation des rapports diplomatiques ne rend pas compte de tous les aspects des relations interétatiques. En fait, aucun Etat ne peut exister sans s'engager dans une lutte pour un meilleur positionnement sur le plan international. La survie de chaque Etat dépend donc, en dernière instance, de sa capacité à défendre soi-même ses propres intérêts. Hegel affirme à ce propos que << dans leurs relations entre eux les Etats se comportent en tant que particuliers par suite c'est le jeu le plus mobile de la particularité intérieure, des passions, des intérêts, de buts, des talents, des vertus, de la violence, de l'injustice et du vice, de la contingence extérieure à la plus haute puissance que puisse prendre ce phénomène. C'est un jeu où l'organisme moral lui-même, l'indépendance de l'Etat, est exposé au hasard »69 .

En d'autres termes, c'est dans la défense des intérêts de chaque Etat que réside, pour Hegel, la source des rapports conflictuels entre les Etats. La diplomatie est donc, en dernière instance, une dimension du conflit, parce qu'il s'agit là aussi de défendre les intérêts de l'Etat ; lesquels intérêts ne peuvent être conservés que dans la mesure où l'Etat s'est positionné mieux que les autres. C'est pourquoi, Hegel reconnaît qu'il y a parfois des signatures de traités de paix entre les Etats, mais il n'accorde à ceux-ci aucune valeur puisque, pour lui, il ne s'agit là que de la manifestation d'une certaine hypocrisie de la part des princes qui dirigent les Etats. Hegel affirme dans ce sens que << Les contrats «entre Etats» n'ont pas l'effectivité du contrat effectif, n'ont pas la puissance qui est-là de ces contrats effectifs, mais l'individu-peuple est justement l'universel en tant que puissance qui est là. Par conséquent, il ne faut pas les considérer à la manière des contrats civils. Ils n'ont aucun caractère-obligatoire pour autant qu'une partie contractante les supprime. »70.

69 G. W. F HEGEL, Principes de la philosophie du droit, traduit par André Kaan, préfacé par Jean Hyppolite, Paris, Gallimard, 1940 p. 333.

70 G. W. F. Hegel, La philosophie de l'esprit de la realphilosophie, Trad. Guy Planty-Bonjour, paris, PUF, 1982, p. 107

Par conséquent, tout traité est nul dans les rapports entre les Etats ; et ceci parce qu'il ne garantit à aucune des parties signataires une conservation durable de ses intérêts ; la preuve, la signature d'un traité n'intervient que quand les deux parties signataires ont conscience de l'existence d'un choc d'intérêts divergents.

C'est pour ne pas perdre un certain nombre de privilèges, et donc pour conserver un certain nombre d'avantages au plan économique, politique et stratégique, qu'un conflit armé aurait détruit, que les Etats consentent à respecter les traités. Du coup, il suffit que les enjeux changent pour que le respect des accords signés devienne une utopie. Il y a donc, pour Hegel, une part d'hypocrisie dans la signature des traités, c'est pourquoi il poursuit dans la même logique pour dire que <<C'est cette perpétuelle tromperie que de conclure des traités, de prendre des engagements et de faire à nouveau disparaître ces engagements »71.

Il apparaît donc le caractère conflictuel qui sous-tend la signature des traités, car chaque Etat cherche à se positionner mieux que l'autre, et par conséquent, dans la signature d'un traité, l'objectif de chaque Etat, qu'il soit manifeste ou non, est de pousser l'autre par tous les artifices possibles, à accepter des compromis en sa défaveur.

Dans la mesure où la signature de traité n'offre pas une garantie suffisante des intérêts de chacun, du fait de l'absence d'éthique, le passage à une autre forme de lutte, à savoir la guerre, devient nécessaire. D'ailleurs, Hegel n'envisage pas d'autres types de rapport entre les Etats que celui de la guerre. A ses yeux, l'existence d'intérêts divergents ne peut déboucher que sur une situation de conflit armé, puisque c'est la voie la plus efficace pour mettre fin aux différends qui peuvent exister entre deux Etats.

<< Les conflits entre les Etats [nous dit Hegel] lorsque les volontés particulières ne trouvent pas un terrain d'entente, ne peuvent être réglés que par voie de guerre. Mais étant donné que, dans leur vaste étendu et avec leurs multiples relations entre leurs ressortissants, des dommages nombreux peuvent facilement se produire, il est impossible de déterminer en soi quels sont ceux qu'il faut considérer comme une rupture manifeste des traités et qui sont une offense à l'honneur et à la souveraineté. En effet, un Etat peut placer sa valeur infini et sont honneur dans chacune de ses unités individuelles et il est d'autant plus porté à cette

71 G. W. F. Hegel, Op. Cit. Ibiem.

susceptibilité qu'une individualité puissante est poussée par un long repos à se chercher et à se créer à l'extérieur une matière d'activité »72.

Tout se passe comme si les Etats étaient dans la même situation que les individus à l'état de nature. Mais il convient de préciser ici qu'il s'agit de l'état de nature tel que Hobbes l'a théorisé, c'est-à-dire un état de guerre. D'ailleurs, sur ce plan, Hegel rejoint Hobbes, dans la mesure où pour les deux philosophes, l'Etat est une personnalité juridique ; avec bien sûr cette différence fondamentale que, chez Hobbes, les parties du corps politique sont antérieures au tout, ceci grâce au contrat de représentation qui a permis de passer de la multiplicité à l'unité, alors que chez Hegel la totalité est antérieure aux parties qui la composent. Mais cette différence d'approche cache mal la convergence de point de vue sur la question de la nature des rapports entre les Etats, car Hobbes lui-même considère que la nature des rapports entre les Etats est similaire à celle entre les individus à l'état de nature. Il dit ceci dans les Eléments de la loi naturelle et politique :

« Et voilà pour ce qui concerne les éléments et les fondements généraux des lois naturelles et politiques. Quant à la loi des nations, elle est la même que la loi de nature. Car ce qui est la loi de nature entre deux hommes avant la constitution d'une république est, après, la loi des nations entre deux souverains »73.

Mais, considérer la guerre comme la seule forme d'expression de l'Etat dans le cadre des relations internationales, c'est s'écarter du chemin qui à été emprunté par la plupart des penseurs. En effet, lorsqu'on évoque la question de la guerre, le sentiment le mieux partagé est le mépris à l'encontre d'une telle forme de manifestation de la violence. Un tel mépris se retrouve, pour une grande part, chez les philosophes moralistes ou humanistes, dont le souci est la construction d'une paix et une stabilité durable dans les rapports entre les individus, mais également dans les rapports interétatiques. La guerre est donc présentée comme une manifestation de notre animalité ; c'est, pour ces penseurs, le signe d'une décadence de

72G. W. F HEGEL, Principes de la philosophie du droit, traduit par André Kaan, préfacé par Jean Hyppolite, Paris, Gallimard, 1940 p. 39.

73Th. Hobbes, Eléments de la loi naturelle et politique, Trad. Dominique Weber, Paris, Livre de poche, 2003, p. 344.

l'humanité, ou pire, une déviation de l'espèce humaine à laquelle il faudrait mettre fin pour retrouver une humanité authentique.

C'est d'ailleurs ce qui apparaît dans ces mots d'Emmanuel Levinas : « les morts sans sépulcre dans les guerres et les camps d'extermination accréditent l'idée d'une mort sans lendemain et rendent tragi-comique le souci de soi, et illusoire la prétention de l'animal rational à une place privilégiée dans le cosmos et la capacité de dominer et d'intégrer le [sic] totalité de l'être dans une conscience de soi »74.

Il faut dire que, si on se limite à la simple observation des ravages que font les différentes guerres, et les exactions commises par les chefs des armées lors de conflits, on ne peut que reconnaître le caractère destructeur de la guerre. Mais c'est justement une limitation à la simple constatation empirique que dénonce Hegel dans sa conception de la guerre. En fait, Hegel adopte une démarche analytique et reste fidèle à sa conception universaliste des rapports entres les individus.

Pour lui, la prise en charge de la question de la guerre, pour respecter tous les critères d'une pensée philosophique, doit écarter tout sentimentalisme pour déterminer le véritable rôle de la guerre dans l'évolution de l'histoire universelle. Ainsi, dans un discours qui manifeste toute la froideur qu'exige la démarche logique, il reconnaît certes le caractère destructeur de la guerre, mais n'en nie pas, pour autant, son caractère hautement déterminant dans le processus d'universalisation de l'esprit. Ceci est d'autant plus vrai que la guerre, chez Hegel, relève d'une exigence de l'Esprit Absolu.

Loin d'être une contingence de l'histoire, elle est une forme d'expression, ou plus, la meilleure forme d'expression du pour soi qui est ici l'Etat. La guerre est une nécessité parce que chaque Etat veut être reconnu en tant qu'Etat libre et souverain. Il est vrai qu'une telle vision des choses peut laisser croire que l'histoire de l'humanité n'est rien d'autre que le champ où se mènent les combats sans fin, alors qu'il est possible de retrouver des Etats, dans

74 E. Levinas, Humanité de l'autre homme, Paris, Fata Morgana, 1972, p.74.

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l'histoire de l'humanité, qui n'ont jamais eu de relations de conflits armées avec d'autres, et c'est le cas de la Suisse.

Mais il faut dire que l'état de guerre ne consiste pas seulement en une situation de conflit armé effective entre deux Etats. Il est d'abord une situation où le conflit demeure une nécessité. En d'autres termes, le conflit est en puissance et la nécessité historique fait qu'il est appelé à se réaliser en acte.

C'est ce que mentionne fort justement Thomas Hobbes, qui affirme que << la guerre ne consiste pas seulement dans la bataille et dans des combats effectifs, mais dans un espace de temps oil la volonté de s'affronter en des batailles est suffisamment avérée >>75. Cette volonté de s'affronter trouve tout son sens et son expression chez Hegel, puisque chaque Etat aspire à la reconnaissance et est conscient que c'est par l'affrontement qu'il peut la décrocher. Cette nécessité de la guerre est donc à entendre au sens d'une nécessité logique, et elle réside dans la volonté de dominer, de bien se positionner dans l'échiquier international, en un mot d'être reconnu comme Etat libre et souverain.

Cette nécessité de la guerre se justifie, chez Hegel, par le fait que, << «dans la guerre» chacun en tant qu'il est ce singulier se rend soi- même puissance absolue, s'intuitionne en tant qu'absolument libre. «Il est» pour soi et réel face à un autre en tant qu'il est la négativité universelle. C'est dans la guerre qu'il lui est accordé cela : «être la négativité absolue» >>76.

Par conséquent, aucune république qui n'a jamais mené une guerre ne peut mesurer son poids et sa force sur le plan international. En d'autres termes, sa souveraineté n'est que supposée, elle est en puissance. Pour qu'elle soit effective, il faut qu'elle accepte de la mettre à l'épreuve, de la remettre en cause. Ce n'est qu'après avoir réussi à l'épreuve de cette remise en cause que l'Etat devient effectivement souverain au plan extérieur. L'Etat qui s'engage dans un conflit armé a donc conscience de la double violence qu'implique la guerre. En effet, la guerre ne remet pas seulement en cause l'autonomie de l'adversaire, mais également notre propre autonomie. Autrement dit, il ne s'agit pas seulement d'une violence sur son ennemi mais également sur soi même. Jean Hyppolite a eu donc raison de dire que << la guerre est la

75Th. Hobbes, Léviathan. Traité de la matière et de la forme du gouvernement de la république ecclésiastique et civile, Trad. François Tricaud, Paris, Sirey, 1971, p. 124.

76 G. W. F. Hegel, La philosophie de l'esprit de la realphilosophie, Trad. Guy Planty-Bonjour, paris, PUF, 1982, p. 107.

grande épreuve de la vie des peuples. C'est par elle qu'ils manifestent au dehors ce qu'ils sont à l'intérieur et affirment leur liberté ou tombent en esclavage »77.

D'un autre point de vue, l'importance et la portée de la guerre se manifestent, selon Hegel, tant au plan intérieur qu'au plan extérieur. Sur le plan intérieur, la guerre permet de renforcer les liens entre les citoyens, dans la mesure où tout le monde est uni pour un même but : la préservation de l'Etat comme entité souveraine. C'est ainsi que si l'Etat est dans une situation de conflit armé avec un autre Etat, toutes les querelles internes sont, en principe, en suspens en vue de la préservation d'un intérêt commun. La guerre est donc une situation dans laquelle l'orgueil et la fierté d'appartenir à un même peuple s'expriment le plus.

C'est pourquoi Hegel considère que << la santé d'un Etat se manifeste, en générale moins dans la tranquillité de la paix que dans les mouvements de la guerre, dans le premier cas, c'est la jouissance et l'activité isolée, le gouvernement n'est qu'une sage administration qui ne requiert que la connaissance et l'habitude de gouverner. Dans la guerre, par contre, apparaît la force du lien qui unit chacun avec la communauté ; on voit alors les exigences que ce lien a pu prévoir d'imposer à tous, et la valeur des efforts que, de leur propre chef, ils acceptent de fournir en sa faveur »78.

Ceci est d'autant plus fondamental que, loin d'être une exigence parmi tant d'autres, cette possibilité d'unir le peuple autour d'un souverain constitue, selon Hegel, la condition de l'existence même de l'Etat. Ceci trouve sa justification dans le fait qu'elle est la seule manière de défendre la souveraineté de l'Etat. Hegel n'hésitera pas à affirmer qu' << une population humaine ne peut recevoir le nom d'Etat que si elle est unie pour la défense collective de l'ensemble des biens »79. Et cette unité ne peut s'affirmer que lorsqu'elle est mise à l'épreuve.

Tout se passerait alors comme si l'existence de l'Etat en tant que souveraineté ne pouvait être effective que lorsque celle-ci est remise en cause. Hegel fait ainsi de la guerre non seulement la voie royale pour l'affirmation de la souveraineté mais aussi la condition de possibilité du politique. Nous pouvons ainsi lire dans La phénoménologie de l'Esprit : << La guerre est l'esprit et la forme dans lesquels le moment essentiel de la substance éthique, c'est-à-dire l'absolue liberté de l'essence éthique autonome à l'égard de tout être déterminé, est présent

77 J. Hyppolite, Introduction à la philosophie de l'histoire de Hegel, Paris, Seuil, 1983, p. 93.

78G. W. F. Hegel, La constitution d'Allemagne, Trad. Michel Jacob, in : Ecrits Politiques, Paris, Champs libres, 1977, p. 32.

79 G. W. F. Hegel, Op. Cit., p. 43.

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dans l'effectivité et dans la confirmation de soi de la substance éthique >>80. En d'autres termes l'effectivité de l'Etat comme individualité libre passe nécessairement par la guerre.

Il rejoint ainsi Nicolas Machiavel pour qui tout en politique obéit à la loi du plus fort. Ainsi il considère que la meilleure manière de se comporter pour un homme d'Etat, ou pour quelqu'un qui aspire à diriger l'Etat, c'est de n'agir qu'en tenant compte de ces trois enjeux : << comment on accède au pouvoir ? >>, << comment on se maintient au pouvoir ? >> et << comment on perd le pouvoir ? >>. Pour Machiavel, la réponse à ces trois questions peut être résumée en une seule idée : l'exercice de la violence. Et donc si un Etat fait preuve d'une incapacité à exercer la violence sur les autres et de la subir, il est nécessairement appelé à disparaître. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle il disait ceci au prince à qui il prodiguait des conseils:

« Un prince donc ne doit avoir autre objet ni d'autre pensée, ni prendre aucune chose pour son art hormis la guerre, et les institutions et sciences de la guerre, car elle est le seul art qui convienne à qui commande. Et il a une telle vertu que, non seulement il maintient ceux qui sont nés princes, mais souvent fait monter à ce rang des hommes de condition privée, et inversement quand on voit que les princes ont pensé aux plaisirs plus qu'aux armes, ils ont perdu leur Etat. Et la première chose qui te le fait perdre est de négliger cet art >>81.

L'importance de la guerre se trouve donc reconnue au plan extérieur et elle consiste en ceci qu'elle est la garantie de la conservation de l'Etat. Mais cette importance de la guerre au plan extérieur ne se ressent pas seulement dans l'Etat qui s'y engage, elle apparaît dans l'oeuvre de l'humanité toute entière. En effet, durant les périodes de guerre chaque Etat, invente les moyens lui permettant d'être au dessus de tous les autres.

Ainsi, la guerre est une occasion de mettre en exergue le génie de l'Etat sur tous les plans et plus particulièrement dans le domaine scientifique et technique. La guerre apparaît alors comme un appel lancé à tout citoyen à se surpasser à mettre toute sa puissance et sa technicité non seulement au service de sa nation mais au service de toute l'humanité.

80 G. W. F. Hegel, Phénoménologie de l'esprit, T. 2, trad. Jean Hyppolite, Paris, Aubier, 1941, p. 42.

81 N. Machiavel, Le prince, Trad. Yves Levy, Paris, Flammarion, 1980, p. 145. La nécessité du rapprochement entre la position de Hegel et celle de Machiavel se justifie amplement dans le texte hégélien. Hegel lui même n'a pas hésité à défendre Machiavel contre toutes les attaques qu'il a subit. Ainsi nous pouvons lire dans << la constitution d'Allemagne >> : << Le but que Machiavel propose à savoir d'élever l'Italie au rang d'Etat se trouve déjà méconnu par les gents aveugles qui ne voient dans l'oeuvre de cet auteur qu'une justification de la tyrannie et un miroir doré pour un despote ambitieux >> (G. W. F. Hegel, << La constitution d'Allemagne >>, Trad. Michel Jacob, in : Ecrits Politiques, Paris, Champs libres, 1977, p. 118).

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Mais il faut dire que cette importance de la guerre que Hegel fait ressortir dans sa philosophie politique, l'humanité ne la cautionne pas volontiers. En effet, la plupart des réflexions des penseurs qui sont considérés comme étant les plus éminents convergent vers un même idéal : la fondation d'une paix durable dans le monde. Si tous ces penseurs convergent vers ce même but, c'est certainement parce que, comme l'affirme Jean Pierre Faye : << ce luxe de la paix est moins couteux que les gouffres de la guerre >>82. Cependant, nous devons certes reconnaître la pertinence de ces propos de Jean Pierre Faye, mais cela ne doit point occulter le fait que la guerre soit plus productive en termes de progrès de l'Esprit. D'ailleurs, l'histoire contemporaine a montré que toutes les grandes découvertes ont eu lieu durant des périodes de guerre.

De L'avion durant la deuxième guerre mondiale, à la création d'Internet et au voyage de Neil Armstrong sur la lune durant la guerre froide, l'importance du conflit dans le développement technologique de l'humanité se manifeste amplement. Force alors est de reconnaître que toute avancée, ou plutôt tout progrès d'un Etat dans le domaine de la maîtrise et de la connaissance de l'univers comporte des conséquences positives dans la vie de l'humanité tout entière. Il est alors évident que même si la guerre, pour une grande part met aux prises deux Etats, l'un en face de l'autre, c'est l'humanité toute entière qui en subit les conséquences positives ou négatives.

Toutes les exactions commises durant les guerres sont donc à considérer selon Hegel comme des sacrifices que l'Esprit universel doit consentir pour se réaliser. Ce qu'il est convenu d'appeler aujourd'hui << crime de guerre >> ou << crime contre l'humanité >> est dans certains cas, pour Hegel, un << crime pour l'humanité » puisque << c'est un crime pour l'universel »83. Mais cela n'implique pas pour autant que la guerre soit pour Hegel une situation appelée à durer éternellement. Comme la lutte pour la reconnaissance entre les deux consciences, elle est une situation passagère qui est appelée à prendre fin avec l'instauration d'un ordre mondial dans lequel, les plus forts, c'est-à-dire ceux qui sont parvenu à s'imposer, dominent.

82 J. P. Faye, << La paix et la guerre >> in : Christian Delacampagne et Robert Maggiori (eds.), Philosopher 2, Paris, Fayard, 2000, p. 389.

83 G. W. F. Hegel, La philosophie de l'esprit de la realphilosophie, Trad. Guy Planty-Bonjour, paris, PUF, 1982, p. 107.

Il exprime une telle idée en ces termes : « la guerre est déterminée comme devant être passagère. Elle implique donc ce caractère conforme au droit des gens que, même en elle la possibilité de la paix est conservée ; par suite, par exemple, les parlementaires sont respectés et en général, rien n'est entrepris contre les institutions intérieures, contre la vie privée et la vie de famille du temps de paix, ni contre les personnes privées »84.

Cette nécessité de la transition par la guerre ou d'autres formes de manifestation de la violence sera à la base de toute la conception hégélienne de la marche de l'histoire universelle.

84G. W. F Hegel, Principes de la philosophie du droit, traduit par André Kaan, préfacé par Jean Hyppolite, Paris, Gallimard, 1940 p. 332.

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"Il y a des temps ou l'on doit dispenser son mépris qu'avec économie à cause du grand nombre de nécessiteux"   Chateaubriand