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La place de l'affaire Eichmann dans le processus de construction de la mémoire de la Shoah en France au début des années 1960

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par Patrick Gillard
Université libre de Bruxelles - Licencié en histoire 2009
  

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Conclusion

La place que l'affaire Eichmann occupe dans le processus de construction de la mémoire de la Shoah en France au début des années 1960 dépend du retentissement qu'elle y a eu alors. Or, sa portée dans l'Hexagone n'a jamais fait l'objet d'un examen sérieux. La présente étude entend précisément combler ce vide. Son retentissement en France découle à la fois de l'ampleur de sa couverture médiatique et du contexte spécifique dans lequel elle s'inscrit quand elle éclate. En réalité, il résulte plutôt de l'interaction entre ces deux facteurs.

Quelle est l'ampleur de la couverture médiatique de l'affaire en France ? Hormis l'importance de celle dont les rédacteurs zélés de la revue du CDJC s'acquittent, elle nous échappe presque complètement. Comment justifier notre méconnaissance ? L'absence de dépouillement de la presse ne l'explique pas totalement. Une enquête contemporaine sur la portée du procès comme il en existe ailleurs fait cruellement défaut pour la France.

Cette méconnaissance n'empêche cependant pas tout commentaire. Le graphique de sa couverture médiatique en France doit présenter en réduction les mêmes pics que celui des autres pays diversement touchés par cette affaire. L'identification de ces apogées médiatiques ne pose aucune difficulté. L'annonce de la capture d'Eichmann le 23 mai 1960, l'ouverture du procès à Jérusalem le 11 avril 1961, le prononcé de la sentence le 15 décembre 1961 et l'exécution de celle-ci le 31 mai 1962 en constituent en France comme partout les sommets médiatiques.

Les six articles partiellement reproduits dans la brochure de propagande du ministère des Affaires étrangères israélien, la demi-douzaine au moins de journalistes dépêchés sur place pour couvrir le procès, la faible quantité de séquences filmées achetées par la télévision d'un pays où peu de ménages sont déjà équipés d'un récepteur : tout porte à croire que du point de vue quantitatif la couverture médiatique de l'affaire en France ne soutient pas la comparaison avec celle des trois autres pays étudiés ici.

L'environnement spécifique dans lequel cette affaire s'inscrit quand elle éclate accentue cette différence. Au tournant des années 1960, le contexte français est largement dominé par la guerre d'Algérie (1954-1962). D'une part, elle occupe la première page de l'« agenda politique ». De l'autre, elle provoque un sursaut précoce mais éphémère de la mémoire de la Shoah.

De même que l'annonce du putsch d'Alger en avril 1961 éclipse momentanément le procès Eichmann de la une des journaux en France, le retentissement des péripéties dramatiques liées à la fin de la guerre d'Algérie au début des années 1960 a tendance à y étouffer celui de l'affaire. Mais dans l'optique qui est la nôtre, la caractéristique essentielle de ce contexte réside dans l'absence d'actes antisémites perpétrés alors dans la métropole par des néo-fascistes français prioritairement mobilisés par l'Algérie française où ils ont trouvé un nouveau bouc émissaire. Cette absence distingue encore davantage la France des autres pays diversement touchés par cette affaire.

En RFA comme aux États-Unis où des incidents de ce type se produisent, les groupes néo-nazis antisémites ajoutent stratégiquement l'affaire Eichmann à des actions déjà préparées et exagérément médiatisées. Cette instrumentalisation de l'affaire sous les feux des projecteurs y entraîne une augmentation automatique de son retentissement. L'absence d'actes à caractère antisémite au début des années 1960 rend impossible une amplification de ce genre dans l'Hexagone.

La guerre d'Algérie et la pratique de la torture raniment le souvenir des atrocités nazies chez les Juifs et les anciens déportés de France avant que l'affaire Eichmann n'éclate au grand jour. Comme le souligne l'historien Enzo Traverso dans son ouvrage sur la mémoire du passé : « En France, la mémoire d'Auschwitz et de Buchenwald a été un levier puissant pour les mobilisations contre la guerre d'Algérie 242(*). » De même, le souvenir de massacres et autres cruautés SS incite ceux qui découvrent l'usage de la torture en 1957 à se mobiliser contre elle 243(*).

Ces réminiscences du génocide justifient la présence majoritaire de « radicaux juifs » dans les rangs de la « résistance française » à la guerre d'Algérie 244(*). Dans notre perspective, la conséquence principale de l'engagement de l'immense majorité d'entre eux jusqu'en 1962 est qu'il les rend indisponibles, voire relativement imperméables à l'affaire Eichmann.

Ce n'est pas le cas des combattants de la mémoire de la Shoah de la première heure 245(*). Les Juifs français plutôt à droite sur l'échiquier politique qui gravitent autour du CDJC sont au contraire très sensibles à cette affaire et aux objectifs du procès que leurs propres initiatives documentaires et éditoriales contribuent à atteindre.

Des traces des camps de concentration et d'extermination s'insinuent tellement dans certains films français qui sortent pendant la guerre d'Algérie que les historiens Henry Rousso et Claudine Drame y décèlent bien avant l'éclatement de l'affaire Eichmann -- le premier, une « percée » de la mémoire de la Seconde Guerre mondiale de 1958 à 1962 246(*) ; la seconde, un « sursaut » mémoriel de « la question des camps et de l'extermination » de 1955 à 1961 247(*). Dans notre optique, la caractéristique essentielle de cette veine mémorielle de la Shoah survenue au cinéma français dans le contexte de la guerre d'Algérie est qu'elle touche précisément à sa fin lorsque l'affaire Eichmann éclate.

En somme, le retentissement de l'affaire Eichmann en France est d'autant plus faible que, dans le contexte de la fin de la guerre d'Algérie qui mobilise et oppose néo-fascistes et « radicaux juifs » français, aucun acte à caractère antisémite ne vient comme ailleurs l'amplifier. Si de pareils incidents lui servent de caisse de résonance supplémentaire aux États-Unis et en RFA, leur absence a plutôt tendance à l'insonoriser dans la France de la fin de la guerre d'Algérie.

Or, le grand retentissement que cette affaire a eu aux États-Unis et en RFA n'y entraîne pas pour autant un tournant décisif dans leur processus d'élaboration de la mémoire de l'holocauste. Comment le ferait-elle dès lors en France où sa portée est nettement moins importante ? La place que d'aucuns lui accordent aujourd'hui dans ce processus mémoriel en France résulte visiblement d'une exagération et d'une généralisation fondées sur les situations d'autres pays diversement touchés par cette affaire.

Patrick Gillard, historien

* 242 Enzo TRAVERSO, Le Passé, mode d'emploi : histoire, mémoire, politique, La Fabrique éditions, Paris, 2005, p. 85. Traverso donne deux exemples : « Alain Resnais réalisait Nuit et Brouillard en 1955, comme un rappel de l'histoire. Témoignant en 1960 [dans un procès], Pierre Vidal-Naquet comparait les meurtres commis en Algérie par l'armée française aux chambres à gaz d'Auschwitz où étaient morts ses parents. » (ibid.) Pour une discussion sur la « dimension mémoriale » de la guerre d'Algérie, voir Henry ROUSSO, op. cit., pp. 87-94.

* 243 Sur le début de la mobilisation contre la pratique de la torture en Algérie, voir Benjamin STORA, Histoire... op. cit., p. 65. S'exprimant le 13 mars 1957, sous un pseudonyme, à propos d'un livre qui dénonce les méthodes de l'armée française en Algérie, Hubert Beuve-Méry, le fondateur du journal Le Monde, écrit : « Dès maintenant, les Français doivent savoir qu'ils n'ont plus tout à fait le droit de condamner dans les mêmes termes qu'il y a dix ans les destructeurs d'Ouradour, et les tortionnaires de la Gestapo. » (Benjamin STORA, La Gangrène et l'oubli. La mémoire de la guerre d'Algérie, Éditions La Découverte & Syros, Paris, 1998, p. 56) En Algérie, les bourreaux eux-mêmes se réfèrent au nazisme. (Henri ALLEG, La Question, Les Éditions de Minuit, Paris, 1958-1961, pp. 36 et 98)

* 244 Sur les faibles effectifs de cette « résistance française », voir Benjamin STORA, Histoire... op. cit., p. 66. Sur la forte présence des « radicaux juifs » dans ses rangs, voir Yaïr AURON, Les Juifs d'extrême gauche en mai 1968. Une génération révolutionnaire marquée par la Shoah, Éditions Albin Michel, Paris, pp. 60-64. « Un grand nombre de juifs faisait également partie de la «génération de la guerre d'Algérie». [...] L'une des protagonistes de l'action clandestine contre la guerre d'Algérie m'a dit un jour, note Auron : «Quatre-vingt dix pour cent de ceux qui faisaient partie des réseaux clandestins étaient juifs. Disons... Peut-être pas quatre-vingt dix pour cent mais quatre-vingt cinq pour cent.» Même si ces propos paraissent exagérés, il semble que la proportion de juifs dans ces groupes ait été très élevée ». (ibid., p. 64) L'auteur utilise volontairement l'expression « radicaux juifs » et non « juifs radicaux » parce que les premiers, à la différence des seconds, « faisaient abstraction de leur judéité ». (ibid., p. 25) Sur l'orientation politique franchement à gauche des opposants à la guerre d'Algérie, voir Benjamin STORA, La Gangrène... op. cit., p. 63.

* 245 Sur ces combattants de la première heure, voir notre étude (à paraître) : « La bataille entre Jérusalem et Paris dans les années 1950 autour de la construction du Tombeau du martyr juif inconnu dans la capitale française : un épisode oublié de la lutte pour l'exercice du monopole de la mémoire de la Shoah ».

* 246 Henry ROUSSO, op. cit., pp. 253-254 et 245-247.

* 247 Claudine DRAME, op. cit., pp. 316-317. À ses yeux, Nuit et Brouillard, réalisé par Alain Resnais sur un texte de l'ancien déporté Jean Cayrol, L'Enclos de l'ancien déporté Armand Gatti et Le Temps du Ghetto de Frédéric Rossif sont les films qui provoquent ce sursaut mémoriel. (Claudine DRAME, op. cit., p. 118) La guerre d'Algérie ne justifie pas à elle seule l'émergence de cette veine mémorielle au cinéma. D'autres facteurs entrent aussi en ligne de compte. L'assouplissement des règles pour devenir cinéaste y joue un rôle non négligeable. Sur ces aspects, voir Sylvie LINDEPERG, Les Écrans de l'ombre. La Seconde Guerre mondiale dans le cinéma français (1944-1969), CNRS Éditions, Paris, 1997, pp. 404-407.

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"L'imagination est plus importante que le savoir"   Albert Einstein