Les termes « résidence » ou «
maison » se trouvent être révélateurs de ce pôle
(cf. chapitre 2) : ils marquent l'évolution de la prise en charge des
personnes âgées dans l'établissement, passant d'un refuge
où le pensionnaire est logé et nourri, à une
maison/résidence où le résident « demeure
habituellement » (Larousse 2013). Il s'agit aujourd'hui d'«
intégrer du domicile dans de l'institutionnel » (Molinier
2013).
Si ce n'est pas une obligation, l'assistante sociale
et le directeur insistent néanmoins fortement sur les
bénéfices de l'appropriation de la chambre par le
résident. Ces derniers sont invités à apporter leurs
objets personnels, parfois même leurs meubles, « à condition
que ceux-ci respectent les critères de sécurité, ne
gênent pas l'occupation normale et n'altèrent pas l'hygiène
des lieux » (art. 19/d du ROI). Ainsi Mme Va. a personnalisé sa
chambre avec des tableaux de son ancien chat (les animaux pers
onnels73 étant interdits), et m'explique qu'« on l'a
fait un peu soi-même son atmosphère ! ». La plupart des
résidents interrogés se sentent « chez-eux » dans leur
chambre, « je suis ici dans mon domaine, j'me sens bien » (Mr K.) et
ce, même si «c'est toujours mieux à la maison hein ! au
début c'est difficile de s'adapter ! » (Mme C o.). Il est ici
demandé au résident de s'approprier l'espace à l'aide de
« marqueurs » personnels, et de faire de sa chambre un «
territoire de la possession », c'est-à-dire un territoire où
« un ensemble d'objets identifiables au moi [sont] disposés autour
du corps où qu'il soit » (Goffman 1973b : 50-53). Ainsi, si
l'espace du couloirs « s'hospitalise », l'espace des chambres «
se domicilise ».
Néanmoins, si certaines fournitures se voient
acceptées, d'autres le sont plus difficilement, et ceci dans un but
sécuritaire. C'est le cas d'appareils chauffants tels que fers à
repasser, taques électriques, chauffage d'appoint qui ne sont
acceptés qu'à titre exceptionnel et
De manière générale, il y a une
plainte des résidents d'être considérés comme «
à disposition » du personnel, s'illustrant tant dans cette
situation d'intrusion dans l'espace
71
sous l'accord de la direction (éviter les
incendies ou les brûlures). Cependant, Mme Va. se fait cuire des oeufs au
micro-onde lorsque le repas ne lui plait guère ; Mr K. boit son propre
café préparé par ses soins dans sa chambre ; Mr De. lui,
se contente de thé tout au long de la journée grâce
à son chauffe-eau personnel. En réalité le personnel
« sait» qui a les capacités de gérer du matériel
« dangereux » et qui ne les a pas. Le directeur permet ainsi à
certains de posséder ces appareils. Je montrerai par la suite, à
l'instar d'Isabelle Mallon (2005) et d'Erving Goffman (1968), qu'il existe de
nombreuses « adaptations secondaires » permettant aux
résidents de « continuer leur vie » malgré les
contraintes de l'établissement.
L'intimité et l'intrusion
La chambre forme ainsi le « territoire »,
entendu comme l'« espace géographique propre à une personne
ou à un groupe, caractérisé par des limites, plus ou moins
fixes, et par la qualité d'intrus appliquée à celui qui
les franchit » (Kattan-Farhat 1993 : 179), l'espace privé
opposé au couloir qui illustre le « lieu public par excellence
» (idem : 188). Une remarque intéressante ici : le
personnel soignant se permet l'entrée sur le territoire des
résidents (parfois sans frapper), ils ne répondent pas de la
catégorie d'« intrus ». Moi même n'y répondait
pas
plus, j'ai été étonnée
d'ailleurs de la facilité à m'introduire dans les chambres, en
tant que
personne extérieure et inconnue des résidents.
Voulant d'ailleurs frapper aux portes et attendre l'autorisation du
résident, je reçus du personnel ce genre de remarque : « Oh
mais tu peux entrer comme ça hein !! », dans le sens : pas
besoin d'attendre qu'ils te répondent, entre directement. Pourtant
il est stipulé dans le règlement que « chaque membre du
personnel de l'établissement doit veiller à respecter la vie
privée du résident, notamment en s'annonçant avant
d'entrer dans la chambre » (art. 3).
Cette situation de non-respect de leur
intimité énerve d'ailleurs certains résidents : Mme Va.
m'explique qu'elle était à la toilette, en train de s'essuyer les
fesses et quelqu'un est entré directement dans sa salle de bain pour lui
tendre un nouveau rouleau de papier toilette, « y a quand même de
quoi attraper une crise hein !? On rentre pas dans une toilette !! mais c'est
comme ça ici... » ; Mme W. « je vais pas parler du petit
personnel, c'est pas bien, mais bon, le directeur ne le fait pas [entrer sans
"frapper], l'assistance sociale non plus,... par contre les aides logistiques,
les aides ménagères,... les... les aides-soignantes, eux bien!
». Les résidents ont appris à ne pas les considérer
comme intrus.
72
personnel que lors des situations de rendez-vous
médicaux : « on nous prévient jamais quand on a rendez-vous,
on l'apprend le matin même ! Ou alors même pas, ils viennent nous
chercher et ils nous disent, allez ! Vous êtes pas prêts ? Mais
vous avez rendez-vous dans 20minutes à l'hôpital ! » (Mr W.)
ou encore lors d'activités : Mr Boe. m'explique que le jour de sa
fête d'anniversaire74, on est venu le chercher 5 minutes avant
en lui disant « allez ! c'est votre fête aujourd'hui ! ».
N'étant pas au courant, il avait sur lui une chemise sale. Amené
ainsi dans la cafeteria, il s'est senti mal à l'aise tout
l'après-midi devant les familles présentes...
Revenons à cette idée de chambre comme
« territoire », interdite aux « intrus ». Si le personnel y
est « accepté » ainsi que je le fus, cela est différent
pour les autres résidents : la présence de l'un d'entre eux dans
leur espace privé est vue comme intolérable. Ainsi, Mme S o.,
démente, passe son temps à se promener dans les couloirs, elle
entre alors dans les chambres, s'endort parfois sur les lits des autres
résidents, provoquant un tollé général
!
Cette permission sélective d'intrusion dans
l'espace intime illustre selon moi une facette de la tension entre les
pôles hôpital et domicile. D'un côté
le résident est vu comme passif, à disposition du personnel
(logique hospitalière : le Breton 2008 ; Byron Good 1998 ; Strauss
1992b) et de l'autre, on lui demande de créer un espace privé,
intime, un espace propre et personnel, inaccessible aux autres résidents
(logique du domicile).
La vie privée
Se situant à égale distance entre le
pôle hospitalier et le domicile (en tant qu'informations privées
de la personne), le secret médical se doit d'être respecté
(art. 15/f ROI). Pourtant, à mon arrivée, je reçus la
structure des chambres, avec les noms des personnes et le grade obtenu sur
l'échelle de Katz. Avant même d'entrer en contact avec les
résidents, je connaissais leur état de dépendance.
Même constat lors de ma tournée avec l'assistante sociale, le
premier jour d'observation : nous avons fait le tour des chambres et j'ai
appris qui était incontinent, alcoolique, SDF, etc. Ces dernières
informations relèvent selon moi, du domaine du privé (d'ailleurs
l'assistante sociale parlait à voix basse pour ne pas nous faire
entendre des résidents, confirmant mon impression). Si à
l'hôpital, comme je le mentionnais ci-dessus, l'histoire, la vie
personnelle de la personne, est passée sous silence, dans une maison de
repos et de soins, où prônant une approche plus holiste de la
personne, il n'est pas étonnant que de telles informations circulent, et
ce, dans le but d'apporter une meilleure prise en charge au
74 Chaque mois, une fête d'anniversaire commune
est organisée pour tous les résidents à fêter ce
mois-là. Ils sont rassemblés dans la cafeteria, les familles
invitées, les gâteux sortis. Les résidents reçoivent
aussi de petits cadeaux. Mr Boe. m'avoue avoir été
déçu du cadeau de cette année : un paquet de Cent Wafers
.
73
résident. De nouveau ici, on voit la tension
entre le respect de la vie privée et le besoin de la faire
connaître au personnel afin d'assurer l'accompagnement de la personne. La
connaissance des informations privées participe au dispositif panoptique
(cf. chapitre 7).