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La négociation de la prise en charge dans une maison de repos et de soins bruxelloise

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par Anne- Claire ORBAN
Université libre de Bruxelles - Master en anthropologie 2012
  

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5.2 Trois sous-divisions

Division spatiale

Répartition des ailes

Pour rappel, le bâtiment fut construit au 16ème siècle et son architecture quelque peu spécifique implique une certaine organisation spatiale et une certaine gestion des résidents. On y trouve 6 ailes : l'aile Jésuites ; l'aile Ursulines ; l'aile Jardin ; l'aile Accolay ; l'aile Impérial et l'aile Centre.

La maison comprend également cinq étages : le sous-sol (étage 0), l'entresol (0/1), le premier étage (1), le second (2) et le troisième (3). Selon l'étage et l'aile, on trouvera une certaine population, tant au niveau des résidents que du personnel. Ainsi, si l'on croise les ailes et les étages et qu'on enlève les parties non-utilisées de la maison (ancienne cuisine, cave, ...), la maison se divise en 21 parties habitables. Ces 21 parties sont réparties en 3 secteurs : le secteur 1 reprenant les lits du premier étage et de l'aile jardin au sous-sol dite Rez Jardin ; le secteur 2, les lits du second étage et ceux des entresols Accolay et Jardin ; le secteur 3 se limite au 3ème étage. À chaque secteur, son personnel !

Position locaux infirmiers

Entre ces 21 espaces, les résidents sont répartis comme suit : les plus valides habiteront dans les espaces les plus éloignés des locaux infirmiers et les moins faciles d'accès tandis que les résidents plus dépendants se verront attribués les chambres proches des locaux de soins, et dont l'accès est facilité (plans inclinés, ascenseurs à proximité). De ce fait, les niveaux 0 et 0/1, reçoivent principalement des résidents indépendants, pour la plupart ayant reçu le « grade » de O sur l'échelle de Katz. Les trois autres étages quant à eux, sont mixtes : les parties Ursulines, Jésuites et Centre accueillent plutôt des résidents MR tandis que les parties Accolay, Jardin et Impérial accueillent plutôt des personnes MRS, les locaux infirmiers des trois étages se situant aux carrefours de ces trois dernières parties.

Les ailes MRS, « médicalisées », ainsi que l'entresol et le sous-sol ont été rénovés il y a peu, de sorte que ces espaces s'apparentent plus à l'architecture hospitalière que les parties MR leur faisant face, prenant toujours place dans l'ancienne architecture du bâtiment.

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Ailes rénovées Ailes anciennes

Le personnel se déploie également différemment selon les espaces : le personnel nursing fréquente principalement dans les ailes médicalisées (Accolay, Jardin et Impérial). Les ailes Jésuites et Ursulines, ainsi que le sous-sol et l'entresol (je le répète, symbolisant la partie MR de la maison étant plus éloignés des locaux de soins) reçoivent peu de visites du personnel, vu la relative bonne santé des résidents y habitant.

Une différence notoire se fait sentir entre ces deux types de lieux : le bruit. Dans les parties MR, règne un calme absolu, les résidents savent encore lire par exemple, ou sortir de l'établissement. Ces espaces paraissent vides de vie. Dans les parties MRS, les télévisions (d'un niveau sonore assez élevé vu le degré de surdité de certains résidents) se mêlent aux cris des personnes démentes et le personnel, alors en grand nombre dans un petit espace, accroît ce sentiment d'oppression. D'un côté des espaces « sans vie »53 qui pourtant accueillent des personnes pleines de vie ; de l'autre des espaces très vivants accueillant pourtant les personnes les plus « abîmées ». En découle que, dans les espaces MR, le personnel le plus visible est alors le personnel d'entretien alors qu'il passe presque inaperçu dans les parties médicalisées, comme engloutis dans le flot de personnes s'y agitant.

Quelles implications a cette division spatiale sur le travail quotidien ? Chaque équipe travaillant de façon autonome et indépendante, il y a peu de communication entre secteurs, confirmant le constat de Mintzberg (1998). Ainsi, à titre d'exemple, Mr Marc et le diététicien constatent un problème récurrent : le pain, et ce, malgré les modifications régulières des commandes (plus ou moins de gris, plus ou moins de blanc en fonction des demandes des secteurs). Ainsi, quotidiennement, la maison reçoit sa commande de pain qu'il faut alors diviser entre étages. Les pains étant distribués entiers, il s'ensuit un surplus de blanc/gris d'un

53 Entendu ici, sans vie « extérieure », « publique ». La vie en « coulisse », en chambre, étant bien présente.

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côté et inévitablement un manque de l'autre54. Le directeur rappelle au conseil des résidents l'importance de la communication entre étages ; il aimerait que le personnel régule lui-même ce problème de pain en se déplaçant physiquement d'un étage à l'autre.

Une dernière précision, il arrive également qu'il y aie entraide entre les services, mais de façon officielle et cadrée : une semaine mi-mars 2013, le secteur 3 manquait de personnel. Une tournante a alors été établie par la directrice nursing, pour que chaque jour une aide-soignante du secteur 1 ou du secteur 2, y soit envoyée pour la matinée.

En plus de tout cela, du côté de l'équipe nursing, « dans chaque service, les tâches sont réparties, donc chaque personne sait de quel résident elle va s'occuper, elle sait de quel côté elle va aller » (Pauline, infirmière). Il y a donc une sous-division spatiale interne au secteur, mise en place par le/la chef infirmier(e). Mr Val, infirmier chef 1èr étage, évalue quotidiennement la charge de travail et prend lui-même en charge l'aile présentant les cas plus difficiles ; il place ensuite les autres infirmier(e)s aux espaces vacants. Néanmoins, il tente d'assigner une personne à une aile pour plusieurs jours d'affilée, afin qu'elle ne doive pas se familiariser chaque jour avec de nouveaux cas. Du côté de l'équipe d'entretien, les postes sont plus stables et chaque personne devient responsable d'un espace pour un temps relativement long ! Par exemple, Isabelle s'est occupée de l'entresol pendant une dizaine d'années avant d'être affectée au sous-sol il y a quelques semaines de cela55.

À cela il faut ajouter la remarque suivante : les locaux de pause sont également répartis dans la maison. Les équipes nursing ont chacune à leur disposition un espace collectif, avec table, chaise, micro-onde, café, etc. à leurs étages respectifs tandis que le personnel d'entretien se voit octroyer un local de pause au sous-sol, et ce, pour tous secteurs confondus. Les externes et le personnel administratif se réunissent également dans un local à part. Les médecins ne participent pas aux pauses du personnel nursing et s'ils leur arrivent de passer la tête dans le local, c'est pour demander un renseignement ; ils ne s'asseyent, à ma connaissance, jamais. Ces espaces de pause éparpillés ne favorisent pas l'ajustement mutuel entre fonctions (Mintzberg 1998). D'un autre côté, Michel Castra (2003) montre que ces endroits de relaxation sont nécessaires à la survie du groupe, tant pour évacuer les tensions que pour resserrer les liens « in-group ». Si toutes les fonctions se voyaient attribuer le même local, cette fonction de relâchement de pression fonctionnerait peut-être moins efficacement.

54 Le pain se calcule par tranches par résidents et non par pain entier nécessaire. Ainsi, il manque parfois 6 tranches d'un côté, 10 de l'autre, et le troisième étage se retrouve en surplus de 16, que souvent, il jette.

55 Aujourd'hui le secteur 1 doit prendre en charge son étage et le sous-sol (et non plus l'entresol) et le secteur 2, son étage et l'entresol (et non plus le sous-sol), et ce afin de mieux répartir la charge de travail.

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Division fonctionnelle

« il faut de l'ordre hein ! Il faut qu'on sache qui fait quoi pour que ça roule ! Il faut que ça roule, de jour comme de nuit ! » c'est important pour vous alors l'ordre ? « Oh oui ! Très important ! » (Mathilde, aide-soignante) ; « ici c'est comme ça hein ! (en tranchant sèchement l'air de sa main) Tout le monde à sa place ! » (Christelle, aide-ménagère)

Comme je le disais précédemment, la prise en charge des résidents est répartie en de nombreux acteurs, se voyant chacun attribuer un « faisceau de tâches à accomplir » (Hughes 1971 dans Becker 1988 : 37). Au sein de l'équipe nursing, en plus des qualifications de chacun, tout est minutieusement noté dans les « profils de fonctions », unifiés pour toutes les aides-soignant(e)s, les aides-logistiques, les infirmier(e)s, les infirmier(e)s chef, et ce, de façon identique pour tous les établissements gérés par le CPAS de 1000 Bruxelles. Ces profils de fonction reprennent la mission générale de chaque fonction, la position hiérarchique, et l'ensemble des tâches à effectuer. Par exemple, « l'aide-soignante collabore activement au bien-être physique et affectif de la personne âgée et / ou patient. Elle / il travaille sous la responsabilité de l'infirmière » (mission et position). Ses fonctions, sans détailler, concernent « les soins d'hygiène » ; « les soins de base » ; « l'aide à l'alimentation et l'hydratation » ; « l'aide à la mobilisation » ; « la prévention et la sécurité » ; « les tâches relationnelles » ; « les tâches logistiques » et « les tâches administratives » (Profil de fonction aide-soignante).

Notons toutefois que, si les tâches semblent nombreuses et variées dans le profil de fonction de l'aide-soignante, à la question : que faites-vous dans la journée en tant qu'aide-soignante ?, voici quelques réponses :

«Nous les aides-soignantes, on fait les toilettes, on distribue les repas et on les fait manger... on fait faire un tour pipi après manger... quoi encore ? on fait le tour d'hydratation... ah oui, on doit aussi être à l'écoute » (Julie) ; « On commence par le débrief' avec les équipes de nuit, puis on fait les toilettes, puis les petits déjeuners... après on fait l'hydratation puis c'est le dîner puis on conduit les résidents à la cafeteria ou à des activités prévues. A 4h on fait le tour des chambres... après, à 17h30 on aide pour le souper et puis on fait la mise au lit » (Josette) ; « Quand j'arrive à 7h30, parce que moi je commence à 7h30, je fais les toilettes et puis vers 11h il y a l'hydratation et puis à midi le dîner. Après je change les personnes et je termine vers 13h30 » (Cécile).

Les tâches paraissent à première vue assez routinières et peu variées et certaines aides-soignantes le notent : « ici c'est la routine ! C'est tous les jours la même chose... Chaque jour les mêmes tâches » ; « on désapprend ici... » ; « on fait beaucoup de toilettes ! ». Il s'agit ici d'une caractéristique de la bureaucratie mécaniste, où les tâches sont assez étroites, c'est-à-

Selon Jacques Theureau, la planification des tâches est certes possible mais toujours

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dire, présentant peu de variations (Mintzberg 1998), ce que Jacques Theureau théorise sous le nom d' « activités sérielles », c'est-à-dire des « séquences concernant un même type de soin pour une série de patientes, soumises à des prescriptions écrites ou à des règles dont l'application est sous le contrôle [du soignant] » (1993 : 164).

Encadré 6 : Face à la routine

Mathilde, aide-soignante mais ancienne infirmière au Togo, se plaint de cette « répétitivité ». Cependant, elle développe sa propre stratégie pour accéder aux tâches plus valorisées : s'arrangeant pour finir son travail d'aide-soignante vers 11h45, elle se rue vers le chariot médicaments afin de distribuer ces derniers, tâche normalement dévolue aux infirmières : « Je sais pas pourquoi, moi j'aime bien faire ça ! Et puis j'étais infirmière avant alors je sais le faire...! ». Lorsqu'elle dit cela, une de ses collègues rétorque : « oui, mais c'est pas ta tâche de faire ça ! », Mathilde reprend « oui, oui, c'est pas ma tâche, je sais, c'est pas ma tâche... » et me sourit.

Les infirmières, elles, sont censées avoir un travail plus large notamment par le fait qu'elles ont en charge tout un volet administratif (remplir les dossiers médicaux). Elles prennent également en charge les toilettes mais il s'agit des plus « difficiles » (résidents présentant des plaies par exemple). Les soins qu'elles procurent ensuite varient dans le temps et selon les personnes, même si, de manière générale, d'après Marion, infirmière, le même type de plaie revient régulièrement (notamment les escarres).

Le profil de fonction des aides-logistiques reprend également une palette variée de tâches : l'arrosage des plantes vertes, le rangement des armoires, diverses courses extérieures, la préparation des repas, etc. Ces derniers néanmoins se voient chacun formés dans un domaine spécifique : certains resteront dans les étages, aux côtés de l'équipe nursing (refaire les lits, distribuer les repas, etc.), d'autres prendront en charge la mobilisation des résidents, leurs courses etc. Les aides-logistiques ne peuvent prodiguer le moindre soin aux résidents.

Du côté de l'équipe d'entretien, le travail est également bien défini et délimité. Si je n'ai pas obtenu de profil de fonction pour ces personnes, Christelle, aide-ménagère, explique :

«Nous on peut aller qu'en surface et nettoyer les sols... On ne peut pas aller nettoyer dans les armoires ou les tiroirs ! ça c'est le boulot de l'aide logistique ! Nous on n'est pas censé savoir ce qu'il y a dans les armoires [des résidents ou du personnel]. Mais bon, tu sais, quand tu nettoies, parfois t'es obligé d'ouvrir les portes, alors bon, moi je sais souvent ce qu'il y a dedans hein»

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sujette au réajustement selon les incidents, les priorités du moment. Ainsi, si une personne chute, Aïcha (aide-soignante) m'explique qu'elle appelle une infirmière, celle-ci arrête directement ses soins pour se rendre chez le résident au sol, le temps qu'il faudra pour stabiliser la situation. Un membre du personnel absent demande également réajustement de l'équipe, spécialement l'absence du chef hiérarchique. J'y reviendrai (cf. chapitre 8).

Encadré 7 : Les techniques de délégation (1) - « Bystander effect »

«Eux [aides-logistiques et aides-ménagères] ont le temps pendant qu'ils nettoient ou bien font les lits... parfois ça dure une demi-heure, alors ils ont le temps d'e parler ! » (Aïcha, A-S) ; « Nous on n'a pas le temps de parler avec eux, on reste que 10 minutes pour les soins... et puis les soins c'est tout le temps la même chose, on n'a pas l'occasion de parler d'autre chose... Mais les aides-logistiques ont des tâches plus variées, ils peuvent faire des choses différentes avec la personne ! Ils peuvent parler plus, avoir des discussions plus variées... » (Paola, infirmière)

Contrairement à ce que prône la psychanalyste Jan Bauer (1995), c'est-à-dire la mise à disposition d'une personne-ressource qui ne servirait « qu'à » écouter les personnes, dans la MRS observée cette tâche d'écoute et de conversation avec le résident, revient dans chaque profil de fonction et n'est attribuée à personne spécifiquement. Selon Marie de Hennezel, il est plus facile pour le personnel hospitalier de se « limiter » aux tâches techniques et de laisser les tâches relationnelles aux aides-logistiques et ménagères (2004 : 82), situation différente en soins palliatifs où, selon Michel Castra, les infirmières sont les véritables spécialistes de l'écoute (2003 : 91). Ici, les soignantes justifient cette délégation par le fait qu'elle n'ont pas le temps, que d'autres personnes dont les tâches techniques sont plus longues, sont plus habilitées à prendre ce rôle en main, ou qu'il s'agit d'une question de respect envers le résident : ne pas entrer dans sa vie intime. Ces différentes explications à la non-écoute illustrent le fait que « chacun des participants est autorisé à proposer la version officielle concernant les questions qui sont vitales pour lui, sans être d'une importance immédiate pour les autres » (Goffman 1973a : 19). Il s'agit également d'une stratégie de protection de soi (cf. chapitre 8).

Cependant, mes observations des relations aides-logistiques/résidents ou d'aides-ménagères (art. 60)/résidents ne semblent pas répondre au souhait des soignants. Sans entrer dans les détails, je reprends ici une situation qui m'a interpellée :

Deux aides-logistiques entrent dans la chambre alors que je parle avec Mr Boe. Aucune ne lui adresse la parole. Mr Boe m'explique qu'elles sont stagiaires infirmières. Elles se regardent et rigolent. Mr Boe. les fixe, un peu étonné : « Ce n'est pas ça ? Vous n'allez pas devenir infirmières ? » Pas de réponse. Il reprend « hé, mesdemoiselles, je vous parle hein ! », l'une d'elle alors : « non, non ». « Ah bon je pensais... » leur dit-il. [...] Quelques secondes plus tard, un aide-soignant entre emprunter un drap pour un autre résident : « ça va monsieur Boe. aujourd'hui ? » « Non, ça va pas trop... », « Comment ça, ça va pas trop ? Vous avez de magnifiques créatures autour de vous et vous n'êtes pas content ? » et ils rient et repartent.

Et en effet, lorsque je demande aux résidents le contact qu'ils ont avec ces aides, les réponses ne sont pas des plus enjouées : « oh ils ne parlent pas beaucoup vous savez ! » (Mme B o.) ; « Ici c'est juste de la politesse « s'il vous plait », « merci »... et encore ! » (Mme C o.) ; « Le personnel ne parle pas avec nous. Il fait son travail. Il s'approche pas. Ça c'est pour des questions heu... qu'il n'y ait pas de frôlement, et tout ça ! Les hommes

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sont des chasseurs ! Ils veulent éviter les accidents [l'excitation du résident] » (Mr B oe.).

Je n'avance pas ici qu'il n'y a pas d'échange entre les résidents et les aides-logistiques ou ménagères, loin de là ! J'ai montre plus loin que certaines aides-ménagères prennent parfois une place importante dans la vie des résidents (cf. chapitre 9). Il s'agit ici de mettre en avant le processus de diffusion de la responsabilité, mieux connu sous le nom

d' « effet du témoin » ou « bystander effect »56. Au final, la tâche de l'écoute à la personne, même si incombant à chaque fonction, semble rester vacante. Walter Hesbeen (2012), lui même infirmier, offre un regard assez réaliste et intime sur cette écoute : parfois, raconte-t-il, les soignants se voient utilisés comme « punching-ball », sur lesquels les patients déchargent leurs émotions. Que répondre alors face à l'angoisse de la mort l'envie d'en finir ? Ces questions, ces situations font peur à chacun de nous. Ainsi, au même titre que le manque de temps ou de la préservation de soi (mise à distance), cette peur serait également un élément expliquant cette délégation de l'écoute et de la conversation.

 

Division temporelle

La maison de repos et de soins observée emploie un grand nombre de personnes (environ 105), présentes entre 20h et 38h/semaine. L'établissement vit selon des temporalités différentes qu'on se trouve un jour de la semaine ou du week-end.

Au sein de l'équipe nursing, le personnel soignant se divise la journée comme suit : 7h-13h3057 ; 15h30-20h ; 20h-7h. Entre chaque roulement d'équipe, s'effectue un rapport, illustrant je le rappelle, une forme d'ajustement mutuel. Le rapport du matin est le plus officialisé et vu comme le plus important tandis qu'un rapport plus informel s'effectue entre les deux équipes de jour. Le dernier rapport, le moins formalisé, se réalise entre l'infirmière de nuit et les soignants de l'après-midi.

Samedi et dimanche, les « électrons libres », entendu comme toute personne travaillant de façon indépendante, c'est-à-dire autant les dits officiellement « externes » que les professionnels engagés dans le cadre de la MRS (voir supra), se font rares et la maison tourne au ralenti : seules l'équipe nursing et l'équipe d'entretien sont présentes, toutes deux réduites58. Il faut prendre en compte également les jours de repos du personnel, leurs congés et leurs absences pour cause médicale. Le directeur m'explique que certaines aides-soignantes ont plus

56 Pour de plus amples informations concernant cet effet psycho-social, voir John Darley et Bibb Latané, 1968. Bystander intervention in emergencies: Diffusion of responsibility, in Journal of Personality and Social Psychology, vol. 8 : 377-383. Ou Peggy Chekroun, 2008. Pourquoi les individus aident-ils moins autrui lorsqu'ils sont nombreux ?, dans Revue Électronique de Psychologie Sociale, vol. 2 : 9-16

57 Entre 13h30 et 15h30, seule une infirmière, accompagnée parfois d'une aide-soignante, ou une ou deux aides-soignantes assurent le service et sont responsables d'informer l'équipe suivante des événements du matin.

58 Au second étage, l'équipe nursing passe de +- 8 personnes en semaine, à +- 4 le week-end. Au niveau de l'entretien, de +- 5 personnes par étage en semaine, on passe à 1 seul le week-end.

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de 5 enfants, elles doivent donc s'absenter assez souvent pour s'occuper d'eux ; d'autres, encore jeunes, tombent enceintes tous les ans, et s'absentent alors quelques mois sur l'année ; d'autres encore s'arrangent pour travailler énormément pendant 6 mois puis profiter des 6 autres mois pour rentrer dans leur pays. Cela crée évidemment des trous dans l'organisation et des modifications du rythmes de travail. Ainsi, les soignantes interrogées ne semblent pas être dérangée par le sous-effectif du week-end, habituées aux « trous » en semaine également.

Encadré 8: La division temporelle, entre aubaine et enfer !

« Le week-end c'est plus calme. On travaille plus vite mais c'est plus calme... » (Murielle, A-S) : plus vite car il faut couvrir la même charge de travail à effectif réduit ; plus calme car pas d'appel de l'ergothérapeute, pas d'activité, pas de tournée du médecin, etc. Le weekend, « on est plus libres » et moins « sous pression » dit Aïcha. De plus, les médecins étant absents, les infirmières peuvent plus facilement débuter ou arrêter un traitement de leur propre chef. Les aides-soignantes par contre, ne semblent pas prendre plus d'initiatives. À l'inverse, du point de vue du personnel d'entretien, ces deux jours restent une épreuve plutôt qu'un plaisir :« On n'a pas le temps hein ! On passe un coup pour dire que c'est fait mais b on... voilà, y a trop de travail le week-end ! » dit Christelle.

Si certains résidents y déplorent l'absence d'activité (Mme De. : « c'est mort ici le weekend ! Y a rien, on s'ennuie ! »), le personnel réduit (Mme Ve. : « Ma pauvre chérie ! ici pour avoir quelqu'un, c'est pas facile hein ! surtout le week-end ! »), d'autres tirent néanmoins profit de cette situation. Mme Du. a profité de ce sous-effectif éphémère pour se rendre utile au restaurant (débarrasser les tables) : « je sais que le week-end, y a moins de hiérarchie donc les décisions vont plus vite ! Si j'avais demandé ça la semaine alors là ! Il aurait fallu demander à la principale, de la principale, aller chez le directeur... et alors il aurait fait une réunion... et j'aurais été morte et enterrée depuis longtemps ! » me dit-elle. L'effectif réduit profite donc en partie au personnel nursing (travail plus calme et prise d'initiative infirmière) et à certains résidents, en demande de réponses rapides.

 

De plus, si les infirmiers et les aides-logistiques ont pour la plupart des temps pleins, seuls 10% des aides-soignantes connaissent la même situation, les autres oscillent entre 20 et 32heures/semaine. Les médecins eux, se partagent les matinées : le docteur Tudor prend en charge trois jours tandis que le docteur Lemah et le docteur Alsteen n'en prennent qu'un.

A cela, il faut ajouter une remarque sur la présence à long terme : les aides-logistiques restent pour une durée de 12 à 18 mois ; les infirmières rencontrées semblent également assez jeunes, l'une d'elle me raconte que le temps moyen de prestation en maison de repos s'élève à quelques années, vu l'usure qu'engendre l'omniprésence de la mort et le travail non-motivant. Les aides-soignantes par contre, semblent rester pour de plus longues carrières.

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Toutes ces informations pour présenter le haut « turn over » du personnel de soins sur le temps court. Il m'est d'ailleurs arrivé plusieurs fois de vouloir rencontrer une personne et de rater mon objectif, étant présente la mauvaise heure ou le mauvais jour. Sur le long terme, le temps de carrière varie selon les fonctions.

L'équipe d'entretien, bien que je n'ai pas possession des horaires prestés, comprend 80% de temps plein, c'est-à-dire qu'une très grosse majorité y travaillent la plupart des jours de la semaine, à horaires fixes. Ce groupe compte une vingtaine de personnes et ces dernières s'occupent des chambres de tous les résidents, les passant quotidiennement à l'eau et les récurant une fois par semaine. Sur le long terme, ce personnel semble plus stable que les aides-logistiques et les infirmières. Si en leur sein, se trouvent également des « articles 60 », certaines personnes rencontrées travaillent dans l'établissement depuis 20 ; 17 ; 15 ans ! Une longue carrière dans la maison, sans perspective de promotion ici puisque comme je le disais, il s'agit d'une structure organisationnelle aplatie. Un groupe donc plus stable que le précédent.

La carrière des externes se compte également en années, allant pour le docteur Tudor à plus de 20 ans de prestation dans l'établissement. Il est compréhensible que ce dernier, ayant connu nombre de directeurs avant celui-ci59, s'oppose aux mesures de Mr Marc qu'il compare avec l'ancienne directrice, beaucoup plus flexible...

*

Ainsi tant sur le court que le long terme, tant spatialement que fonctionnellement, la maison semble être en perpétuel mouvement.

Encadré 9: Tirer profit du mouvement

Mme B o., depuis 2 mois dans l'établissement, ne sait pas encore ce qui est permis ou non dans la maison, elle comprend l'organisation « petit à petit, en demandant à l'une et à l'autre ». Cette résidente possède néanmoins son stock de médicaments et son propre thermos de café : « j'ai toujours bu du café moi ! Depuis toujours, même le soir j'en bois après le repas... et j'arrive à dormir hein ! ». Ainsi sans savoir si elle était autorisée ou non à avoir du café dans sa chambre, elle fait remplir chaque matin au restaurant son thermos au petit-déjeuner. Elle peut ainsi « savourer »60 son café au long de la journée. Cependant, me confie-t-elle, elle place ce thermos derrière une lampe « pour ne pas qu'on le voit trop... je sais pas si je peux ou pas, alors tant qu'ils le voient pas, moi ça m'arrange! ». Mme B o.

 

59 Première directrice engagée par la fonction publique de 1977 à 1993 ; un directeur 1993-2003 ; un autre 2003-2006 ; une directrice 2006-2007 ; et le directeur actuel depuis 2007.

60 Savourer est un bien grand mot, le café de la maison n'est pas des meilleurs...

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joue entre le dit et le non-dit pour arriver à ses fins et agit aussi de la sorte avec ses médicaments : « je les mets bien en vue pour pas qu'on me dise que je cache des choses, mais je vais pas moi même aller leur dire que j'en ai ! Elles le savent toujours pas pour le moment... alors moi, ça m'arrange de les garder ici » dit-elle d'un air complice.

Cette résidente profite « que tout bouge », « qu'on ne sait jamais ce qu'il se passe, y a des changements tout le temps ici ! », profite du flou ressenti autour d'elle pour elle-même jouer entre le permis et le non-permis. Elle profite de ne pas c onnaitre (et de ne pas chercher à c onnaitre) le règlement pour garder ses habitudes antérieures. Le regard de Mme B o. sur la maison fait écho à ce que Mintzberg appelle « flux régulés », c'est-à-dire des « flux harmonieux de matériels, d'informations et de processus de décision » (1998 : 62) excepté qu'elle ne les trouve pas harmonieux mais chaotiques, et ce, à son avantage !

***

Vous voilà donc informés de l'organisation officielle de la maison. Le premier point de ce chapitre se concentrant sur l'organigramme répond à une présentation de l'organisation comme un « système d'autorité formelle », c'est-à-dire principalement en terme de supervision directe (Mintzberg 1998). Toujours selon Mintzberg, il s'agit de la première strate d'analyse et celle-ci est nécessaire pour comprendre la structure informelle, conditionnée par cette structure. Le deuxième point abordé, se penchant sur les mouvements de personnes tant dans le temps, dans l'espace, et sur leurs tâches, amène une autre dimension de l'organisation : il montre cette dernière comme un « système de flux régulés », il s'agit de la seconde strate d'analyse. La troisième strate, la communication informelle, a déjà été abordée via l'encadré 5 portant sur les courts-circuits, et revient plus tard dans ce travail (cf. chapitre 8).

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"Il existe une chose plus puissante que toutes les armées du monde, c'est une idée dont l'heure est venue"   Victor Hugo