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Liberté et solidarité dans l'oeuvre de Durkheim

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par Hadrien Kreiss
Université Paris II Panthéon Assas - Diplôme de Master II (Recherche) "Philosophie du droit et droit politique" 2009
  

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2° Les paradoxes de l'intégration sociale

L'intégration sociale ce repère plus difficilement que la règlementation des liens sociaux, alors même qu'elle participe au moins autant d'une logique de solidarité. N'est-ce pas le signe que l'intégration tend à ne subsister que par l'intermédiaire de la règlementation ?

a) Le manque d'intégration sociale procédant de la division du travail

Du fait du décloisonnement des segments et de l'accroissement des densités humaines, urbaines et morales, parallèles au repli de la conscience collective, les individus se retrouvent confrontés les uns aux autres. Sur un terrain physiologique111(*), en vertu de la loi d'indépendance des éléments anatomiques, les individus parviennent à faire fleurir leurs marges de variations individuelles. Mais l'abolition des segments, en créant les conditions d'individualités plus dissemblables, force en même temps ceux-ci à entrer en compétition. Par exemple, ils peuvent être en lice pour le même emploi, parce que ce besoin est analogue pour une flopée d'individus: la liberté est synonyme de concurrence. Ainsi va se modelé, structurellement et définitivement, la division du travail. On comprend que la différenciation sociale est également permise par l'éclatement des marges individuelles, mais il doit y avoir un temps d'adaptation, marqué par le conflit social. « Une rupture d'équilibre dans la masse sociale suscite des conflits qui ne peuvent être résolus que par une division du travail plus développée : tel est le moteur du progrès »112(*).

Or, « La spécialisation n'est pas la seule solution possible à la lutte pour la vie : il y a aussi l'intégration, la colonisation, la résignation à une existence précaire et plus disputée, et enfin l'élimination totale des plus faibles, par la voie du suicide ou autrement »113(*). A la lecture de cette phrase, on peut être choqué. Non de son accent spencérien, compréhensible pour l'époque, mais de l'antithèse que semble présenter à ses yeux la spécialisation et l'intégration. Durkheim, dans le suicide, énonce que deux types de liens sociaux coexistent : la régulation et l'intégration. D'emblée une interrogation surgit : la spécialisation interdit-elle l'intégration? Peut-elle être le signe d'un relâchement du lien social ?

« La division du travail est donc un résultat de la lutte pour la vie, mais elle en est un dénouement adouci »114(*). Parce qu'elle est adoucie, cette solution serait solidaire? Non: la lutte est indépassable : « il n'est ni même nécessaire ni même possible que la vie sociale soit sans lutte »115(*). La logique causale du sociologue manque parfois de lisibilité. Si la division du travail a pour cause atténuée une espèce de darwinisme social, comment peut-il espérer qu'on croie qu'elle soit favorable à la solidarité? La lutte n'a pas pour débouché la solidarité. Ce que Durkheim entend par « adouci » doit signifier à la fois rationnel et pratique (comme l'organisation scientifique du travail). C'est ce qui permet d'ébaucher une distinction cruciale, entre individus différenciés, se spécialisant dans le cadre fonctionnellement solidarisant de la division du travail, et individus entrant systématiquement en une lice acharnée.

Durkheim estime que dans les affaires économiques la concurrence doit être modérée. On sait de surcroit que l'objet de sa préoccupation, c'est le manque de moralité régnant dans les affaires économiques116(*). Soit, mais à faire part de ses sentiments, ne se trahit-il pas ? Si la division du travail crée de la solidarité, pourquoi s'inquiéter du sort de l'économie, agencée harmonieusement? Il choisit de tenir le discours d'une solidarité prégnant sur les relations économiques, et pourtant il souhaite creuser une question, la moralité, qui relève plus de l'éthique que de son champ moral.

Si le projet Durkheimien est d'expliquer comment se renforcent simultanément la solidarité et la liberté, c'est que sa solidarité est passive, froide, et détachée des sentiments humains, tandis que la liberté est positive, elle correspond à l'extension de la personnalité. Les liens de solidarité sont rationnels ; peu lui importe le poids de l'affecte car «... des sentiments, même excellents, sont des liens fragiles »117(*). Cette désaffection pour l'affect généreux signe comme un utilitarisme : n'en revient-il pas à une morale de l'économie politique, fondée sur le contrat et l'échange ? Avant lui, Adam Smith préconisait la spécialisation pour que les intérêts puissent s'affronter dans un cadre convergeant (le marché). Alors, la solidarité organique doit-elle être entendue comme une multiplicité d'engagements juridiques qui forment une armature sociale, en fait plus ou moins unie ? Dans ce cadre, il apparaitrait que Durkheim se rapprocha de Tarde, pour qui la société « est bien plutôt une mutuelle détermination d'engagements ou de consentements, de droits et de devoirs, qu'une mutuelle assistance »118(*) (Même si Durkheim affirme que pour les hommes se reconnaissent et se garantissent réciproquement des droits, il est d'abord nécessaire qu'ils s'aiment). Mais pour Tarde, cette reconnaissance réciproque des droits qui caractérise la société est inadmissible sans similitude.

Ce qu'il devient impératif de dissocier, dès lors, c'est la logique de la dépendance et la logique de l'intégration. Durkheim croit en la solidarité organique dans la mesure où le droit restitutif augmente : c'est son étalon. Comment Durkheim sonde- t-il le degré d'intégration?

D'une part, Durkheim apprécie la solidarité d'après des critères objectifs. Pour mesurer la force du lien social positif il pose trois variables: la voluminosité de la conscience collective par rapport à la conscience individuelle, l'intensité des états de la conscience collective, et leur degré de détermination.119(*) Le temps est aussi employé comme curseur, bien qu'il ne figure pas dans cette liste120(*). Des modèles servent aujourd'hui à évaluer la force du lien au sein de microcosmes. Ainsi, l'adepte de sociométrie Groovetter121(*) prend pour variables la quantité de temps passé, le degré d'intimité, d'intensité émotionnelle et de réciprocité des liens. Mais comparaison n'est pas raison: il est résolument impossible de transposer les instruments de modélisation des liens interindividuels circonspects aux liens sociétaux.

On voit que dépendant de la conscience collective, l'intégration, idée que le lien social traduit, n'est pas favorisée par l'époque moderne. Cependant, Émile Durkheim explique que des sentiments collectifs progressent, à l'ère de la solidarité organique, qui représentent une subsistance de la conscience collective bien que leur genre soit particulier. Précisément parce que ce sont des sentiments qui concernent l'individu. L'individu ou plutôt pour Durkheim l'Homme in genere, car c'est lui qui est adulé à travers chacun. Parce que l'individuation progresse, la distance entre les hommes est telle que seule subsiste comme trait commun entre les individus leur qualité d'homme, le fait même d'être Homme. La religion de l'Homme vise précisément cette idole. On touche ainsi à la limite de l'opposition groupe-individu. Mais cette hypothèse s'annonce ardue. D'abord, en ce que pour Durkheim le culte de l'individu est affaire de sentiments122(*). Or, la foi que suppose ce culte risque de manquer de sincérité, car ce culte honore la raison humaine. Ainsi, en suivant la logique du sociologue, cette nouvelle religion ne s'est émancipée qu'à partir du moment où la liberté de conscience s'est épanouie, ce qui nous la rend intelligible, presque rationnelle avec le dévoilement de ses origines opéré par la sociologie. On peut ainsi douter du ton de certitude enveloppant sa qualification, tant de sentiment collectif que de religion.

D'autre part, Durkheim cherche à mesurer l'intensité du lien social en des termes mécaniques, à travers l'idée de force. A ce titre, il oppose subtilement solidité du lien (rigidité portée par un dogmatisme inébranlable), et facilité, d'un point de vue individuel, à s'en délier. « Ce qui fait la rigidité d'un lien social n'est pas ce qui en fait la force de résistance »123(*). Il illustre cette idée avec un exemple très persuasif : dans l'Antiquité, il était facile pour un soldat de déserter. Une telle désertion n'affectait pas la déférence vouée par les autres soldats au chef. Auparavant le lien pouvait ainsi facilement se briser. Le départ ou l'arrivée d'un individu dans un groupe social était alors indifférent. La modernité se caractérise en revanche par le lien de dépendance, par l'impossibilité matérielle à se dégager. Ainsi, la réciprocité du lien a pour Durkheim plus de valeur que l'unilatéralisme ancré dans la croyance comme autrefois. Mais la société moderne est alors bien plus sensible au mouvement de population.

La division du travail satisfait en général au principe de solidarité. Mais l'auteur ne limite pas sa thèse à cette assurance, car ce constat relève de la catégorie de la « forme normale » et n'a donc qu'une valeur relative. Le raisonnement est biaisé quand le pathologique déborde de sa proportion habituelle. Trois phénomènes sont envisagés: l'anomie, la division contrainte du travail et les dysfonctionnements du marché du travail.

Dans ce cadre, Durkheim consigne les crises économiques, qu'il note en augmentation, ainsi que l'antagonisme du travail et du capital, surtout consommé durant la révolution124(*). Le rapport à la solidarité est alors systématiquement inversé. C'est dans la petite industrie, où le travail est moindrement spécialisé, que l'harmonie règne, ce qui l'amène même à souligner que « la division du travail ne saurait donc être poussée trop loin sans devenir une source de désintégration ». Cette mention ne sonne telle pas comme un désaveu cinglant de ce qui est précédemment démontré?

La position de Durkheim pour résorber cette agonie est incertaine. En reprenant les analyses d'Auguste Comte, qui appelle à une réaction d'abord spontanée et ensuite formelle, Durkheim prend le parti de croire au consensus spontané produisant la réglementation. En effet, l'instauration de la règle est latente, elle n'exprime pour lui qu'un état de dépendance présent, qu'au mieux elle prolonge. Il serait donc périlleux d'intervenir dans ce domaine, car la réglementation risquerait d'ôter à la division du travail sa naturalité125(*). Mais l'anomie caractérisant ce premier tableau pathologique ne se solutionne pas spontanément non plus. L'anomie en l'occurrence vient du manque de contact des travailleurs entre eux. Il faut ainsi inciter le travailleur à dépasser cet isolement, à comprendre la fin occulte qui sublime son oeuvre : la « division du travail social suppose que le travailleur, bien loin de rester courber sur sa tâche, ne perd pas de vue ses collaborateurs, agit sur eux et reçoit leur action »126(*). En fin de compte, le développement sur l'anomie comme forme pathologique est plutôt ambigu. D'une part la règle ne doit venir d'en haut, pour ne pas dénaturer un processus inhérent, d'autre part elle ne se construira qu'avec l'effort des individus: c'est à eux de se mobiliser. A ce stade, l'attitude de Durkheim est intermédiaire entre la passivité et l'action politique.

Mais ces déclarations sont quelques peu problématiques, principalement pour trois raisons. Premièrement, parce que l'individu semble incapable dans ce contexte de cerner les nécessités sociales, l'ampleur même du social et ses évolutions globales. Ensuite, en raison du fait que Durkheim en arrive à exiger de l'individu une sorte d'effort, assimilable à une éthique tournée vers le social. Enfin, on peut s'interroger sur la marge de manoeuvre dont dispose l'individu pour mener à bien cette entreprise. Ne prend-il pas pour base l'individu assez libre qu'il décrit dans la forme normale de la division du travail? D'autant que l'individu peut être astreint à certaines tâches : outre l'anomie, la pathologie peut se manifester par la contrainte (deuxième forme anormale). Or, l'individu, obligé de réaliser son travail dans un cadre prédéterminé, n'aura pas forcément le loisir d'aller au contact de l'autre. Si l'on cumule les aspects anormaux de la division du travail, on se doit d'admettre que la solidarité dans la division du travail est bien moins automatique que Durkheim l'expose.

La contrainte127(*) dans la division du travail correspond à l'impossibilité pour l'individu de choisir son emploi, en fonction de ses compétences, ce qui nuit à la solidarité organique. Mais le terme de « contrainte » est équivoque. On peut croire qu'il s'en réfère au phénomène naturel, spontané, alors qu'il englobe ici en sus la coercition qui se maintient par la force, qui est bien plus viscérale. Il remarque que les revendications de l'opinion citoyenne pour plus d'égalité doit viser les « conditions extérieures de la lutte »128(*), c'est à dire, vraisemblablement, les conditions formelles favorisant la concurrence à pied d'égalité, car il estime que pour progresser, la division du travail implique la diversité (plus que l'inégalité) des talents. Fervent défenseur de la méritocratie, l'auteur établit donc ce raisonnement qui paraît peu digne d'un logicien. Mais il est plus aisé dans ce contexte de discerner en amont les modalités de règlementation de la concurrence : loin d'obstruer la concurrence, l'idée est de lui permettre d'être plus souple, plus fluide, ce qu'il confirme dans son dernier type de forme anormale de division du travail.

D'ores et déjà, des doutes émergent sur la viabilité du type normal de division du travail. Durkheim ignore-t-il que les entreprises ont souvent été plus dynamiques en centralisant leur activité, en uniformisant les comportements ? La diversité des talents, qui légitiment pour l'individu la prétention à un certain emploi contenant des tâches variées, peut s'avérer contraignant pour l'employeur.

b) Favoriser l'intégration sociale et la liberté par la règlementation

La solidarité n'est pas l'apanage de la division du travail. Certes celle-ci est aujourd'hui déterminante, parce que l'économie a gagné en expansion et que cette structuration par la spécialisation est pleine de faux semblants. Mais en sus, Durkheim mobilise chaque institution faire culminer son potentiel solidaire. Aussi, avec la superposition des entités collectives, peut-on questionner l'alimentation de tensions dans le processus de solidarisation. Dans la mesure où des états de conscience différents s'affaiblissent mutuellement129(*), la fragmentation de la solidarité ne conduit-elle pas au chaos?

Différentes réponses à cette question sont envisageables. Dans l'absolu, Durkheim répondrait que la pluralité des attaches et sentiments sociaux demeure une force. En effet, l'appartenance ou la sympathie à l'égard d'un groupe n'a rien d'exclusif. De la sorte, l'individu partagé entre la famille, la patrie et l'humanité, n'éprouve face à chacun aucun sentiment antagoniste. Effectivement, ces trois institutions correspondent à des phases différentes du développement individuel, et répondent à des besoins moraux bien distincts130(*). L'hétérogénéité des ensembles sociaux est donc présentée comme conditionnant une moralité individuelle complète.

Pour l'auteur, hors de la sphère économique où la solidarité est fortement conditionnée par la dépendance économique, c'est plus directement la morale qui soutient la solidarité, comme Atlas porte le monde. Cependant, étant donné que l'époque moderne a jeté son dévolu sur l'espace économique, il va chercher à le perfectionner, plutôt que de le décrier. Mais la solidarité de fait est loin de restaurer l'intégralité de son idéal moral. Alors, la propagation de la morale aux travailleurs est essentielle pour souscrire à un modèle social radicalement plus solide.

Or, l'activité professionnelle ne peut être encadrée, d'un point de vue moral, que par un organe suffisamment proche pour en pouvoir évaluer avec justesse les besoins, convenant aux techniques de production : l'idéal moral doit être adapté. L'organisme capable de balayer ce champ, c'est la corporation ou groupe professionnel131(*). La constitution des syndicats représente une première étape dans l'organisation de ces corporations, mais le projet durkheimien est plus ambitieux.

Il explique que les corporations romaines ont été mises sur pied en se fondant dans le moule de l'organisation domestique : ce sont les communautés agricoles, encore assez closes, qui tirent leur force du noyau familial132(*). L'éclosion des villes et des rapports d'échange auront ensuite nourri le besoin de créer une entité chargée des rapports entre travailleurs. La corporation ne se réduit pas à marchander les conditions de travail, sa vocation n'est pas même économique puisqu'elle est morale. Une morale qui en somme doit endiguer les effets pervers des relations industrielles ou commerciales qui font régner la loi du plus fort. La corporation doit rassembler les hommes pour qu'ils luttent ensemble, qu'ils ne suivent pas une pente égoïste et comprennent les liens solidaires au sein d'une même branche d'activité. L'auteur révèle une recette de sa composition pour combler ce sentiment solidaire, en puisant dans les modèles de l'Antiquité. Le succès de la solidarité est pourvue par des ingrédients traditionnels: banquets et fêtes, cimetière commun. Susciter le goût du collectif par la programmation d'évènements à forte densité émotionnelle en mobilisant les symboles, et les sentiments solidaires bourgeonnent.

Du fait que chaque profession adopte une « région morale », il se forme, selon l'auteur, une « différenciation fonctionnelle [qui] correspond à une sorte de polymorphisme moral »133(*). La cohérence de l'organisation corporative s'induit des similitudes propres à un secteur. Il s'agit donc d'amener le contact entre individus, ce qui favorisera la solidarité des membres. L'hostilité de chacun à l'encontre de tous n'est pas, en effet, généralisée: l'on ne peut craindre la concurrence que de son voisin qui possède des compétences analogues. De plus, Durkheim n'a pas besoin de démontrer le rattachement volontaire de l'individu à la corporation. Comme toute collectivité, la corporation attire, l'individu épouse le groupe sans peine. Car la corporation s'établit au centre d'un effectif de travailleurs déjà présent, afin de solidariser les travailleurs pour qu'ils forment un même rameau: le sectionnement des corps de métier est impliquée par la division du travail.

Ainsi, la communication d'une discipline morale devrait substituer à la rivalité des individus d'un même secteur un esprit fraternel, rivalité non enterrée par la situation de dépendance. L'auteur retombe presque dans les caractéristiques de solidarités mécaniques en miniature. Si la rivalité est fécondée par la poursuite des intérêts individuels, c'est qu'il convient de transcender ces intérêts, et il donne les moyens de cette action. A suivre la logique de l'auteur, l'idée de disparité morale induite par les corporations n'autorise pas à imaginer le déploiement de la compétition entre corporations. Il est peu plausible, par exemple, que l'orgueil tiré de la participation à un groupe risque d'alimenter des tensions entre travailleurs d'autres corps de métiers. Il contrebalance les frictions professionnelles par la constitution des groupes professionnels, qui inculquent les rudiments de la morale. Instituées à un échelon national134(*), et plus tard certainement au niveau international, les corporations tairont toute dissension sur un même secteur, en même temps que la relation entre fonction complémentaire sera accréditée.

En effet, la finalité de la corporation est aussi implicitement d'assurer la viabilité des fonctions sociales, ici sous le signe d'une spécialisation économique. C'est à dire que ce n'est pas seulement pour satisfaire à un impératif de communion dans le groupe et pour pacifier les relations par principe conflictuelles des membres que la corporation est valorisée: c'est toute la chaine de production qui pourrait se voir affectée sans elle, nuisant à la société dans son ensemble. C'est ainsi que l'on retrouve le schéma Durkheimien archétypal, où les fonctions sociales sont solidaires d'un tout, qui fait que tout tend à l'unité. Pourtant, la mission dont il investit la corporation doit également être respectueuse de l'autonomie individuelle135(*), c'est une condition de cohérence du modèle durkheimien de solidarité organique. Il n'y a là aucun paradoxe, dans la mesure où l'autonomie individuelle compose avec l'attachement et la discipline pour satisfaire à une morale complète. La corporation est ainsi à opposer au lobby, addition des utilités individuelles.

L'entreprise du sociologue d'accréditation des corporations n'est pas naïve: il prend fait et cause pour un compromis, voire presque, au sens large, un contrat de société. Il existe des limitations à la corporation. On ne saurait tenir Durkheim responsable d'avoir théorisé le groupe professionnel fasciste comme on l'a fait, ç'eut bien été à corps défendant. Il indique clairement que les corporations sont oppressives, despotiques. Il sait qu'elles briment les initiatives, ôtent le droit à la différence au nom d'un « particularisme collectif »136(*). Il a l'intelligence de ne concéder aucune place à l'absolu sur ce point. Étant donné que les limites ne sauraient venir d'elles même, l'orée du terrain corporatiste, ce sera l'État. L'État ne peut pas lui-même règlementer les professions, l'appareil bureaucratique est trop pesant pour se mouvoir dans l'éperdue variabilité des métiers, et c'est pourquoi il ne doit avoir à faire qu'à des entités organisés, capable de lui opposer quelque résistance. Mais l'État est le contre-pouvoir incontournable au déploiement hégémonique des corporations: c'est dans la multiplication des échelons intermédiaires que Durkheim enracine son libéralisme.

L'excès de particularisme collectif risque de nuire à la paix sociale. Les bornes qu'il établit à l'encontre des corporations répondent ainsi à un idéal de solidarité, au-delà des « spécialités laborales ». Mais puisque les forces sociales qui s'affrontent percutent avec fracas, un espace ce libère. La sphère de la liberté individuelle culmine dans le conflit des forces sociales, car « on est beaucoup plus libres au sein d'une foule que d'une petite coterie »137(*). Entendons que le conflit institutionnel est aussi un conflit de valeur, un conflit normatif, duquel l'individu apprendra à faire la part des choses: il résulte de l'ébranlement des référents une ouverture dans la conscience individuelle. Exploitant sa liberté de pensée, l'individu trouvera son chemin, non prédéfini. Comme la diversité des profils individuels progresse, et que le fait avec l'habitude devient le droit, l'avenir de l'individualisme est dégagé. En fait les corporations ne doivent même pas jouir d'une véritable autonomie. On voit que Durkheim est bien dans l'esprit d'un Montesquieu, duquel il aura saisit la leçon essentielle du « pouvoir qui arrête le pouvoir ». L'individu seul ne peut atteindre la liberté138(*): c'est donc par le canal d'une double dépendance que l'individu s'affranchira.

Durkheim ne fait pas apparaître l'État au-devant de son théâtre des forces sociales par hasard. D'abord, l'État est défini comme « la forme extérieure et visible de la sociabilité ». Mais l'action étatique semble toujours libératrice de l'individu pour l'auteur139(*). C'est l'État qui a arraché l'individu à la dépendance patriarcale, à la tyrannie des groupes féodaux et communaux et de la corporation. « D'un côté, nous constatons que l'État va se développant de plus en plus, de l'autre que les droits de l'individu qui passent pour être antagonistes des droits de l'État, se développent parallèlement ». L'expansion croissante de l'État doit donc être reliée à l'autonomisation de l'individu. L'institution des droits individuels est à créditer à l'État140(*). Pour preuve, il compare la situation du gouvernement et des individus à Rome et à Athènes. Il se revendique des conclusions du juriste Jhering, pour qui les libertés individuelles étaient bien plus ancrées dans la cité impériale romaine que dans la cité démocratique athénienne.

Ainsi, pour faire culminer l'individu, la création des corporations est lacunaire. Elle suppose un contrôle de l'État, qui une fois de plus prouvera sa faculté d'arrachement de l'individu aux collectivités oppressives. Discrètement, Durkheim nous fait signe que son prototype est à double face: l'État empêche l'écrasement de l'individu, mais son action « a besoin elle-même de contrepoids ; elle doit être contenue par d'autre forces collectives ». C'est bien un système de « checks and balances » dont le dispositif est gage d'émancipation ou plus exactement de « non-coercition » pour le sujet. Il y a à l'oeuvre comme une dialectique institutionnelle, réduisant au néant l'emprise totale d'une institution.

Sous cet angle, l'auteur semble s'inscrire dans un mouvement para-socialiste. Selon Durkheim en effet, à la base du socialisme s'exprime un « cri de douleur », regrettant la mise en cause du sentiment sympathique. Le socialisme est bien à distinguer du communisme : pour l'un l'idée est de moraliser l'industrie en la rattachant à l'État, pour l'autre il s'agit de moraliser l'État en l'excluant de l'industrie141(*). Durkheim indique une voie proche du socialisme puisqu'il moralise l'économie en partie grâce à l'État, mais aussi et surtout à travers son projet corporatiste.

Pourtant, la tâche qui est précisément confiée à l'État ne transparait pas clairement. Car si l'État libère l'individu, ce n'est pas en visant directement son épanouissement. Il semblerait qu'il libère davantage l'individu en visant des objectifs supra-individuels142(*). Si l'on s'en remet à l'opinion de Jean-Claude Filloux, l'action de l'État ne peut être que double, entre insertion des valeurs individualistes dans la pratique sociale et facilitation de l'action collective historique. C'est en effet ce que l'on remarque à condition d'étudier de plus près les missions dont il investit l'État.

Le dessein de l'État est d'abord intrinsèquement lié à l'individu. Durkheim prend pour acquis que le culte de la personne humaine est appelé à survivre, peut-être qu'il sera à l'avenir exclusif. Dès lors, c'est un devoir fondamental tant pour les particuliers que pour l'État. Ce devoir recouvre toute la morale à l'égard de l'individu. Concrètement, on imagine que la finalité poursuivie est avant tout la protection des droits individuels. Rien n'est moins sûr: c'est en tant que religion que le culte de la personne doit être protégé. C'est à l'État qu'il appartient alors « d'organiser le culte, d'y présider, d'en assurer le fonctionnement régulier et le développement »143(*). Ainsi l'État est non seulement garant de la liberté d'expression de ce culte mais de son développement : il a manifestement pour tâche de le favoriser, au détriment d'autres peut être, étant donné que cette religion de l'homme est une religion de la société universelle, qu'elle est éminemment morale, qu'elle porte l'élan de la solidarité prochaine.

Outre cette médiation à la faveur de l'homme in genere, l'État a la responsabilité de faire régner la justice. Justice au sens strict, justice sociale également. L'acmé de la justice, c'est la charité144(*). L'État a pour mission de réaliser la charité, afin de contrecarrer les effets de la sélection naturelle. Infirmes, faibles et incapables doivent être couvés car cette philanthropie de l'action publique a pour effet de diminuer l'excès d'inégalité, de prouver l'attachement à la pitié.

Un devoir plus classique incombe ensuite à l'État: il doit préserver l'être collectif que forme la société. A côté d'une promotion de l'individualisme, il doit tenir compte de la survie de la société nationale. Les menaces extérieures subsistent, la rivalité est toujours au goût du jour. Il doit ainsi s'acquitter d'une mission de mise en oeuvre d'une discipline collective.

L'action publique voulue par Durkheim peut ainsi être stratifiée. Il tend à assurer une meilleure solidarité par la « reliance » des êtres qui recherchent une morale universelle. Par-là, il satisfait également aux valeurs individualistes. L'État est garant de la cohésion sociale par la protection assurée aux plus démunis. Dans le même ordre d'idée, l'État ne peut se désintéresser de l'éducation, car en effet « il n'y a pas d'école qui puisse réclamer le droit de donner, en toute liberté, une éducation antisociale »145(*). L'État est enfin garant de l'ordre public, de la sécurité des êtres qui forment la société, comme de l'autonomie de la collectivité nationale à l'égard des autres puissances.

Par l'émission de voeux politiques, le penseur transgresse parfois les principes de l'objectivité scientifique. Doit-on croire que « la  solidarité vient du dedans et non du dehors »146(*). En effet, l'État, par sa tête pensante, le gouvernement, doit accomplir une dernière fonction cardinale. Il s'agit d'organiser la relation en triangle entre l'État, les corporations et les individus147(*). Pour comprendre la raison de cette intervention, rappelons l'appel lancé aux travailleurs de se solidariser lors de situations pathologiques. Il semblerait qu'alors il choisisse de défendre une règlementation spontanée, fruit d'interactions entre individus. Mais d'autre part il configure la corporation de telle sorte que l'interaction soit organisée. De plus, il invite les décideurs à prendre en main le dossier corporatif.

L'existence de formes anormales de solidarité atteste d'un malaise collectif. Est-ce alors aux individus de réagir où aux politiques de décider de mettre fin à l'anomie (le manque de règle) ou à la contrainte (de mauvaises règles) ? Tenu compte des difficultés individuelles à se ménager un espace de manoeuvre, on penchera plutôt pour la deuxième branche de l'alternative. Il est toujours délicat de distinguer la part d'immanence et de transcendance dans la solidarité. La réunion des hommes forme la conscience collective qui accomplit un retour sur soi: le substrat s'en trouve transformé. Or l'État peut apparaître comme une forme atténuée, limitée, de la conscience sociale. L'État est défini comme étant un espace de pensée sociale, comme un centre conscient de la société148(*). L'évanescence de la conscience collective ouvre la possibilité de situer dans l'État une conscience sociale aboutie, qui par ses volitions recrée la solidarité perdue. Démêler ce qui réellement vient « d'en haut » ou « d'en bas » suppose ce lien dans la société actuelle. L'État est donc un garant de la solidarité en tant que pouvoir régulateur, et comme défenseur de l'intégration à travers ses actions sociales. L'intégration prise dans un sens assez contemporain est donc appuyée par une politique.

Il ressort de la thèse de Durkheim sur la division du travail que qu'un processus relationnel entre agents économiques est toujours à l'oeuvre, qui, plus généralement s'applique à tout genre professionnel. On suppose en conséquence que dans la société moderne le travail constitue l'activité la plus porteuse de réalité du point de vue de la solidarité.

Au dehors de la profession, l'individu est-il moins solidaire, ou plus libre? L'auteur ne semble pas spécialement concerné par le chômage, ce parasite qui potentiellement rongerait de l'intérieur son organisme social. Ses développements sur les formes pathologiques de la division du travail visent des problèmes structurels du marché du travail, aux travers desquelles se lisent ses préoccupations, mais le chômage n'est pas directement abordé, et la question ouvrière est globalement plutôt délaissée. En outre, Durkheim se montre assez oublieux d'un phénomène indépassable : plus la division du travail augmente, moins l'utilité sociale de chacun devient discernable. Il est essentiel de se demander si les formes anormales ne représentent pas, en vérité, la norme.

Mais peut-être est-il préférable d'accuser des dysfonctionnements. A cet égard, Raymond Aron se réfère à Michael Young pour porter un démenti à Auguste Comte: « si chacun a une place proportionnée à ses capacités, ceux qui occupent une place inférieure sont acculés au désespoir, car ils ne peuvent plus accuser le sort ou l'injustice »149(*). Cette remarque ne peut valoir contre Durkheim qui sait trop combien sont nombreuses les imperfections.

Son standard corporatif permet de projeter une solidarité plus complète, plus morale. Le sociologue ne s'étend pas sur les autres associations ; il part du principe qu'elles sont déclinantes comme tous les autres corps intermédiaires150(*). La corporation poursuit le contact entre individus, tandis que l'État a plus précisément pour mission de régler les relations (la concurrence comme la religion), condition toute aussi importante pour solidariser les êtres. «La société est non seulement un objet qui attire à soi, avec une intensité inégale, les sentiments et l'activité des individus ; elle est aussi un pouvoir qui les règle»151(*) : l'une et l'autre institution recoupent la solidarité selon l'angle de Durkheim.

Au début du processus historique, il eut semblé que le gage de la régulation morale reposait sur l'intégration. En faisant de la règlementation l'instrument de l'intégration, ne risque-t-il pas de la desservir ? Aussi si ce n'était, pour, en même temps, épanouir l'individu, ç'eut paru fort peu libéral. Mais de toutes façons « la liberté est fille de l'autorité, bien entendu »152(*).

* 111 Ibid., p. 271

* 112 Ibid., p. 253

* 113 Ibid., p. 270

* 114 Ibid., p. 253

* 115 Ibid., p. 357

* 116 Ibid., p. V (2ème préface)

* 117 Ibid., p. 90

* 118 Bouglé C., Raffault J., Éléments de sociologie. Textes choisis et ordonnés, par C. Bouglé et J. Raffault., op. cit., p. 66-69

* 119« Les états de conscience ne sont forts que dans la mesure où ils sont permanents », Durkheim E., De la division du travail social, op. cit., p. 97

* 120 Ibid., p. 99

* 121 Granovetter Mark, « The strength of weak ties », American Journal of Sociology, volume 6, 1973 (mai), pp 1360-1380., p. 1362

* 122 Durkheim E., De la division du travail social, op. cit., p. 141

* 123 Ibid., p. 123

* 124 Ibid., p. 345-348

* 125 Ibid., p. 357

* 126 Ibid., p. 365

* 127 Ibid., p. 367-382

* 128 Ibid., p. 372

* 129 Ibid., p. 67

* 130 Durkheim E., L'éducation morale, op. cit., p. 111

* 131 Ibid., p. VI

* 132 Ibid., p. XX

* 133 Durkheim E., Leçons de sociologie, op. cit. p. 47

* 134 Ibid., p. 74

* 135 Ibid., p. 34

* 136 Ibid., p. 98

* 137 Ibid., p. 97

* 138 Ibid., p. 203

* 139 Ibid., p. 99

* 140 Ibid., p. 93

* 141 Durkheim E., Le socialisme op. cit., p. 63-64

* 142 Durkheim E., Leçons de sociologie, op. cit. p., 90

* 143 Ibid., p. 104

* 144 Durkheim E., De la division du travail social, op. cit., p. 90

* 145 Durkheim E., Education et sociologie, op. cit., p. 59-60

* 146 Durkheim E., La science sociale et l'action, op. cit. p. 212

* 147 Selon Jean-Claude Filloux, ibid., p. 37

* 148 Durkheim E., Leçons de sociologie, op. cit. p., 86

* 149 Aron R., Les étapes de la pensée sociologique, op. cit., p. 95

* 150 Durkheim E., L'éducation morale, op. cit. p. 280

* 151Durkheim E., Le suicide op. cit,, p. 264

* 152 Durkheim E., Education et sociologie, op. cit., p.68

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