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La scatologie dans la trilogie beckettienne

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par Valentin Boragno
Université Paris III - Master 1 2006
  

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Conclusion : l'oeuvre comme merde

Bakhtine oppose la structure rabelaisienne de l'espace-temps à la structure dantesque. Alors que le monde de Dante est vertical252(*), avec Rabelais, "c'est le triomphe de la nouvelle horizontale du mouvement en avant dans l'espace et le temps réels."253(*) La scatologie rabelaisienne est empreinte de cette structure. Le bas rabelaisien au lieu de rester comme au Moyen-âge le fond de l'univers, le mal et la souillure, acquiert comme au carnaval une nouvelle valeur: celle de l'humanité assumée comme telle, qui prend son destin en main. "Le bas est le véritable avenir de l'humanité."254(*) Et d'une certaine manière, la laideur infernal de la merde devient paradisiaque. "A la vérité, plutôt qu'à l'enfer c'est au paradis que nous sommes conduits." 255(*)

Analysant l'épisode du Torche-cul du Quart livre, Bakhtine conclut que loin d'être salis par la merde, "les objets ressuscitent à la lumière de leur nouvel emploi rabaissant."256(*) Beckett rompt avec cette tradition rabelaisienne humaniste. Le bas est réellement le bas. L'enfer est réellement l'enfer. L'humanité occupe réellement le bas de l'univers. Et le fait que le haut n'existe plus n'engendre pas de bouleversement de repère. Le bas reste le bas. Disons que les personnages sont des clowns et pas des bouffons de carnaval. Et le burlesque de ces épisodes est plus clownesque que carnavalesque. Il n'y a pas de fierté d'être un homme plongé dans sa souillure. Job, Dante, Beckett, telle est la filiation que permet de confirmer l'étude de la scatologie.

La scatologie ne pose pas de valeurs, aucune. Mais alors elle-même, et par extention le livre-même, ne valent rien. Pourquoi lire Beckett ? pourquoi étudier Beckett ? S'intéresserait-on dans la rue à un objet répugnant et délaissé de tous ? Cette question nous semble superflue parce que nous ne prenons pas assez au sérieux le nihilisme de Beckett. Rien ne vaut, ne signifie pas : le monde ne vaut rien, sauf la littérature. Prenons le nihislisme au pied de la lettre. La littérature ne vaut rien, peut-être encore moins que le reste. Et pourtant nous la lisons. Et pourtant cette absence de valeur est pour nous la valeur. Nous ne nous en sortirons pas en disant que la valeur est en creux du texte, c'est-à-dire qu'il faut la trouver dans le non-dit, car Beckett dit tout ce qu'il a à dire, en l'occurrence que rien ne vaut. Mais ceci : elle est dans le négatif du texte. La valeur c'est le tout moins le texte, et si le texte est bon, s'il dit tout, alors la valeur est le rien. Là est le « silence » auquel Beckett aspire. Elle est ce qui reste quand le texte est sorti. L'oeuvre est bonne à jeter. Mais il reste tout ce qui n'est elle. C'est là qu'est la valeur, dans ce qui n'a pas été fait. Nous voyons trop la valeur sous un angle existentialiste : l'être c'est le faire. Il faut renverser cette perspective avec Beckett. La valeur, mais il ne le dira jamais, ne pourra pas le dire, et nous devons faire ce travail dégradant à sa place, c'est ce qu'on ne fait pas, ce qu'on ne dit pas. Les mots sont autant de morceaux d'être, lâchés pour se vider. Alors imaginons, ce que peut être la valeur de Beckett à la parution de sa trilogie : celle d'un homme sortant de ses cabinets, se disant « j'ai chié tout ce que j'ai pu ». Et nous critiques, nous fouillons sa merde, et cherchons, désespérément et contre toute évidence, à y trouver de la valeur. C'était qu'il fallait regarder ailleurs. Lorsque Marcel Mauss disait que « ce qu'il y a de plus important à étudier dans une société ce sont les tas d'ordure257(*) », il ne disait pas que l'homme était une ordure, mais que par l'ordure on pouvait connaître l'homme. Il en va de même avec le texte beckettien, il est un détritus de l'âme, mais il permet de connaître l'âme, disons l'âme, même si bien sûr le mot, tout mot, sera inexact, car déjà craché et recraché, mais d'une âme qui cherche, envers et contre tout, à être un peu plus pur.

La littérature de Beckett ne vaut rien. La scatologie chez Beckett est fondamentalement un discours négatif et jamais libérateur. Plus qu'un objet sale et repoussant, elle englobe l'ensemble des tares, des points faibles. Elle est symbole du négatif en général tel que l'entrevoit Beckett : "Car tant que j'étais resté au bord de la mer mes points faibles, tout en augmentant de faiblesse, comme s'il fallait s'y attendre, n'en augmentaient qu'insensiblement. De sorte que je me sentais en peine d'affirmer, en me sentant le trou du cul par exemple, Tiens, il va beaucoup plus mal qu'hier, on ne dirait plus le même trou. Je m'excuse de revenir encore sur cet orifice honteux, c'est ma muse qui le veut. Peut-être faut-il y voir moins la tare qui est nommée que le symbole de celles que je tais, dignité due peut-être à sa centralité et à ses allures de trait d'union entre moi et l'autre merde. On le méconnaît, à mon avis, ce petit trou, on l'appelle celui du cul et on affecte de le mépriser. Mais ne serait-il pas plutôt le portail de l'être dont la célèbre bouche ne serait que l'entrée de service? Rien n'y pénètre, ou si peu, qui ne soit rejeté sur-le-champ, ou peu s'en faut. Presque tout lui répugne qui lui vient du dehors et pour ce qui lui arrive du dedans on ne peut pas dire qu'il se mette particulièrement en frais non plus. Ne sont-ce pas là des choses significatives? L'histoire en jugera."258(*) Nous jugeons. Le véritable Innommable est ce petit trou.

* 252 M. Bakhtine, L'oeuvre de François Rabelais et la culture populaire du Moyen-Age et sous la Renaissance, Gallimard, 1976, p.399

* 253 Bakhtine, p.404

* 254 Bakhtine, p.376

* 255 Bakhtine, p. 375

* 256 Bakhtine, p.371

* 257 cité par Harpet, p.102

* 258 Molloy, p.108

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"Il y a des temps ou l'on doit dispenser son mépris qu'avec économie à cause du grand nombre de nécessiteux"   Chateaubriand