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La scatologie dans la trilogie beckettienne

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par Valentin Boragno
Université Paris III - Master 1 2006
  

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3.4- NAITRE PAR LE TROU DU CUL

- Théorie cloacale de la naissance

La pulsion de mort des pères à l'égard de leurs enfants peut s'expliquer par cette théorie. Malone se présente comme le père d'une longue progéniture s'achevant avec Macmann, son « dernier188(*) ». Ses enfants, c'est-à-dire ses personnages, sont faits à son image, de même les créatures terrestres sont à l'image de Dieu : "Oui, j'essaierai de faire, pour tenir dans mes bras, une petite créature à mon image, quoi qu'on dise."189(*) Mais à la différence du Dieu chrétien, Malone n'est pas Amour envers eux, mais plutôt père dénaturé et anthropophage: "et si je me raconte, et puis l'autre qui est mon petit, et que j'ai mangé comme j'ai mangé les autres."190(*) Il évoque le plaisir paternel de la destruction de l'enfant: "Arriver...à celui qui m'attendait toujours..., qui me prenait dans ses bras..., et que j'ai fait souffrir."191(*) Ses personnages, images de lui-même, sont portés à la pédophilie incestueuse tel le Gros Louis192(*). Ce sont surtout ses propres personnages, y compris lui-même soi-disant Malone, que le narrateur tue en se tuant lui-même : "A ce moment [de mon décès] c'en sera fait des Murphy, Mercier, Molloy, Moran, et autres Malone."193(*), "Moll. Je vais la tuer."194(*) Ainsi personnages et narrateur donnent la vie et la mort à leurs enfants.

Le parent est un maître sadique qui réduit le fils esclave au statut de merde. Naître c'est être chié. L'enfant n'est que le déchet du parent. "Parler de bicyclette et de cornes quel repos. Malheureusement ce n'est de pas cela qu'il s'agit mais de celle qui me donna le jour, par le trou du cul si j'ai bonne mémoire. Premier emmerdement."195(*) Cette image a été étudiée par Freud et Abraham. Elle s'inscrit dans la "théorie cloacale de la naissance" que Freud définit ainsi : "La théorie cloacale des enfants consiste à soutenir que l'enfant naît de l'intestin comme un caca : "La défécation est le modèle de l'acte de naissance" écrit Freud."196(*) Sachant Beckett imprégné de la représentation chrétienne de la fange comme il est, comment alors la naissance pourrait-elle alors être autre chose qu'un inconvénient pour reprendre le mot de Cioran? Naître est le mal absolu. La merde qu'est le bébé est bien l'objet le plus misérable et le plus noir qu'on puisse imaginer. La déesse Merde est la déesse de l'enfantement. Ainsi Molloy prétend aller prier la madone de Shit, la madone des femmes enceintes : " C'est à elle que je dois d'avoir perdu mon fils, dis-je, mais d'avoir conservé la maman... C'est la madone des femmes enceintes, dis-je, des femmes mariées enceintes, et j'ai juré de me traîner misérablement jusqu'à sa niche, pour lui exprimer ma reconnaissance."197(*) L'enfant naît comme une merde et sous le signe de la merde.

Le théorie cloacale est inspiré de l'observation des poules. C'est du cloaque de la poule que sort l'oeuf nouveau-né. Or la poule est un des animaux importants du bestiaire, pourtant très pauvre, de la trilogie. Moran est très inquiet au sujet d'une de ces poules. Avant de partir, il en parle au père Ambroise : "Et moi pour ne pas être en reste, je l'informai que mes poules me donnaient beaucoup de soucis, et en particulier ma poule grise, qui ne voulait plus ni pondre ni couver et qui depuis plus d'un mois restait assise du matin jusqu'au soir, le cul dans la poussière. Comme Job, haha, dit-il. Moi aussi je fis haha."198(*) Le prêtre fait allusion au passage déjà cité du livre de Job: "Et Job prit un tesson pour se gratter et s'assit sur la cendre. (Job, 2:8)

" La guérison de la poule est peut-être la seule obsession de Moran. Elle consisterait à quitter le tas de cendre, et peut-être à quitter le statut misérable de l'homme. Cette misère est physique puisque la maladie de de la poule renvoie à la constipation humaine. Mais elle est aussi morale puisque elle peut aussi renvoyer à la stérilité créatrice. L'auteur n'arrive plus à donner naissance. Parmi les grandes questions métaphysiques que Moran se pose à son retour, il mentionne son inquiétude intacte pour la poule grise: "11° Qu'étaient devenues mes poules, mes abeilles? Ma poule grise vivait-elle toujours?"199(*) Il y a forcément un double sens derrière le mot « poule », qui en dit "plus":"Je dirai que je pensais beaucoup à mes poules, plus qu'à mes poules, et Dieu sait si je pensais à mes poules."200(*) A son retour, "Mes poules étaient mortes aussi. Seulement elles, on les avait tuées autrement, sauf la grise peut-être."201(*) La poule grise semble aussi immortelle qu'irréelle. Elle franchit le seuil du livre puisque dans Malone meurt, même Malone en parle: "c'était une poule grise, toujours la même peut-être."202(*) Faut-il y voir le spectre gris de la création à la fois immonde, puisque cloacale, et occasionnellement stérile qui court d'une oeuvre à l'autre ?

Donner la naissance, c'est faire du mal. Ainsi le narrateur vante-t-il les mérites de l'adulte sans enfant qu'est Macmann : "Entre lui et ses hommes sévères et graves, à barbe d'abord, à moustache ensuite, il y avait cette différence que sa semence à lui n'a jamais fait de mal à personne."203(*) Le bien, du moins le meilleur qu'il puisse souhaiter, est de se rêver à l'état pré-natal." Oui, voilà, je suis un vieux foetus à présent, chenu et impotent, ma mère n'en peut plus, je l'ai pourrie, elle est morte, elle va accoucher par voie de gangrène, papa aussi peut-être est de la fête, je déboucherai vagissant en plein ossuaire, d'ailleurs je ne vagirai point, pas la peine."204(*) Comme Job, Malone souhaiterait ne jamais avoir été expulsé sur son tas de fumier. Comme Job, il pourrait crier:

"Pourquoi m'as-tu fait sortir du sein de ma mère?

Je serais mort, et aucun oeil ne m'aurait vu ;

Je serais comme si je n'avais pas existé,

Et j'aurais passé du ventre de ma mère au sépulcre." (Job, 10: 18, 19)

- LA SCIURE

Le caractère merdique des personnages n'est pas seulement dû à leur éthos intrinsèque. Il résulte aussi d'un rapport dégradant à leur auteur dont ils ne sont que le déchet. Les personnages aux noms scatologiques le portent bien. Bien plus, ils sont à l'image de l'ensemble du personnel romanesque de la trilogie et même d'avant : celle du déchet. Le narrateur de Molloy et celui de L'Innommable évoquent leurs créations antérieures sous deux métaphores ayant trait au déchet organique : la tourbe et la sciure. D'une part ils constituent une "tourbe" dans l'esprit de Molloy : "Quelle tourbe dans ma tête, quelle galerie de crevés. Murphy, Watt, Yerk, Mercier et tant d'autres.205(*)" La tourbe signifie d'abord d'une manière péjorative la foule. Mais c'est aussi une matière spongieuse résultant de la décomposition de certains végétaux. Déchets d'êtres vivants, les personnages sont des morts. Ils n'ont pas le droit à la naissance par voie imaginaire que pourrait leur conférer l'illusion référentielle.

La deuxième métaphore éloquente, fournie par Malone, est celle de la sciure ou des copeaux : "Quand j'y pense au temps que j'ai perdu avec ces paquets de sciure, à commencer par Murphy, qui n'était pas le premier, alors que je m'avais, moi, à domicile, sous la main...206(*)". La sciure est le résidu de bois dans lequel les animaux de compagnie font leurs besoins. Elle est double déchet, déchet industriel et déchet organique. Mahood qui vit dans la sciure offre une image de l'écrivain qui baigne dans ses personnages insatisfaisants et qu'il lui faut évacuer. C'est pourquoi une dame s'occupe de la changer régulièrement. "Me débarasserait-elle [Madeleine] de mes misérables excréments tous les dimanches,... changerait-elle ma sciure, répandrait-elle du sel sur ma tête malade, j'espère que je n' oublie rien, si je n'étais pas là ? 207(*)" La sciure est un agrégat de copeaux. Or les copeaux désignent à d'autres moments du texte explicitement la merde, mais sous sa forme la plus maladive et malsaine. Dans Molloy: "Quelques copeaux filandreux nageaient dans le liquide jaunâtre. Comment veux-tu chier quand tu n'as rien dans le ventre ? 208(*)" Le copeau est reste d'être lui-même bon à jeter. Il est éternel déchet. Les paquets de sciure que constituent les personnages évoquent donc leur caractère foncièrement négatif. Les personnages sont des déchets de l'auteur, et non pas des perles. Et ces déchets ne deviendront jamais perles. La merde qui les entoure dans leurs lits ou dans leurs vases leur interdit toute grandeur romanesque. Ils sont condamnés à mourir dans leur propre merde. Montaigne déjà notait avec humour le ridicule de cette mort absurde à la fin de ses Essais: "Arius et Léon, retirés de la dispute pour douleur de ventre à la garde-robe, tous deux y rendirent subitement l'âme." (Montaigne, "Qu'il faut sobrement se mêler des ordonnances divines.") Et dix ans après L'Innommable, le héros français qu'était le général de Gaulle disait à Chaban Delmas après l'attentat manqué de Pont-sur-Seine en septembre 1961: "C'aurait été une belle mort. Ca vaut tout de même mieux que de mourir d'une attaque aux cabinets." (255). C'est précisément ce qui arrive aux personnages beckettiens. Pire, ils sont privés d'une belle mort, mais en connaissance de cause: il n'y a pas de belle mort. La merde est l'image de cette impossibilité.

* 188 Malone meurt, p. 190

* 189 Malone meurt, p. 85

* 190 Malone meurt, p.84

* 191 Malone meurt, p. 34

* 192 Malone meurt, p.68

* 193 Malone meurt, p. 103

* 194 Malone meurt, p. 171

* 195 Molloy, p. 20

* 196 Clerget, p.122

* 197 Molloy, p. 235.

* 198 Molloy, p.138

* 199 Molloy, p.228

* 200 Molloy , p.228

* 201 Molloy, p.237

* 202 Malone meurt, p. 48

* 203 Malone meurt, p. 111

* 204 Malone meurt, p.84

* 205 Molloy, p187

* 206 L'Innommable, p.173

* 207 L'Innommable, p.94

* 208 Molloy, p.162

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